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UNE fois sorti des bâtiments administratifs, Dixit traversa l’étendue déserte et ensoleillée qui le séparait de la Tour. Sous ses pieds, la chaussée de béton était brûlante et poussiéreuse. Le soleil, songeait-il, était la seule chose à mettre à l’actif de ce pays. Le soleil bon et chaud, véritable maître de l’Inde, auprès duquel tous les autres tyrans faisaient piètre figure.

Tout resplendissait de soleil sauf l’intérieur de la Tour. Faite pour être regardée de l’intérieur et non de l’extérieur, la Tour offrait à la vue de gigantesques parois laides et défigurées par toutes sortes de tuyauteries, canalisations et conduites qui se prolongeaient jusqu’au sommet. Jadis, pendant les années difficiles, tout un ramassis d’informations concernant la Tour étaient régulièrement publiées et diffusées sur tous les écrans du monde. Mais on avait dû mettre un terme à tout cela au fur et à mesure que la situation se détériorait dans la Tour et que l’opinion des nations démocratiques, qui subventionnaient la colossale entreprise, se retournait contre l’exploitation du matériel humain.

Non loin des murs de la Tour se trouvait la station de contrôle où étaient rassemblés en permanence tous les renseignements provenant de l’intérieur de l’édifice. Devant la station, une série de baraques proposaient leurs bibelots aux touristes qui s’obstinaient à venir jusque-là malgré l’absence d’encouragements officiels. Deux gardes s’avancèrent et escortèrent Dixit jusqu’à la base de la Tour. Cérémonieusement, il pénétra dans l’obscurité de l’ascenseur qui servait d’accès à l’édifice. Lorsqu’il referma la porte, un puissant germicide fut automatiquement pulvérisé sur lui, détruisant tout danger de contamination de la Tour.

L’ascenseur s’arrêta au Dixième Niveau. Aussitôt, un écran s’alluma, lui montrant ce qui se passait de l’autre côté de la double porte d’acier. Son plan avait été minutieusement, préparé. Il émergea silencieusement d’un faux orifice de climatisation disposé derrière un large pilier. Il était dans le domaine de Patel.

Le poids d’une humanité entassée assaillit Dixit d’une horrible bouffée de vacarme et de puanteur. Il s’assit au pied du pilier et laissa s’accoutumer ses sens. Ce n’est pas moi qu’il fallait envoyer, songeait-il. Il y a toujours eu, au plus profond de moi-même, cette souche indéracinable de pitié envers l’humanité souffrante. Jamais, je ne pourrais être impartial. Je dois faire en sorte que cesse cette horrible expérience.

Il se trouvait à l’extrémité d’un long balcon sur lequel donnait une série de cellules. La plupart, des portes avaient été enlevées et certaines avaient été remplacées par des couvertures. Tout le long du balcon, les portes elles-mêmes servaient de cloisons entre les familles entassées. Des enfants couraient de toutes parts, dominant de leurs voix perçantes le tohu-bohu général. Dixit lança un coup d’œil en dessous du balcon. Une horrible multitude grouillante, anonyme, s’offrit à sa vue. S’apitoyer sur le sort de l’humanité n’était pas admirer sa prolixité. Maintes fois, Dixit avait contemplé ce spectacle sur les écrans de l’extérieur. Il connaissait par cœur les chiffres stupéfiants : 1500 personnes au départ, 75 000 maintenant, dont une forte proportion avaient moins de quatre ans. Mais les nombres comme les images n’étaient qu’une pâle abstraction de la réalité qu’ils étaient censés représenter.

Une bande de gamins le tira finalement de sa contemplation en lui lançant, pour s’amuser, des poignées de terre. Lentement, il se mit en route, rentrant les épaules, coudes au corps, le visage hagard, à la manière de la foule qui passait devant lui. Juste retour des choses, songeait-il, c’était l’attitude inhibée qu’avait eue Crawley. Même les enfants qui couraient dans les jambes de leurs aînés gardaient toujours cet aspect défensif.

Dès qu’il avait quitté la sécurité du pilier, Dixit s’était trouvé mêlé à une foule jacassante et compacte dont le courant l’emportait, lentement, le long de l’étroite galerie. De place en place, de misérables échoppes proposaient leurs marchandises aux passants. Dixit s’efforça de cacher sa curiosité. Depuis qu’il travaillait pour le CER-GAFD, il avait toujours été attiré par les drôles de petits objets disposés sur les étalages et que les caméras ne montraient que de loin.

Un homme aux étranges prunelles jaunes se tenait depuis un moment près de Dixit. Il ne devait pas avoir plus de treize ans, mais faisait ici figure de vétéran endurci. Éprouvant la désagréable impression d’être regardé, Dixit se tourna vers lui mais il se perdit instantanément dans la foule. Pour cacher son visage, Dixit se tourna vers le marchand le plus proche.

Un instant plus tard, oubliant la précarité de sa situation, il examinait avec intérêt les marchandises exposées devant lui.

Tous les objets étaient d’une taille extrêmement réduite. Probablement, se dit-il, par suite du manque de matériaux disponibles. Mais il devait s’avérer plus tard qu’il avait tort sur ce point. Le modèle le plus important que possédait le marchand ne dépassait pas cinq centimètres de haut. Il était fait, cependant, à partir de matériaux divers dont la plupart étaient à base de plastique. Certains modèles étaient simples et n’étaient rien d’autres, apparemment, que des monogrammes, ou tughras, destinés peut-être à servir d’ornement à quelque costume. D’autres, lorsqu’on les regardait par certains interstices, semblaient offrir des visions d’une autre dimension. Tous étaient bizarrement conçus en trompe-l’œil.

Le marchand pressait Dixit de lui acheter quelque chose. Remarquant son intérêt pour l’un des petits objets complexes auxquels il donnait le nom de « charmes de vie », il le saisit délicatement entre ses doigts et l’éleva à hauteur des yeux de son client en puissance. C’était un chef-d’œuvre d’ingéniosité artisanale, qui laissa Dixit perplexe et lui procura autant d’inconfort que de plaisir. Le marchand avança un prix.

Quoique largement pourvu de ce côté-là, Dixit secoua automatiquement la tête : « C’est trop cher.

— Attendez, Sahib, je vais vous faire voir comment ça fonctionne. » L’homme fouilla dans son pagne crasseux et sortit une petite boîte perforée en argent. Il en souleva le couvercle et exhiba un cloporte vivant qu’il fit glisser par une ouverture dans l’objet. L’insecte en se tortillant actionnait une roue minuscule. L’intérieur de l’objet se mit à tourner, produisant des reflets diaprés.

« Ce charme de vie a appartenu à un homme très pieux, Sahib. »

Fasciné, Dixit demanda : « Est-ce qu’ils sont tous animés ?

— Non, Sahib. Seulement quelques modèles. Celui-ci a été fabriqué au Troisième Niveau par Dalcush Bancholi, maître-artisan de la dernière génération. C’est du travail de première qualité, tout à fait authentique. Mais j’en ai un qui est encore plus beau, si ça vous intéresse, actionné par un pou.

— Vos prix sont trop élevés », répondit Dixit instinctivement.

Pour échapper à la discussion qui allait s’ensuivre, il s’enfonça dans la foule tandis que le marchand lui criait de revenir. D’autres marchands, ayant senti son intérêt pour leurs marchandises, l’apostrophaient sur son passage. Il découvrit quelques pièces remarquables, toutes à une échelle miniature, et qui n’étaient pas seulement des charmes de vie mais également d’étonnantes petites montres dont les aiguilles indiquaient aussi bien les milli-secondes que les secondes. Dans certains cas, l’aiguille des milli-secondes était la plus grande ; dans d’autres, l’aiguille des heures avait disparu ou était complétée par une aiguille indiquant la date. Et toutes ces montres avaient des formes extravagantes, insaisissables, comme les charmes de vie.

Cet état de choses était naturel, songea Dixit. La fabrication d’horloges et de montres fournit à l’homme une excellente occasion d’exercer sa dextérité et son sens de la précision, tout en requérant un minimum de matériaux. Les habitants de la Tour étaient probablement devenus les meilleurs artisans du monde.

Tout en examinant une montre curieuse dont le mécanisme faisait intervenir de subtils changements de coloration, Dixit eut brusquement la sensation d’un danger. Regardant par-dessus son épaule, il surprit l’individu aux yeux jaunes de tout à l’heure qui s’apprêtait à le frapper. Il fit un brusque écart sans réussir à éviter le coup et sombra au milieu de la foule indifférente.