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Les bâtiments principaux du CERGAFD étaient vastes et repoussants. A l’époque où la Tour avait été édifiée, le gouvernement indien n’avait rien voulu d’autre que d’immenses surfaces de béton nu, et il avait été servi.

Par l’une des fenêtres du bureau où il se trouvait, Thomas Dixit apercevait une morne étendue de terrains incultes que prolongeait à l’infini le delta du Gange. Dans la direction opposée se dressait l’imposant édifice de la Tour, au pied de laquelle une série de baraquements à l’aspect minable servaient d’annexes aux bâtiments du CERGAFD.

Ignorant la présence, derrière lui, de l’administrateur du CERGAFD, Dixit laissa un long moment errer ses pensées. Quel endroit rêvé était la Tour, pour projeter ses fantasmes de puissance ! Comment avait-il pu être assez stupide pour se laisser entraîner là-dedans ?

Après tout, il était payé, grassement même, pour exécuter un travail bien précis. Mais voilà qu’un humanitarisme douteux venait se mettre entre lui et l’action. Qu’était-il donc, sinon un homme sans passé, sans attaches. De père bengali et de mère anglaise, il avait vécu toute sa vie aux États-Unis. Il avait des excuses… des excuses que d’autres acceptaient fort bien. Pourquoi pas lui ?

Maussade, il se plaisait à l’évocation de sa propre insatisfaction. Il ne se sentait aucun point commun avec l’Ouest, malgré les longues années passées là-bas. Encore moins avec l’Inde ; en fait, il avait plutôt ce pays en horreur. Alors, le meilleur endroit pour lui était peut-être l’intérieur de la Tour.

Il fit brusquement volte-face : « Je suis prêt à y aller, maintenant, Peter. »

Peter Crawley, administrateur spécial du CERGAFD, était un Bostonien à l’allure plutôt austère. Il ôta ses lunettes à monture de corne en disant : « Parfait ! Nous en avons déjà discuté, mais permettez-moi de vous répéter une dernière fois ces quelques recommandations. Le projet tout entier…

— Oui, oui, je sais, Peter ! Vous n’avez pas à essayer de vous couvrir. Le projet tout entier risque d’être compromis si je fais le moindre faux-pas. J’ai très bien compris. »

Sans s’émouvoir, Crawley repartit : « Je voulais simplement vous dire que nous sommes de tout cœur avec vous. Nous apprécions à leur juste valeur les risques que vous prenez. Partout où vous irez, nous vous suivrons sur nos écrans.

— Sans pouvoir intervenir en aucune manière.

— Ne soyez pas injuste. Nous avons pris certaines précautions.

— Excusez-moi, Peter. » Après tout, Crawley n’était pas un mauvais type.

Crawley replia ses lunettes avec un bruit sec, les inséra dans un étui de cuir et se leva.

« Les Nations Unies, sans parler d’organisations subsidiaires telles que l’O.M.S.10 et le gouvernement indien, nous ont mis le couteau sous la gorge, Thomas. Ils veulent nous faire fermer la Tour. Ils le feront si vous ne pouvez pas apporter la preuve que des formes de perception extra-sensorielle sont en train de s’y développer. Vous essaierez de ne pas vous faire tuer. Vos prédécesseurs n’ont pas su se débrouiller et ne sont jamais revenus. » Il souleva un sourcil et ajouta froidement : « Ce genre de choses est de nature à ternir notre réputation, vous savez.

— Comme cette histoire de films pornos, il y a quelques années ? »

Crawley se croisa les mains derrière le dos : « Mon prédécesseur dans la maison avait décidé que des films immoraux donneraient un coup de fouet à la natalité. Qu’il ait eu tort ou raison, le fait est que l’opinion mondiale a été modifiée depuis que le spectre de la famine à l’échelon du globe a à peu près disparu. Il y a huit ans que nous avons cessé de programmer ce genre de films, mais ces messieurs de l’O.N.U. n’ont pas la mémoire courte, j’en ai bien peur. Ils font passer l’affectivité avant la recherche scientifique.

— Le sort des milliers de malheureux condamnés à croupir dans la Tour pendant le restant de leur éphémère existence ne vous émeut donc jamais ? »

Un moment, les deux hommes s’étudièrent du regard.

« Vous n’êtes plus de notre côté, Thomas. Vous aimeriez pouvoir conclure votre rapport de façon négative, et nous faire fermer par l’O.N.U. Avouez-le donc. »

Dixit émit un rire bref. « Je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, Peter. Je suis neutre. Je vais dans la Tour à la recherche de formes de PES que seul le contact direct peut révéler. Ce que le contact direct peut révéler d’autre, ni vous ni moi ne sommes en mesure de le dire pour l’instant.

— Mais vous êtes convaincu que ce sera la disgrâce. Et votre rapport, à votre retour, abondera dans ce sens.

— Écoutez, Peter, restons-en là, voulez-vous ? » L’espace d’un instant, il fut donné à Dixit de se voir, discutant dans cette pièce, déhanché, les épaules tombantes, gesticulant un peu trop, vêtu d’une tunique et d’un short râpés destinés à lui donner l’apparence d’un habitant de la Tour. Son attitude contrastait étrangement avec celle de Crawley, gentleman impeccable aux mouvements sobres et précis.

Mais il n’avait rien à envier à Crawley, engoncé dans ses propres inhibitions, incapable d’une pensée humaine, épouvanté de plus à l’idée de perdre sa place.

« Restons-en là si vous voulez. » Il fit posément le tour du bureau. « Cependant, il y a une chose que vous oubliez, Thomas. Tous ceux qui vivent dans la Tour sont des volontaires, ou les descendants d’anciens volontaires.

« Lorsque le CERGAFD fut créé voici un quart de siècle, les autorités firent appel à des volontaires. Cinq cents jeunes couples d’indiens furent admis dans la Tour avec tous leurs enfants. A cette époque-là, la Tour était le plus sûr refuge contre la famine et la maladie. Ils étaient heureux d’avoir été choisis, heureux de pouvoir profiter de tous les avantages que la Tour dispensait et dispense encore. Parmi ceux qui furent rejetés, il y eut même des émeutes. Nous ne devons pas l’oublier.

« En 1975, l’Inde était un pays différent. Elle avait perdu tout espoir. Les crises, les famines, se succédaient, les récoltes étaient perdues, les gens mouraient de faim et pourtant la population continuait à s’accroître d’un million d’âmes par mois.

« Aujourd’hui, grâce au Ciel, le tableau n’est plus du tout le même. Les nouvelles formes d’alimentation synthétique ont balayé le problème ; nous pouvons nous passer de la terre ingrate. Et les hindous et les musulmans ont finalement accepté la notion de régulation des naissances. Ce n’est que maintenant alors qu’une parcelle d’humanité semble vouloir réintégrer ce subcontinent jadis dispensateur de mort que les Nations Unies osent accuser le CERGAFD d’inhumanité. »

Dixit ne répondait rien. Cet exposé historique prenait la forme d’une justification par trop personnelle. Certes, tous ces faits étaient par malheur rigoureusement exacts, mais ils ne prenaient de valeur qu’aux yeux de Crawley, en fonction de sa propre existence. Dixit se sentit pénétré de pitié et d’impatience tandis que l’autre poursuivait son exposé.

« La politique que nous nous sommes fixée au début doit continuer à être rigoureusement suivie. Nous avons la preuve que sous certaines conditions des troubles nerveux peuvent déboucher sur la perception extrasensorielle : la télépathie et tout ce qui s’ensuit, et peut-être même des formes de PES que nous ne savons pas encore déceler. Chez les groupes humains à forte densité soumis à une alimentation normale se manifestent certains symptômes d’instabilité nerveuse qui pourraient être apparentés à la gamme des activités extrasensorielles.

« Le centre ethnographique de recherche sur les groupes à forte densité a pour objet d’intensifier les conditions sous lesquelles la PES est susceptible de se manifester. N’oubliez pas cela. Les habitants de la Tour sont censés posséder quelques-unes de ces facultés. C’est justement la raison pour laquelle ils sont là. Que nos motifs ne soient pas purement humanitaires, j’en conviens. Mais ce n’est pas votre affaire. Vous devez rapporter la preuve que la PES existe dans la Tour. Sous une forme que nos caméras n’ont pas pu déceler. Ainsi, le CERGAFD pourra poursuivre sa mission. »

Dixit se leva pour prendre congé : « Si depuis un quart de siècle vous n’avez rien pu découvrir…

— Il y a quelque chose ! Je suis sûr qu’il y a quelque chose. Je le sens par-delà les écrans. C’est notre système d’espionnage qui n’est pas à la hauteur. Si seulement je pouvais mettre la main sur ce mystère ! Si je pouvais me rendre en personne dans la Tour ! »

Voilà qui serait intéressant, songea Dixit. Quelle âme de voyeur il fallait avoir pour faire le métier de Crawley : passer son temps à espionner de malheureuses créatures !

« Quel dommage que vous ayez la peau blanche, n’est-ce pas ? » Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit brutalement et sortit dans le corridor.

Crawley courut après lui, lui tendit une main apaisante : « Je sais ce que vous ressentez, Thomas. Pardonnez-moi de m’être montré un peu dur. Je compatis au sort de ces gens, croyez-moi. Je n’avais pas l’intention de vous offenser. »

Le regard de Dixit s’adoucit. « C’est à moi de vous présenter des excuses, Peter. S’il y a quelque chose de spécial dans la Tour, je mettrai la main dessus. Ne vous en faites pas. »

Ils se serrèrent la main, sans trop oser se croiser du regard.