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LE bavardage des femmes ne cesse jamais tandis que les longues files de suppliants vont et viennent devant la maison des saints hommes. Quelle singulière résignation est la leur dans cette atroce prison ! S’il leur arrive de se plaindre des tracasseries quotidiennes de l’existence, jamais je n’ai entendu dire qu’ils récriminaient contre la monstrueuse malédiction qui pèse sur eux. L’insignifiant bavardage libère les esprits et les soulage de la tension nerveuse accumulée. Celui des femmes couvre pratiquement les cris des enfants. Et pourtant, la plupart du temps, la population de la Tour semble constituée surtout par des enfants. C’est la raison pour laquelle je voudrais que cette expérience prenne fin. Les enfants n’auraient aucun mal à s’adapter au monde extérieur.

C’est surtout sur la quatrième génération que les effets du surpeuplement se font maintenant ressentir. Quels que soient les maîtres des différents niveaux, il est clair que c’est aux bambins, aux bambins qui savent à peine marcher, qui rient, pleurent, vous regardent de leurs grands yeux, trottent et gambadent, qu’appartient la Tour. Et dire que leurs mères, si elles vivaient dans une région du globe plus favorisée, seraient de petites pucelles pour la plupart à peine sorties des limbes de l’enfance !

Narayan Farhad se drapa dans sa couverture et se tassa dans le coin de la pièce surpeuplée qui lui était dévolu. C’était bientôt l’heure de se coucher et il ne tenait pas à ce qu’un des exécrés Dasgupta vînt lui voler sa place. Narayan avait en abomination le clan des Dasgupta, ses hommes à la mentalité de larbins, ses femmes tapageuses, et toute la marmaille, l’inévitable marmaille qui rampait de partout, les plus grands affligés de tares, et qui venait chaparder jusque sous son nez. Maintes fois, Narayan avait répété que c’était le clan le plus abject de tout le Niveau supérieur. Et s’il acceptait de loger parmi eux, c’est parce qu’il se sentait lui-même encore plus abject.

Rien de ce à quoi il mettait la main ne lui réussissait. Encore cet après-midi, alors qu’il marchait dans la foule, son charme de vie n’était-il pas tombé de sa poche ! A moins qu’on ne lui ait volé. Mais il n’osait même pas envisager cette possibilité-là.

Même cette lamentable histoire d’enlèvement était un échec. Cette chienne dont il s’était emparé ce matin – cette Malti. Son intention première avait été de la violer, puis de la vendre. Mais une fois qu’il l’avait traînée jusqu’ici, il avait perdu ses moyens, et ces sales mouflets s’étaient moqués de lui. Et il n’avait pas bien vendu la fille. Patel avait baissé son prix, et Narayan n’avait pas eu le cran de discuter. Il était peut-être temps de plier bagage et de descendre dans un niveau un peu plus chaotique. Ceux du milieu étaient toujours plus chaotiques. Le Sixième connaissait en ce moment une guerre triangulaire larvée qui devait faire du Cinquième le refuge idéal pour des types de son espèce, avec ses hordes de réfugiés à exploiter.

Et quel idiot il avait été de s’attaquer à une fille si âgée ! Une vieille, pratiquement !

Les paupières plissées, Narayan était accroupi dans son coin, un goût de fiel dans la bouche. Même si son esprit tourmenté lui laissait un instant de répit, il savait qu’il n’aurait pas la paix tant que la tribu des Dasgupta ne serait pas endormie. Et ce vieux saligaud de Dasgupta… il ne se gênait pas, le bougre. Indigne du nom d’Hindou. Faire ça avec ses propres filles. Et combien étaient comme lui dans la Tour, à qui la vie n’apportait plus rien d’autre. Les sales porcs ! Les heureuses crapules ! Il y avait beau temps que lui, Narayan, s’était fait éjecter par ses filles lorsqu’il avait essayé !

Tout en ressassant ses vieilles rancunes, Narayan Farhad repoussait du pied les horribles moutards qui rampaient jusqu’à lui et suivait les images tremblotantes sur l’écran grillagé encastré dans le mur.

Il aimait ces images. Il se plaisait à contempler la folie du monde extérieur. Et quel monde c’était ! Toute cette chaleur, toute cette énergie ! La nécessité de travailler ! Et les dimensions du monde… Jamais il n’aurait supporté une telle vie. Pour rien au monde il n’en aurait voulu.

Il ne comprenait pas la moitié de ce qu’il voyait. Il était né ici, après tout. Peut-être son père, quel qu’ait été celui qui avait été son père, était-il né à l’extérieur. Tout ce qu’il connaissait, lui, de l’extérieur, c’était par ouï-dire. Ou par les écrans. Mais à tout prendre, il n’y avait plus tellement de gens qui s’intéressaient aux écrans. Pas même lui.

Seulement, il ne pouvait pas dormir. De son regard brouillé, il fixa des images qui représentaient des bœufs en train de labourer un champ, un champ découpé en petits carrés par le grillage crasseux qui couvrait l’écran. Vaguement, il comprenait qu’il était question des changements survenus dans le monde moderne.

«…Sont en train de laisser place à de nouvelles…», disait le commentateur par-dessus le vacarme qui régnait dans la pièce. On se serait cru dans une volière, avec cette ribambelle de mioches perchés le long des murs sur des espèces de banquettes à moitié croulantes.

«…usines alimentaires entièrement automatisées et à l’abri des dangers d’infection…» et blablabla, dans la pièce.

« Production de bifteck synthétique prêt à la consommation livré sous sachets de plastique…» Intérieur d’une usine, quelque part, où la viande sort de gigantesques canalisations en cubes compacts tout dégoulinants d’un horrible liquide. C’était ça, la forme de leurs nouvelles vaches ? Quel endroit abominable devait être l’extérieur, dans ce cas ! «…nouvelles cultures synthétiques préfigurant le renouveau d’une Inde que les…» et blablabla, faisaient les enfants dans la pièce. Jadis, leurs banquettes avaient été construites jusqu’en travers de l’écran ; mais un soir, l’édifice branlant tout entier avait cédé, et trois gosses avaient été blessés. Personne n’avait été tué. C’était bien sa veine !

Patel aurait dû lui donner davantage pour cette fille. Rien n’était plus comme avant. Ces films érotiques qu’ils passaient au début, par exemple. Des choses véritablement ordurières, qui émoustillaient même Narayan. Il était plus jeune à cette époque-là. Véritablement ordurières, se disait Narayan. Et pas n’importe quelles filles, avec ça. Mais cela devait faire… oh ! bien longtemps, qu’ils avaient arrêté. Maintenant, les programmes étaient insipides. Les gens ne regardaient même plus. Péniblement, Narayan, tassé dans un coin sous sa couverture crasseuse, s’endormit. Petit à petit, tout sombra : dans le sommeil dans la pièce malpropre.

Les documentaires et autres productions destinées à la consommation interne de la Tour n’émanent plus, à l’heure actuelle, des services spécialisés du CERGAFD. Lorsque l’O.N.U. annonça, il y a huit ans, que des coupes sombres allaient être opérées dans les crédits qui nous sont alloués, nous avons dû abandonner nos propres studios d’enregistrement et faire appel aux grandes compagnies de télévision qui nous ravitaillent en vieilles bobines. Nous pensions ainsi garder les malheureux reclus de la Tour en contact avec le monde extérieur, mais il est clair que l’effet escompté ne s’est pas produit. Les liens de compréhension entre la Tour et le reste du monde se font chaque jour plus ténus, comme si les deux univers dérivaient chacun de son côté vers un continuum espace-temps entièrement distinct. Je voudrais pouvoir être sûr que les responsables de l’expérience ont non seulement saisi toute l’importance de ce fait, mais comptent prendre, dans un avenir immédiat, les décisions qui s’imposent.

Le chagrin empêchait Shamim de dormir.

L’appréhension empêchait Gita de dormir.

L’excitation empêchait Jamsu de dormir.

Vazifdar, lui, ne dormait pas. Le saint homme, plongé dans une méditation sacrée, avait rabattu ses paupières sur ses yeux et commençait à édifier, dans l’espace infini de son esprit, une configuration de pensées analogue à la matrice fournie par le charme de vie dérobé à Narayan Farhad. Lorsque l’édifice fut terminé, la pensée de Vazifdar s’insinua lentement, sinistrement…

Narayan dormait. Ce qui le troubla d’abord, ce fut le silence. Un silence que jamais il n’avait connu dans la Tour.

Au début, l’absence totale de bruit lui sembla agréable. Mais bien vite, elle se fit accablante, oppressante…

Saisissant la couverture à deux mains, il se dressa sur son séant. La pièce était vide, l’écran était noir. Jamais ce n’était arrivé. C’était impossible ! Et ce terrible silence !

Comme si quelque divinité malfaisante avait recouvert le monde d’un noir manteau de sinistre présage. Et pourtant… quelque chose vibrait dans le silence… un gong ! Non, pas ça ! Un bruit de pas ! O Dieu Siva ! Faites que ce ne soient pas des pas !

La légende était vérifiée, qui disait qu’un jour la Tour se viderait de tous ses habitants. Tout le monde était parti. Tout le monde, sauf le pauvre Narayan, pétrifié de terreur dans son coin, et cette chose qui venait le chercher…

En proie à une terreur panique venue du plus profond de son subconscient, Narayan se mit debout, étreignant convulsivement un coin de la couverture à hauteur de sa gorge. Il ne voulait pas affronter la chose. Une folle pensée lui vint : quelle serait son apparence ? Serait-ce plus facile pour lui si elle avait un visage humain, ou si au contraire elle ressemblait au néant ? Car c’était la Mort, il n’en doutait pas, qui venait le chercher. A quoi ressemblait la Mort ? Elle seule – son cœur battit violemment – elle seule survenait ainsi…

Et il ne pouvait rien faire… Il n’avait nulle part où se cacher ! Il ouvrit la bouche pour crier, aucun son n’en sortit. Il serra la couverture contre lui, sentit qu’il mouillait ses vêtements comme s’il était à nouveau un tout petit enfant… il eut une vision fugitive d’un petit être souffreteux et craintif, au ventre rebondi, affrontant la fureur de sa mère qui le giflait à toute volée et criait comme une forcenée… La vision disparut ; il se retrouva face à face avec la mort, seul dans l’immense Tour qui vibrait d’une présence suffocante.

Il se mit à hurler, suppliant la Mort de ne pas s’approcher. Mais elle s’approcha, de sa démarche implacable et majestueuse, avec une lenteur cauchemardesque qui évoquait les battements de son cœur ; elle s’encadra dans l’ouverture de la porte, entourée d’un halo de ténèbres. Son apparence était humaine, mais sa colossale stature n’était pas celle d’un être humain.

Elle avait le visage de Malti, et le même sourire innocent, obsédant, que lorsqu’elle avait grimpé vers lui l’escalier fatal. Mais non ! Cela ne pouvait pas être ! Il s’effondra sur le sol mouillé. Ce ne pouvait pas être cette femme ! Cessez, apparences trompeuses ! Non : c’était un homme, un homme au crâne noir et luisant, à l’aspect magnifique et terrible, à la volonté impitoyable. Narayan se raidit tout entier, sa tête bascula en avant comme sous l’effet d’une nouvelle et formidable gifle.

De son perchoir, un des enfants Dasgupta, dérangé dans son sommeil par le brusque sursaut de Narayan, pleurnicha un instant, ouvrit les yeux et se rendormit aussitôt, rassuré par le scintillement confus de l’écran.

Ce n’est qu’au petit matin qu’on s’aperçut que Narayan avait rendu son dernier soupir.

Je sais que je suis censé jouer le rôle d’un observateur impartial. Pas d’émotions, pas de sentiments. Mais cette attitude d’objectivité scientifique n’est-elle pas justement en grande partie responsable de l’inhumanité inhérente à la Tour ? Les dispositifs d’espionnage les plus perfectionnés ne sauraient nous donner même une faible idée des affreux cauchemars qui doivent hanter secrètement tous ces malheureux. En tout état de cause, l’annonce de votre arrivée m’apporte un grand soulagement.

C’est en effet demain que je dois me rendre dans la Tour.