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A aucun moment Dixit n’avait totalement perdu connaissance. Il avait eu conscience d’être à demi traîné, à demi porté au milieu d’exclamations confuses où revenait souvent le nom de Patel… Et quand il reprit tout à fait ses sens, il était allongé sur le sol d’une pièce exiguë dont la porte était gardée par un individu au turban en désordre. Sa première pensée confuse fut que la pièce n’était pas plus grande que la cabine d’un petit bateau. Mais, bien vite, il se rappela que selon les critères locaux elle était encore grande pour une seule personne.

Il était prisonnier dans la Tour !

Un sentiment de crainte mêlé à une sorte de dérision envers sa propre situation l’envahit. Il s’était plus ou moins attendu à cela, il s’en rendait compte maintenant. Anxieusement, il leva les yeux vers l’endroit où devait se trouver l’objectif rassurant de la caméra qui tiendrait ses amis du CERGAFD au courant de ses infortunes. Il ne trouva aucune trace de caméra. Il ne fut pas long à comprendre pourquoi : la pièce où il se trouvait avait été créée à partir d’une autre, plus grande. Les micros et les caméras devaient naturellement être séparés d’ici par la nouvelle cloison. Délibérément ou non, il n’y avait aucun moyen de le savoir.

La tête du garde venait de disparaître. Du seuil de la porte, des chuchotements lui parvinrent, comme si un grand nombre de personnes étaient assemblées. Puis une femme entra et ferma la porte. Elle marchait craintivement et portait à la main une coupe de cuivre pleine d’eau.

Malgré ses rides, on voyait que son visage avait dû être beau et même fier. Mais à présent toute son attitude n’exprimait rien d’autre que le désespoir de la défaite. Et dire qu’elle ne pouvait pas avoir plus de dix-huit ans ! L’un des traits les plus terrifiants de toute cette expérience était la façon dont le confinement prolongé avait, depuis le début, accéléré le cycle vital et considérablement raccourci sa durée.

A l’approche de la femme, Dixit eut un mouvement de recul involontaire.

Elle esquissa presque un sourire : « N’ayez pas peur de moi, monsieur. Je suis presque prisonnière ici, au même titre que vous. Et d’ailleurs, ne croyez pas pouvoir vous échapper d’ici en m’assommant : il y a cinquante personnes, de l’autre côté de la porte, qui à la moindre tentative de votre part essaieraient de vous arrêter pour gagner les bonnes grâces de Prahlad Patel. »

Me voilà donc entre les mains de Patel, se dit-il. Puis tout haut : « Je n’ai pas l’intention de vous faire du mal.

Je désire seulement parler à Patel. Si vous êtes prisonnière, dites-moi comment vous vous appelez et je pourrai peut-être vous aider. »

Elle lui tendit la coupe. Pendant qu’il buvait, elle répondit d’une voix timide : « Je ne me plains pas de mon sort, car il aurait pu être bien plus terrible que cela.

Je vous en prie, ne parlez pas de moi à Patel car il me chasserait de sa maison. Je m’appelle Malti.

— Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, Malti, pour vous libérer et libérer votre peuple. La vérité est que vous êtes tous plus ou moins prisonniers ici, y compris le grand Patel lui-même. Et c’est de cela que je veux vous sauver. »

C’est alors qu’il remarqua la lueur d’effroi qui se lisait dans ses yeux.

« C’était donc vrai ! s’exclama-t-elle, tremblante. Vous êtes un espion venu du dehors ! Mais nous ne laisserons pas envahir notre pauvre petit monde. Nous voulons garder le peu que nous avons. Pourquoi ne nous laissez-vous pas en paix ? » Soudain silencieuse, elle sortit furtivement, laissant Dixit accablé par le souvenir flottant de son regard triste et mélancolique.

Dehors, le vacarme continuait. Malgré un sentiment de malaise persistant, Dixit s’adossa au mur et laissa errer sa pensée. « Nous voulons garder le peu que nous avons… Pourquoi ne nous laissez-vous pas en paix ? » avait dit Malti. Leur sens des valeurs avait été complètement faussé. Comment ces malheureux pouvaient-ils se faire une idée de la petitesse de leur monde, ou de l’immensité du monde extérieur ? Voilà que cette… fosse à purin était devenue pour eux un véritable éden.

Deux gardes vinrent le chercher : des garçonnets à peine. Il aurait pu s’en débarrasser d’une simple pichenette, mais il eut pitié d’eux. Ils lui firent traverser une salle pleine de gens qui discutaient avec animation. Dans un coin, un écran tremblotait faiblement, offrant à Dixit le pâle reflet d’un monde extérieur oublié.

On le conduisit dans une pièce séparée de la précédente par une simple cloison. Elle était occupée par deux hommes.

Dixit se sentit mal à l’aise. Ce n’était pas tant le fait d’être en position d’infériorité qui l’oppressait que l’atmosphère irréelle qui régnait dans la pièce. Le mobilier, à la fois fastueux et sordide, la variété d’hindi bâtarde et dégradée qu’utilisaient les deux hommes, contribuèrent à accentuer son impression de malaise. Et dominant le tout de sa simple présence, il y avait Patel.

Car c’était bien Patel, il n’y avait aucun doute. Le petit homme dodu au regard servile, qui se confondait en courbettes, ne pouvait être Patel. Patel était le vieillard trapu aux cheveux blancs, au large front et à la lèvre inférieure tombante. Dixit l’avait déjà vu sur les écrans dans cette même pièce. Il est vrai qu’alors il ne tenait pas précisément le rôle du captif qui attend qu’on statue sur son sort ! Il s’efforça d’analyser l’effet que produisait sur lui cette première rencontre avec un Patel en chair et en os, mais ne réussit pas à concentrer sa pensée.

Il lui était difficile d’admettre que, selon les critères de l’extérieur, Patel n’avait pas plus de dix-neuf ou vingt ans. Le temps avait été distordu, comprimé sous l’action des conditions psychiques de la Tour. Et comme un langage hiéroglyphique à la mesure de cette nouvelle relativité, toute une série de chiffres et de noms étaient inscrits à la craie sur un mur tandis que sur les autres figuraient des plans détaillés de la Tour. Cette pièce était le centre nerveux du Niveau supérieur.

Grâce aux archives du CERGAFD, il savait déjà beaucoup sur Patel. Originaire du Septième Niveau, ce dernier avait réussi à s’imposer très jeune, aussi bien par la ruse que par la violence, comme le chef incontesté du Niveau supérieur. Il avait étonné les observateurs du CERGAFD en ne procédant pas aux habituelles incursions guerrières dans les autres étages.

Patel disait à l’homme au regard implorant : « Cela suffit ! Inutile d’obscurcir la vérité par tes vains arguments. Tu as entendu les témoins. Pendant ton tour de garde aux escaliers, tu t’es laissé soudoyer par un étranger du Neuvième Niveau qui a pu pénétrer ici.

— Pas plus de dix-sept minutes, ô grand Patel !

— Je n’ignore pas que ces choses-là arrivent tous les jours, ô infâme Raital. Mais cet individu qui a pu entrer grâce à toi est venu dérober le charme de vie de Narayan Farhad ; à la suite de quoi Narayan est mort la nuit dernière dans son sommeil. Sa vie ne m’importait pas plus que la tienne, mais parfois il m’était utile et il convient que sa mort soit vengée.

— Ordonnez, ô grand Patel, et j’obéirai.

— Tais-toi, chien ! » Tout en parlant, Patel fixait Raital d’un regard intense ; et il parlait d’une voix ferme et pondérée qui impressionna Dixit beaucoup plus que s’il avait crié.

« C’est toi qui devras venger Narayan, Raital, car tu as été la cause de sa mort. Tu partiras sur-le-champ. Tu ne seras pas puni. Tu iras voler le charme de vie appartenant à celui qui t’a soudoyé. Tu me rapporteras cet objet. Je te donne un jour pour accomplir tout cela. Sinon, où que tu ailles, mes sbires te retrouveront. Même au Premier Niveau.

— Oui, grand Patel. Nul n’ignore votre toute-puissance…» Il balbutia une vague formule pour ne pas perdre contenance et, lorsque Patel le congédia, s’éloigna sans se retourner, pliant humblement l’échine.

La force, songea Dixit. La force, mais aussi la ruse. Voilà ce qui émane de cet homme. Une ruse subtile et élaborée. L’expression lui plaisait, comme s’il avait réellement mis le doigt sur quelque chose de fondamental dans le personnage que s’était créé Patel. Une ruse subtile et élaborée.

Visiblement, il entrait dans le dessein de Patel que Dixit assistât à cette démonstration de ses méthodes.

Croisant les bras, Patel se tourna lentement vers le pan de mur le plus rapproché de lui et resta un long moment sans bouger, perdu dans une intense contemplation. L’immobilité forcée de Dixit, maintenu par deux gardes, n’était rien à côté de celle de Patel.

La scène se prolongea durant plusieurs minutes. Dixit commençait à perdre toute notion du temps. Cette curieuse habitude qu’avait Patel – mais il n’était pas le seul à l’avoir – d’entrer ainsi en contemplation devant un mur n’était pas inconnue de Dixit. Plus d’une fois, il l’avait observée sur les écrans de contrôlé. C’était vraisemblablement cela qui, à l’origine, avait donné à Crawley l’impression que la PES se trouvait à l’état latent dans la Tour.

Penser à Crawley en ce lieu lui causait une curieuse sensation. Quoiqu’il fût à peu près certain qu’il était en ce moment devant un écran en train de suivre toute la scène, l’existence même de Crawley ne représentait plus pour Dixit qu’une simple hypothèse.

Rompant le charme, Malti pénétra dans la pièce. Elle portait un plateau sur lequel était disposée une serviette mouillée. Patiemment, elle attendit que Patel s’aperçût de sa présence. Lorsqu’il sortit enfin de son immobilité, ce dernier fit un geste brusque en direction des gardes qui quittèrent aussitôt la pièce. Puis, sans tourner une seule fois son regard vers Dixit, il s’assit tandis que Malti lui enroulait la serviette mouillée autour du cou. Elle était délicatement parfumée.

« Cette serviette n’est pas assez fraîche, Malti, ni assez imbibée. Si tu ne fais pas correctement ton travail, tu risques de perdre un emploi facile. »

Il darda sur Dixit un regard soudain noir et inquisiteur : « Eh bien, espion ! Vous avez pu voir qui est le seigneur de ces lieux et cela vous étonne de voir que je tolère auprès de moi la présence de vieilles femmes, alors que je pourrais facilement avoir de jeunes beautés à mes pieds ? »

Comme Dixit ne répondait pas, celui qui s’était intitulé « seigneur » poursuivit : « De jeunes esclaves ne feraient que me rappeler mon âge, par contraste. Tandis que cette vieille bique – que j’ai achetée hier seulement – cette vieille bique, dis-je, a presque mon âge et me fait paraître à mon avantage. Comme vous le voyez, nous sommes obligés de cultiver la philosophie dans notre univers-prison, faute de pouvoir, comme vous, habitants de l’extérieur, cultiver des richesses plus matérielles. »

Dixit ne répondait toujours rien, révolté par son attitude envers Malti.

Un terrible coup de poing l’atteignit par surprise au creux de l’estomac. Il poussa un cri de douleur et s’effondra sur le sol.

« Relève-toi, chien d’espion ! » s’écria Patel. Il avait agi avec une rapidité foudroyante. Il retourna s’asseoir et Malti lui massa la nuque.