JUILLET, AN VINGT
Busiris avait perdu quarante mille de ses citoyens, partis, pour la plupart, au cimetière. Elle en avait bien regagné cinquante, mais pour les reperdre aussitôt au profit de Nova City. Il s’agissait des enfants de ces enfants qui avaient moins de seize années en l’an Zéro A.C., et des parents qui les avaient accompagnés.
Qu’il était donc étrange, se disait Canute, de traverser toute la ville sans apercevoir une seule personne de moins de vingt ans. Et même, en fait, sans en rencontrer beaucoup qui aient moins de trente ans.
Le nombre de maisons vides et de terrains vacants commençait à être sensible. Le gouvernement, maintenant, faisait raser les maisons dès qu’elles se trouvaient sans propriétaires, et semer du gazon, des arbres et des fleurs sur leur emplacement. Cela non seulement donnait une allure de parc aux zones résidentielles, mais encore garantissait que, lorsque la population se remettrait à croître, les futures générations découvriraient un spectacle plus accueillant que celui de ruines recouvertes par la végétation.
Le plan, à long terme, était de niveler progressivement toute la ville, pas à pas, décès après décès, de sorte qu’un visiteur, dans l’avenir, ne puisse même pas savoir que Busiris s’était dressée là avant d’arriver à la stèle qu’il trouverait érigée au milieu d’une forêt. Cette stèle, dont on avait déjà le projet, porterait un bref récit de l’histoire de la ville. Les cimetières eux-mêmes étaient conçus pour s’effacer et laisser place à la nature quand tous les vivants auraient disparu.
La tombe de Canute serait perdue, comme celles de tout le monde, mais son nom, lui, figurerait sur la stèle « pour l’éternité », comme lui avait dit une personnalité gouvernementale.
Canute avait souri. Combien s’en étaient-ils déjà évanouis de ces monuments élevés « pour l’éternité » ? Et quel délai fallait-il au Temps pour faire la démonstration que la formule « à tout jamais » ne pouvait s’appliquer aux œuvres humaines ? Le marbre ne faisait que résister un peu plus longtemps que l’os, voilà tout, et finissait par subir le même sort que toutes les matières façonnées par la main de l’homme.
La personnalité avait su interpréter correctement le sourire de Canute. « Cette stèle, c’est d’inertum que nous la ferons : elle sera réellement indestructible et restera à tout jamais. »
Canute avait haussé les épaules : « N’empêche que je serai mort, sans laisser aucun enfant qui puisse y venir lire mon nom. »
Un beau matin, il prit sa voiture pour aller dans le quartier sud, en principe pour une inspection officielle, en fait pour le plaisir de la balade. Il n’y avait là, vingt ans plus tôt, que des taudis, des bâtisses surpeuplées, de grands ensembles de logements subventionnés, terrain d’élection du crime, de la maladie et de la misère. Les immeubles encore habitables, occupés presque uniquement par des Noirs, avec une minorité de « petits Blancs », portaient les stigmates du manque d’entretien. Les cours, sans un pouce de verdure, étaient jonchées de papiers, de boîtes de conserve et de mégots. Les allées étaient encombrées de voitures rouillées et démantibulées. Les immeubles devenus inhabitables contemplaient, de leurs fenêtres brisées, les dessins et les inscriptions obscènes tracés par leurs anciens occupants.
Il ne restait aujourd’hui nul vestige de ce ghetto. Ses habitants avaient été transférés dans les quartiers résidentiels. On avait rasé tous les immeubles, et fait disparaître leurs décombres, pour les remplacer par de l’herbe et des arbres. On avait même creusé un lac, sans oublier d’y mettre des poissons.
Ces changements ne s’étaient pas faits sans susciter maintes protestations, ni sans provoquer de nombreux conflits entre ceux que l’on transférait dans des quartiers plus agréables et ceux qui les habitaient déjà. Mais les frictions avaient été moins graves que l’on ne s’y attendait, et vingt années – jointes à la disparition relative de la misère – avaient suffi pour transformer les habitants du ghetto en quelque chose d’assez proche du citoyen moyen. Tous, ou presque tous, avaient oublié le dénuement et les incidents sanglants qu’ils avaient connus deux décennies plus tôt.
Tout en conduisant sans se presser sa voiture électrique à travers le quartier Sud, Jackson se disait que le succès remporté par Busiris dans son processus de transition était dû à la faible importance de sa minorité pauvre. L’agglomération new-yorkaise, en revanche, avec ses encombrantes minorités, n’avait pas encore réussi à venir à bout de ses problèmes, et n’y parviendrait pas tant qu’elle n’aurait pas vu sa taille diminuer plus encore qu’elle ne l’avait déjà fait. Sa population, avant la decpop, était de quinze millions d’âmes. A leur rythme normal, les décès ordinaires n’auraient pas suffi à entraîner de changement radical, mais le nombre des suicides et des meurtres avait considérablement augmenté, tandis que les terribles émeutes survenues douze ans auparavant, au mois d’août, avaient fait près d’un million de morts. L’incendie d’Harlem, au cours de ces émeutes, et la propagation du feu aux quartiers voisins n’avaient pas fait moins de deux cent mille morts en six jours. Il avait fallu faire appel à l’armée, à la flotte, à la garde nationale, et entreprendre, avec l’aide du gouvernement fédéral de disperser la populace dans tout le pays.
A la suite de cette dispersion générale – que certains avaient appelée la deuxième Diaspora – Busiris avait reçu trois cent cinquante des sinistrés, la plupart d’entre eux d’origine porto-ricaine. Canute les avait hébergés comme il avait pu – dans les orphelinats et les écoles primaires désertes, dans les habitations vacantes non encore abattues – puis les avait distribués, petit à petit, entre différents quartiers résidentiels. Leur procurer du travail n’avait pas été difficile : le manque de main-d’œuvre posait alors un grave problème. Plus difficile cependant avait été leur adaptation au milieu nouveau qu’était pour eux une ville moyenne du Middle West, et Canute, jouant le rôle d’une sorte de médiateur, avait passé des heures épuisantes à essayer de les rendre heureux.
Maria Gutierrez faisait partie de ce groupe. Programmatrice d’ordinateur, elle était très belle, avec ses yeux sombres, ses cheveux roux, et ses vingt ans. Sa liaison avec Canute avait commencé pendant la dernière maladie de Jessica et ils s’étaient mariés après la disparition de cette dernière.
Canute était persuadé que leur différence d’âge serait la source de difficultés, mais, en attendant, il l’appréciait beaucoup – il appréciait tout particulièrement qu’elle ne se plaignît pas trop de ne pas le voir souvent à la maison. Maria n’avait que des appétits sexuels modérés. Elle réagissait d’une manière parfaitement satisfaisante, mais ne pleurait jamais pour avoir plus. Tout compte fait, c’était exactement ce qu’il fallait à un homme déjà mûr, que son travail laissait souvent fatigué.
Canute jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et vit qu’un break à vapeur le suivait de près. Il n’avait pas envie d’avoir quelqu’un sur ses talons alors qu’il se promenait pour son plaisir, et il ralentit pour se laisser dépasser. Le break déboîta effectivement, vint à sa hauteur, et lui fit soudainement une queue de poisson, obligeant Canute à écraser à fond sa pédale de frein. Bloquant des quatre roues dans un hurlement de pneus, l’engin à vapeur s’arrêta pile et le capot de la voiture de Canute vint heurter son pare-chocs enveloppant.
Un homme sortit du break, et sa silhouette parut familière à Canute. Mais ce n’est qu’en découvrant le revolver que l’autre tenait à la main qu’il le reconnut vraiment. Ce fut un choc. Vingt ans s’étaient écoulés depuis le jour où ce jeune homme, avec sa Volkswagen, avait essayé de lui souffler une place au parking au collège de Raywoods. L’homme avait vieilli, mais affichait toujours la même expression de hargne butée. C’était cette expression hargneuse, soulignée maintenant par la présence du revolver, qui avait éveillé la mémoire de Canute.
« Que me voulez-vous ? » demanda-t-il, avec la désagréable impression que ses entrailles se transformaient en un bloc de glace. Le mufle du pistolet – un Colt 45 à six coups, vieux d’au moins cent ans, une véritable pièce de collection – lui paraissait énorme.
« Vous rendre la monnaie de votre pièce », dit l’homme, et c’est alors qu’il dut ouvrir le feu.
Canute émergea plusieurs fois dans un monde de souffrance, d’obscurité et de désarroi. Quand il reprit enfin connaissance, il découvrit qu’il se trouvait dans un lit d’hôpital. Une balle, la première sans doute, lui avait effleuré la tête. Une deuxième avait pénétré en séton dans sa poitrine et était ressortie au niveau du sternum. La troisième lui avait traversé la cuisse droite.
« Si une voiture de police n’était pas survenue, cet enragé vous aurait vidé son barillet dans le corps, dit le docteur. Mais il s’est mis à tirer sur les policiers, et ces derniers ont été obligés de l’abattre.
— Mais pourquoi donc voulait-il me tuer ? demanda Canute. L’incident du parking n’était qu’une broutille, et tout ça remonte à plus de vingt ans déjà !
— Il a passé dix ans dans un hôpital psychiatrique de Los Angeles, dit le docteur. J’ai pu prendre connaissance de son dossier. Selon son psychiatre, il vous rendait responsable du décès de son bébé et de son divorce. Il prétendait que c’était un choc reçu par l’enfant lors de la collision de vos deux voitures qui était à l’origine de la tumeur dont il est mort. Il n’y a bien entendu pas la moindre preuve que les choses se soient passées ainsi – et de toute manière les archives de la police indiquent qu’il était entièrement responsable de ce vieil accident. Toujours est-il qu’il s’est évadé il y a six mois. Il a dérobé le revolver et les munitions dans un musée de Dodge City au cours du voyage qui l’amenait ici. La police a su qu’il y avait un étranger dans la ville…
— Un étranger dans la ville ? Depuis quand est-il illégal d’être nouveau venu dans une ville ?
— Vous n’avez pas encore les idées bien claires, fit le docteur.
— Oh ! que si, répliqua Jackson, qui réfléchit un instant. Oui, je vois. »
Les forces de police s’étaient gonflées énormément depuis l’an Zéro. Lister avait tenu à ce qu’il y ait, aux échelons locaux, des hommes en nombre suffisant, à la fois pour contenir les émeutes et pour assurer le plein emploi. Les effectifs de la police avaient été augmentés à tous les niveaux, local, régional et fédéral, et ses différents échelons se tenaient en rapport constant les uns avec les autres. Le nombre des policiers avait été maintenu en dépit du déclin de la population. Chacun d’entre eux devait être à même, sans doute, de connaître tout le monde dans sa circonscription, et les étrangers devaient être immédiatement repérés. C’était devenu une routine, pour les patrouilles motorisées, de comparer les traits de tout étranger aux photos et aux films que leur transmettait le vidéophone de leur voiture. Los Angeles avait certainement diffusé la photo de Dutton sur les ondes.
Le docteur partit, et quand Canute s’éveilla de nouveau, une infirmière se tenait auprès de son lit.
Elle lui sourit et dit : « Bonsoir, monsieur Canute. Je m’appelle Amanda Tilkeson. Comment vous sentez-vous ?
— Beaucoup mieux depuis que je vous ai vue, répondit-il.
— Merci, monsieur Canute. Les senseurs me disent que vous êtes en très bonne forme. Vous devez avoir faim.
— C’est ma foi vrai.
— Le robot-serveur va vous apporter à manger. Mais le soir, c’est une aide-soignante qui vous servira votre repas.
— Parfait. »
Canute la regarda s’éloigner. La cybernétisation de l’hôpital avait été si complète qu’il suffisait d’une infirmière pour s’occuper de tout un étage. Mais comme l’avait dit Lister – à n’en pas douter, il avait dû le faire écrire par un psychologue, ce discours-là ! – la cybernétisation ne pouvait assurer qu’une partie seulement du traitement hospitalier, le malade ayant toujours besoin de sentir une présence humaine auprès de lui.
Canute, au cours de ces dix dernières années, avait consacré ses moments perdus à écrire son autobiographie. La publication des ouvrages particuliers était maintenant assurée par le gouvernement, et Jackson n’eut aucun mal à faire imprimer son histoire et ses pensées. Les prévisions de vente ou de mévente n’avaient plus aucune influence sur l’acceptation d’un livre. Lister avait déclaré, il y avait bien longtemps déjà, qu’il voulait que « toute voix, dans ce pays, puisse se faire entendre ».
Il n’était bien sûr pas possible au gouvernement d’imprimer et de distribuer à plusieurs millions d’exemplaires tous les livres qu’on lui soumettait. Mais il n’aurait pas été démocratique de constituer des collèges savants d’éminents critiques pour éliminer ce qui était « mauvais ». Pour résoudre ce problème, on avait commencé par faire des éditions bon marché, et limitées, de tous les manuscrits remis, sans tenir compte de leurs mérites. La distribution en était assurée par les « feedies », ou magasins fédéraux. On donnait ces livres à qui les demandait. Quand le stock était épuisé, n’étaient réimprimés que les ouvrages auxquels les lecteurs avaient attribué de bonnes notes. Près de la moitié des lecteurs avaient fait usage des machines à noter mises à leur disposition dans les librairies, et un huitième des livres environ avaient été jugés dignes d’une réimpression à grand tirage en vue d’une large diffusion.
Le système avait bien vite révélé sa faiblesse : le hasard y jouait un trop grand rôle. Nombreuses avaient été les œuvres de valeur perdues à tout jamais, alors que de la camelote subsistait. C’étaient bien souvent les critiques qui, par leurs débats télévisés, décidaient du sort d’un livre. Or les critiques se laissaient parfois influencer par des intérêts personnels. Mais ces insuffisances avaient au moins eu le mérite de permettre de bien délimiter le problème et d’en faire ressortir la difficulté. Lister n’avait pas tardé à en confier l’étude à ses meilleurs cybernéticiens.
Et ils avaient trouvé une solution.
Tout citoyen recevait maintenant un certain nombre de « linders » (ainsi appelés d’après leur inventeur, George Linder). Il s’agissait de « livres » de trente centimètres carrés, épais de six centimètres et pesant trente-deux grammes. Chacun d’entre eux contenait, lors de sa délivrance, dix mille pages blanches. Leur propriétaire pouvait se procurer dans les « feedies » une cassette (de la dimension d’une pochette d’allumettes) contenant, en code électronique, les formes d’un livre entier. Il enfonçait alors la cassette dans le dos du linder et branchait le tout sur une prise de courant domestique. Le livre posé bien à plat, il frottait avec le pouce, ou l’extrémité d’un crayon, l’endroit indiqué sur la cassette, et le linder se mettait au travail. Quelques minutes plus tard, la cassette émettait un chant musical, et il ne lui restait plus qu’à débrancher la prise de courant et à ouvrir le linder pour trouver, tout imprimé, et avec des illustrations en couleurs, le livre qu’il désirait lire.
Quand il en avait fini avec le livre, le possesseur du linder pouvait l’effacer. S’il avait l’intention de relire cet ouvrage par la suite, il conservait la cassette, sinon, il la rendait. On pouvait réutiliser, les linders presque indéfiniment.
Il était également possible d’introduire les cassettes dans un adaptateur TV pour en faire apparaître le contenu sur l’écran. Une commande manuelle à distance permettait de régler la vitesse de déroulement des images.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, et dans certaines limites, il était permis, à tous ceux qui le désiraient, de se voir publiés. S’il s’agissait d’un auteur encore inédit, on ne préparait pour commencer que cinquante mille cassettes. Si la demande dépassait ce chiffre, le gouvernement la satisfaisait. Des crédits étaient prévus pour permettre de nouveaux tirages, qui augmentaient automatiquement en fonction des désirs des lecteurs.
L’autobiographie de Canute avait reçu un excellent accueil, limité toutefois à Busiris même, son auteur n’étant pas suffisamment connu en dehors de la ville. Amanda Tilkeson, l’infirmière-technicienne, venait de temps en temps dans la chambre de Canute, pour discuter de son livre avec lui. Elle l’admirait énormément. Canute ne se faisait pas beaucoup d’illusions, en réalité, sur l’intérêt intrinsèque ou sur la valeur littéraire de son ouvrage, mais son admiration ne lui déplaisait pas.
Amanda lui avoua cependant avoir eu un peu de mal à le terminer. Canute découvrit bientôt un autre lien entre Amanda et lui-même : elle était, comme lui, mordue de pêche et de bateau – alors que Maria détestait aller sur l’eau – et ils parlèrent longuement de leur passion commune.
L’un dans l’autre, la douleur s’atténuant, et ayant pu passer de son lit cybernétisé à un fauteuil roulant cybernétisé, Canute trouvait de l’agrément à ce séjour à l’hôpital. Maria, une fois dissipée son inquiétude initiale, laissa poindre soudain un aspect d’elle-même qu’il ne connaissait pas encore. Elle eut l’air de prendre ombrage des rapports qui s’étaient établis entre Canute et Amanda – peut-être se souvenait-elle de leurs premières rencontres, alors qu’il était encore marié à Jessica.
Elle lui déclara ne pas avoir aimé son autobiographie, parce qu’elle lui rappelait trop à quel point il l’avait négligée. Comme il lui répondait qu’il n’en revenait pas qu’elle ait pu un seul instant se sentir négligée, elle se lança dans une grande tirade.
« Inutile de jouer les bons apôtres en venant me raconter que tu te sacrifies pour le bien commun ! C’est par plaisir que tu fais ce que tu fais. Tu aimes bien mieux ton travail que de rester avec moi. Tu ne le trouves jamais casse-pied ton travail ! Ce n’est pas comme moi. Tu n’es qu’un égoïste ! Ce n’est pas pour les autres que tu fais tout ça. Tu t’en moques bien, des autres !
— Et alors ? Il n’y a que le résultat qui compte. Que j’aide les gens parce que j’ai envie de les aider ou parce que je m’y sens obligé, où est la différence ? Admettons que je sois égoïste et superficiel. Et puis après ? Les affaires locales tournent rond – on s’occupe des gens et on les aide, et moi je suis heureux, sans avoir besoin de savoir pourquoi.
— Et moi, ce n’est pas la peine d’essayer de me rendre heureuse ? »
Sa surprise et son embarras furent sincères, mais il ne s’y attarda pas trop.
« Si je restais à la maison, à regarder la télévision et à m’entretenir avec toi des problèmes que te pose l’éducation de nos chiens, c’est moi, alors, qui serais malheureux. Il ne tient qu’à toi de trouver une occupation qui t’empêche de t’ennuyer. Je t’ai demandé des milliers de fois de venir travailler avec moi.
— J’en ai tellement assez que ça me donne envie de vomir ! »
Elle le quitta le visage fermé, après avoir effleuré sa joue d’un baiser sans chaleur. Amanda entra peu après son départ, et bien qu’elle ne dît rien, on devinait d’après sa façon d’agir qu’elle avait suivi leur dispute par l’intercom. Son expression était toute de sympathie.
« Si vous deviez vous remarier, lui demanda-t-il, est-ce que vous souhaiteriez travailler ou vous occuper de votre intérieur ?
— Travailler. Ça ne serait pas pareil, bien sûr, si je pouvais avoir des enfants. J’ai eu une fille juste avant Clabb. Elle a maintenant vingt-cinq ans, et elle travaille à Nova City, bien qu’elle soit elle-même stérile. »
Elle s’interrompit. Une lumière rouge palpitait sur le panneau. On entendit, dans le couloir, claquer les talons d’une femme qui se précipitait vers la chambre de Canute. Une infirmière entra.
« Monsieur Guglielmo est mort ! dit-elle à Amanda, la minute d’avant il avait l’air très bien…»
Elle ne pleurait pas, mais elle avait l’air d’en avoir très envie.
« Il avait beau écrire comme un pied, c’était un homme merveilleux », expliqua-t-elle.
Canute n’avait jamais entendu parler de lui.
« Quelle belle épitaphe vous venez de lui faire là, dit-il à l’infirmière. Bien meilleure que celles qu’on voit habituellement et qui disent le contraire. »