AVRIL, AN TROIS

Avec un taux de mortalité annuelle de neuf pour mille, c’est cinq mille quatre cents habitants qu’aurait dû perdre Busiris en trois ans. Mais la moyenne des suicides, homicides et accidents mortels avait augmenté de manière sensible, et la population de la ville n’était plus maintenant que de cent quatre-vingt-trois mille huit cents âmes, approximativement, au lieu des cent quatre-vingt-quatorze mille six cents qu’elle aurait dû compter. Suicides et homicides avaient l’air, cependant, de redescendre au niveau qu’on leur connaissait avant Clabb.

La raréfaction des naissances et l’érosion des décès ne se remarquaient encore presque pas. Quand Canute se rendait à son travail, descendait en ville – ou comme cela lui arrivait à l’occasion, allait simplement faire un tour, il voyait peu de maisons vides. Le seul spectacle qui lui procurât un véritable choc était celui des garderies d’enfants.

Les garderies d’enfants étaient toutes fermées. On voyait encore des enfants jouer dans la cour des écoles, pendant les récréations, mais il savait que maternelles et petites classes seraient bientôt vides également. Le problème, pendant de nombreuses années, avait été celui de l’aggravation régulière de l’encombrement des écoles, alors que d’ici peu les effectifs des classes allaient se trouver brutalement réduits, tandis qu’augmenterait le nombre des maîtres disponibles par rapport aux élèves.

Membre directeur du CONE – il en était maintenant le président – la supervision de l’éducation rentrait aussi dans ses attributions. Il faisait de temps en temps une tournée d’inspection dans les écoles, abandonnant toutefois l’essentiel du travail de surveillance à un secrétaire. Son budget avait triplé en trois ans, et il avait à sa disposition trois fois plus de personnel qu’au commencement. Il avait plus de pouvoirs, mais aussi plus de responsabilités et de travail. Il avait été souvent à l’honneur, très souvent l’objet de démarches de solliciteurs, et sévèrement battu par quatre hommes qui l’avaient traité, entre autres, d’instrument du pouvoir. Il s’en était bien tiré. C’était une balle dans la tête qu’avait reçu un autre membre du CONE, alors qu’il montait, tard le soir, dans sa voiture, stationnée sur le parking. Les assassins lui avaient épinglé un petit insigne sur sa veste ensanglantée – une main brandissant une torche enflammée surmontant les trois lettres CDL : Combattants De la Liberté, les révolutionnaires clandestins. Contrairement aux clandestins du passé, ce groupe était composé de réactionnaires, de gens qui voulaient conserver intact l’ancien système, et prétendaient encore que les anciennes structures permettaient parfaitement de résoudre les nouveaux problèmes.

Il apparut par la suite que c’était un mari jaloux qui avait loué les services de trois hommes pour assassiner le fonctionnaire du CONE, réussissant quelque temps à faire attribuer ce meurtre à la clandestinité. Il se trouva que le mari jaloux n’était autre que le responsable de la désignation de Canute comme membre du conseil, son premier président. Le scandale qui s’était ensuivi avait été exploité par les opposants pour tenter de discréditer la politique du gouvernement.

On avait désigné Canute comme nouveau président, et il avait accepté le poste, dans un climat lourd de critiques. Un de ses adversaires les plus mordants – et le plus influent – fut le propriétaire-éditeur du Soleil de Busiris, Caleb Tooney. Âgé de soixante ans, important actionnaire de l’énorme Entreprise des Matériels de terrassement Diesel de Busiris, Tooney était un conservateur de toujours, ennemi acharné de Lister et de sa politique. Nombreux étaient les éditoriaux qu’il consacrait à prophétiser que Lister, pour réaliser efficacement son plan, serait dans l’obligation de suspendre certaines parties de la Constitution, celle concernant les droits civiques notamment. Que Tooney puisse imprimer ses éditoriaux paraissait bien la meilleure réfutation de ses prophéties.