AN HUIT

Hélène manqua un peu à Jackson, sans plus. Il épousa Jessica six mois après son divorce. Ils furent assez heureux, bien qu’elle se plaignît de ses nombreuses absences. Elle travaillait toujours pour lui, mais il était hors du bureau une bonne partie de la journée, et hors de la maison une bonne partie de la soirée. Elle eut aussi ses mauvaises passes, touchant sa stérilité, et fit quelques cauchemars à propos de la fin du monde. Mais cela, somme toute, n’arrivait pas trop fréquemment, et elle, au moins, ne l’en rendait pas responsable.

Puis Jessica se crut enceinte. La grossesse nerveuse fut un phénomène commun au cours des dix années qui suivirent immédiatement Clabb. Il s’agissait souvent d’une grosse tumeur à évolution rapide, trop fréquemment maligne et métastasique. C’était comme si le profond désir qu’éprouvaient inconsciemment certaines femmes de se reproduire et de sauver l’humanité provoquait en elles une prolifération cellulaire – c’était en tout cas un sentiment de cet ordre qui en retenait beaucoup de se faire soigner à temps. La prolifération était en général sauvage, et aboutissait à la mort pour de nombreuses femmes – si nombreuses que le taux annuel des décès passa de neuf pour mille au cours des trois premières années après Clabb à onze pour mille au cours de la huitième année.

C’est à la fin de cette huitième année que mourut Jessica.

Fallait-il attribuer la malignité de ces tumeurs au Syndrome de la fin du monde, comme certains psychologues en émirent l’hypothèse ? Le Syndrome lui-même restait un phénomène assez vague, et difficile, par conséquent, à cerner et à vaincre. Pour prendre une image, cela ressemblait à une question qui, échappant à toute formulation précise, ne peut avoir de réponse. Les gens qui en perdaient la raison étaient peu nombreux, mais cela retirait tout plaisir au travail et au jeu. Cela pâlissait le ciel, ternissait les coloris de la terre et imprimait une malformation à l’inconscient des hommes.

Jackson Canute aimait à penser qu’il avait échappé à ce triste sort. Jusqu’à l’an zéro A.C. (Avant le Clabb, comme disait les journalistes facétieux), il avait eu un métier qui lui avait procuré, pour le moins, une certaine satisfaction. En dirigeant une entreprise consacrée au contentement des besoins nutritifs des enfants, il se sentait utile à la société. Ce qu’il dirigeait maintenant n’était essentiellement qu’une opération de liquidation. Mais il s’agissait de la plus gigantesque et de la plus longue liquidation de toute l’histoire, et il y jouait un rôle important, même si ce n’était qu’à une échelle locale. Il aimait plus que tout faire tourner une organisation, tirer de larges plans d’avenir, tout en gardant un contact direct avec les gens au niveau du quotidien.

Sans doute était-il privilégié par rapport à beaucoup d’autres, mais ça c’était trouvé comme ça, et c’était à l’amélioration de leur sort qu’il consacrait une bonne partie de son travail.

Son objectif principal, bien sûr, restait le plus grand bien du plus grand nombre – ce qui signifiait obligatoirement le malheur d’une minorité.

C’était sur ses épaules qu’avait reposé la charge de trouver une solution au problème posé par le cas de Mlle Scroop, cette lesbienne que le test avait révélée fertile. Elle avait déclaré qu’elle voulait bien avoir des enfants, à condition que sa fécondation fût opérée par voie d’insémination artificielle, et qu’elle pût épouser légalement son amie, Mlle Windsor.

L’agitation soulevée par son cas atteignit son paroxysme au cours de l’an Huit après Clabb. Le Time (qui était encore un magazine, à cette époque, et non une station de TV) consacra trois articles aux deux femmes, faisant à Canute la meilleure des presses. L’employeur de Mlle Scroop l’avait fichue à la porte à la suite de sa déclaration, et Canute, après être intervenu en vain pour faire revenir cet homme sur sa décision, avait embauché la jeune fille en qualité de secrétaire. Les deux femmes reçurent de nombreuses lettres de menace, et Canute lui-même en reçut une centaine. (Si les menaces téléphoniques lui furent épargnées, ce fut parce qu’au téléphone le numéro du correspondant apparaissait automatiquement sur l’écran). Quelques citoyens, animés d’un bel esprit civique, flanquèrent aussi une bonne correction à l’ex-employeur de Mlle Scroop.

Mlle Scroop réaffirma qu’elle refuserait d’avoir des enfants tant qu’elle ne pourrait pas contracter un mariage légal avec sa compagne. La législation de l’Illinois fut immédiatement aménagée pour rendre la chose possible, ce qui démontra bien l’importance du changement survenu dans l’opinion publique. On n’aurait pas trouvé, un an plus tôt, un seul législateur dans tout l’État pour oser proposer une telle dérogation.

Dix mois plus tard, celle qui se faisait appeler maintenant Mme Windsor, mettait au jour le premier de cinq enfants. Jackson suivit son interview quand elle quitta l’hôpital avec le bébé.

Le reporter de la TV : Êtes-vous heureuse, madame Windsor ?

Windsor : Oh ! oui ! Et mon amie, Glenda, partage ma joie.

Reporter : Est-il exact que vous ayez l’intention de faire de votre fille une lesbienne ?

Windsor : Espèce de (censuré) ! si je n’avais pas ma fille, je vous enverrais mon pied dans les (censuré). Otez-vous de mon chemin, espèce de (censuré) de sale bonhomme !

Le reporter avait eu simplement l’audace de dire publiquement ce que beaucoup de gens disaient tout bas, ou écrivaient dans les lettres qu’ils envoyaient aux journaux.

Dans une dernière interview accordée au Time, Mme Windsor déclara que sa fille serait élevée « comme il faut ».

« Mais regardez, j’ai été élevée moi-même par deux hétérosexuels, et voyez ce que ça a donné. Alors, qui peut savoir pour Sapho ? »

Les deux Windsor et l’enfant quittèrent finalement Busiris pour aller vivre à Nova City, la colonie fédérale établie aux portes d’Asheville, en Caroline du Nord. Elles y habitèrent une demeure que certains qualifièrent de princière, et y trouvèrent la tranquillité.

Sœur Gratien, la religieuse fertile, avait été déliée de ses vœux à condition qu’elle se mariât et eût des enfants.

Le seul homme fertile de sa confession à Busiris se trouva libre, sa femme étant morte en couches. M. Bunding épousa donc sœur Gratien, qui le quitta le lendemain même de leur nuit de noces. Elle ne fournit aucune raison, et M. Bunding en resta sans voix. Mme Bunding vécut pendant une année dans un appartement situé à l’autre bout de la ville, puis partit à Nova City. Elle fit néanmoins six enfants à son époux, tous par voie d’insémination artificielle. L’Église n’y vit aucune objection, du moment que le donneur était son mari légitime.

En fondant Nova City, le gouvernement avait voulu en faire un centre consacré à la « préservation des ressources vitales du pays ». D’autres pays déjà avaient ouvert la voie, notamment la Chine, le Japon, l’Indonésie, Israël, la République arabe unie, le Brésil et l’U.R.S.S. Ces pays avaient édicté l’obligation, pour les femmes fertiles, de procréer au moins sept fois, et leur accordaient de substantielles gratifications à chaque naissance. Le Congrès U.S., plus libéral, réagit en créant Nova City, et en faisant tout son possible pour y attirer les couples fertiles. Des voix s’élevèrent pour dire que cette existence de liberté et de luxe que l’on offrait aux fertiles était quelque chose de discriminatoire. Les organes d’information se chargèrent de diffuser la réponse, qui fut que toute discrimination n’était pas forcément mauvaise. Pas en tout cas si elle visait à garantir la survie de l’humanité en général, et des États-Unis d’Amérique en particulier.

Quelques esprits hardis proposèrent que toutes les nations s’entendissent pour patronner une communauté internationale unique qui regrouperait tous les fertiles du monde. Cela aboutirait en pratique à la création d’un nouvel État, dont les citoyens adopteraient, comme langue commune, l’esperanto, qui, nouvellement révisé, s’appelait maintenant le loglan III – et l’humanité finirait, à terme, par se trouver débarrassée des problèmes et des maux dus aux frontières, au nationalisme et aux différences de langage.

L’idée parut séduisante à beaucoup, mais il fut évidemment impossible d’obtenir d’aucune nation qu’elle envisageât la chose comme une possibilité concrète. Toutes se cramponnèrent à leurs fertiles.

San Marin, le minuscule État de langue italienne, possédait une femme fertile. Répondant à l’offre la plus élevée, elle émigra secrètement aux États-Unis pour s’établir à Nova City en compagnie de son mari et de ses six enfants. Cela provoqua de furieuses protestations de la part des autres nations, et plus particulièrement de l’Italie, qui avait espéré la récupérer. Le mari était lui-même stérile, mais, faisant preuve d’une largeur de vues remarquable compte tenu de ses convictions religieuses, il permit à son épouse d’avoir six enfants de plus, par insémination artificielle. On entendit quelques personnes, aux États-Unis, protester bien haut, en disant que le gouvernement fédéral encourageait l’immoralité, mais il parut que les citoyens, dans leur majorité, approuvaient leurs dirigeants. On sentait bien que la morale conventionnelle devait céder le pas aux nécessités de la conservation de l’espèce.

La République d’Afrique du Sud comptait, en l’an Un, cent cinquante fertiles blanches, vingt-trois fertiles asiatiques et deux cent soixante et onze fertiles noires. La République créa trois équivalents de Nova City pour chacune de ces trois catégories de personnes. Les femmes asiatiques périrent toutes, avec leurs maris et leurs enfants, l’avion qui les emmenait à leur nouvelle résidence s’étant écrasé au sol. Un an plus tard, les deux cent soixante et onze femmes noires périssaient à leur tour, victimes de l’explosion d’un dépôt de munitions situé à proximité de leur colonie. Les autorités recoururent à plusieurs explications pour justifier la présence d’un dépôt de munitions aussi près des « ressources nationales » noires. Nul ne put prouver que la catastrophe aérienne ou que l’explosion du dépôt aient été autre chose que de simples accidents. Mais la population noire s’en trouva enragée, et la guerre civile – ou la rébellion, comme on disait selon que l’on appartenait à l’un ou l’autre camp – se déchaîna. Avant que les Blancs ne réussissent, pour finir, à écraser le soulèvement, leurs fertiles furent victimes d’un raid, meurtrier qui ne laissa que cinq survivants. La résistance clandestine noire jura d’avoir leur peau, mais on les fit sortir furtivement du pays pour les envoyer aux États-Unis, où ils étaient assurés de trouver le plus haut niveau de vie.

Les Samoa-Occidentales n’avaient au début que quatre fertiles, et l’ensemble de la Polynésie n’était pas plus gâté. Nombreux étaient les pays et les territoires du Sud-Pacifique qui n’avaient même pas le minimum de fertiles nécessaire pour assurer la perpétuation de leur population. On préconisa la création d’une Confédération de la Grande Polynésie, comportant le regroupement de tous les fertiles à Tahiti, leur patrie d’origine (selon certains experts). Cette solution fut rejetée par les nations qui possédaient les îles, ou exerçaient un mandat sur elles. Mâles et femelles, les fertiles du Pacifique Sud furent néanmoins l’objet d’un discret kidnapping, à la suite duquel on les retrouva établis aux Samoa-Occidentales. On appela dès lors, entre autres termes, cette pratique womb-napping, ou enlèvement de ventres. A en croire la presse des pays intéressés, on fut à deux doigts d’une guerre entre l’Angleterre et les États-Unis, d’une part, défendant la Confédération de la Grande Polynésie, et les Franco-Chiliens, d’autre part, qui voulaient récupérer leurs Polynésiens fertiles.

L’expérience polynésienne connut une réussite surprenante, l’Union bantoue de l’Est africain fut par contre un échec. Cette Union avait eu pour objectif le regroupement des fertiles de Zambie, du Malawi, du Kenya, du Rwanda, de l’Urubu et de la Mozambique. Mais les divergences tribales étaient trop grandes pour qu’on pût les surmonter : les fertiles finirent par retourner dans leur pays d’origine et l’Union se disloqua.

Le Canada, qui, par la superficie, était le deuxième pays du monde, n’avait que vingt et un millions d’habitants en l’an Un, au nombre desquels mille trente-huit Blancs, treize Indiens et quatre Noirs se révélèrent fertiles. Les Indiens appartenaient tous à des tribus différentes. Les Noirs habitaient respectivement à Toronto, Saskatoon et Vancouver. Les treize Indiens canadiens invitèrent les trente-trois Amérindiens fertiles des États-Unis à venir les rejoindre sur les rives du Grand Lac des Esclaves pour y fonder une nouvelle nation indienne. Leur idée était de faire de leur petit groupe le noyau d’une tribu destinée à se répandre, par la suite, dans les espaces sauvages d’Amérique du Nord, menant une existence aussi proche que possible de celle de leurs ancêtres pré-colombiens, tout en conservant, bien entendu, certains gadgets indispensables.

Les U.S.A. refusèrent de laisser leurs Indiens sortir de leur territoire (et ceci au moment même où ils défendaient le droit des Polynésiens à quitter le territoire de leurs pays respectifs).

Les trente-trois Indiens n’en réussirent pas moins à se faufiler au Canada, et, alors que leur procédure d’extradition s’éternisait, ce pays fusionna avec les U.S.A. pour former avec eux les États-Unis d’Amérique du Nord, ou U.S.A.N.

La nouvelle tribu, dont les membres s’intitulèrent « Les Premiers Hommes », adopta l’anglais comme langue courante. On assista ainsi, quand la tribu se fut répandue, de nombreuses années plus tard, dans les immenses territoires redevenus sauvages, au spectacle curieux d’Amérindiens qui, parlant anglais, portaient le nom d’esclaves, en souvenir du séjour de leurs ancêtres sur les bords du Grand Lac des Esclaves.