LA GRANDE ANTOLOGIE DE LA SCIENCE FICTION

 

HISTOIRES ÉCOLOGIQUES

présentées par
GERARD KLEIN,
Jacques Goimard et Demètre Ioakimidis

(1980)

PREFACE

Une seule Terre…

Vaisseau spatial Terre : aucune expression ne convoie mieux la limite du monde biologique et humain, entretenant dans une orbe close une multitude de relations et de complémentarités. Une image mille fois reproduite la symbolise : celle, renvoyée de l’espace par les satellites, de ce disque bleuté emmailloté de nuages. Paradoxalement, au moment où l’homme s’arrache à la Terre et s’ouvre – peut-être – le chemin d’autres astres, il découvre dans le miroir du vide qu’il n’a qu’une demeure, limitée et par suite épuisable et destructible.

Il est douteux cependant que l’expression ait été forgée aussi tardivement. Le sentiment des limites de la Terre est ancien puisque, dit-on, Alexandre se plaignit un jour que de tous les mondes de l’univers, il ne fût en mesure d’en conquérir qu’un seul. Et lorsque Paul Valéry lui fait écho au début de ce siècle en annonçant sentencieusement que l’ère du monde fini commence, il ne s’agit encore que de politique ou de culture. La borne assignée exprime une nostalgie prématurée de l’inconnu qui serait à jamais forclos, et non encore une peur ou une sagesse.

C’est dans la littérature aux confins de la science et bientôt dans la science-fiction moderne qu’il faudrait rechercher les origines du mouvement d’idées, bouillonnant et ambigu, que l’on baptise aujourd’hui écologisme. Il est difficile de lui assigner un point de départ. L’idée que la Terre est un être vivant est proprement mythologique ; celle que la biosphère forme un tout dont les éléments sont interdépendants est alchimique avant d’être scientifique. Un temps même, en isolant des catégories, la science classificatrice incite à perdre de vue les interrelations. L’exaltation de la nature, au XVIIIe siècle, est sans doute le fait d’une bourgeoisie assez récemment urbanisée. Elle n’aurait guère eu de sens pour des ruraux.

Le terme d’écologie est lui-même récent. D’après le Robert, il n’apparaît qu’en 1904 en français sous la forme Œcologie, même s’il est attesté en allemand depuis 1873. Ce mot savant recouvre l’étude de la maison, de l’habitat, « du milieu où vivent et se reproduisent les êtres vivants ainsi que des rapports de ces êtres avec ce milieu ».

Pour sa part, presque dès ses origines, la science-fiction moderne exploite les thèmes du branlebas écologique des années 60 et 70. Elle décrit des mondes clos, dépendant strictement de leurs propres ressources pour assurer leur survie, notamment dans le thème des « Arches stellaires » dont Rémi-Maure a dressé l’historique (Fiction nos 291 à 294) ; et ces arches peuvent atteindre les dimensions d’une planète entière. Elle prend parfois pour sujet les transformations du milieu vivant dès La Mort de la Terre(1) de Rosny Aîné (1910). Elle envisage la transformation de planètes inhospitalières pour les rendre compatibles avec la vie terrestre ou du moins humaine, ce qui ne va pas sans soulever quelques problèmes éthiques quelle ne néglige pas.

Enfin et surtout, elle se soucie des effets, faits et méfaits de la science et de l’industrialisation sur le milieu dit naturel. Il lui arrive même, sous la plume de René Barjavel dans Ravage(2) (1943), de préconiser le retour à la simplicité évangélique du néolithique profond.

Bien entendu ces thèmes correspondent à des courants, à des inquiétudes ou à des espoirs qui agitent la société. Mais il n’est guère d’autre domaine du roman qui ait abordé à l’avance, avec tant de diversité, de précision et peut-être de clairvoyance, les sujets que ressassent aujourd’hui les médias. Qu’il s’agisse de la raréfaction ou de la disparition d’une ressource naturelle comme le métal dans La Mort du fer de Held ou l’électricité dans Ravage, ou d’une épidémie naturelle ou artificielle qui décime l’humanité comme dans La Terre demeure(3) de George Stewart (1949), ou de l’établissement de symbioses originales, la science-fiction peut plus sûrement que dans d’autres domaines prétendre à une certaine précognition.

On peut y voir trois raisons : l’écrivain de S.-F. est à l’aise dans l’évolution à long terme, dans le passage à la limite et la rupture ; le grand bouleversement, la catastrophe sont un des « effets » majeurs du genre, et comme il faut bien les justifier, l’auteur est porté à chercher ce qui pourrait bien craquer dans le dispositif présent ; enfin, la S.-F. accueille volontiers le prophétisme banni de presque toutes les autres formes littéraires, hors le sermon, qui ne décrivent que le passé, le présent, ou l’en-dehors de l’absurde.

Une dernière raison tient à la sœur ennemie de la S.-F., qui représente aussi l’une de ses limites. L’utopie renvoie inéluctablement à l’écologie : dans la société humaine dont elle établit une fois pour toutes les structures et les relations, et dans les interactions entre cette société humaine et son environnement, qu’elle fige. L’utopie présuppose une science achevée de la nature, humaine entre autre, et à défaut de cette science lui substitue des idéologies.

Avec le temps, la référence au long terme est devenue banale, les catastrophes ont été presque abandonnées aux scénaristes de films à sensations, et l’utopie a viré à sa propre dénonciation. Mais le prophétisme tient bon.

Naïf ou élaboré, agaçant ou émouvant, ce prophétisme littéraire rejoint et alimente quelque peu, en cette fin de siècle, la foule des prophétismes religieux, politiques ou para-scientifiques dont l’une des voix les mieux assurées est celle de la revendication verte, de l’écologisme.

Pareil prophétisme ne survient pas à une date, même arithmétiquement remarquable, par pur hasard historique. Il dispose, certes, de la caution d’une science constituée, l’écologie. Il s’appuie sur la perception aiguë, véhiculée auprès des opinions des pays industrialisés par l’uniformisation des médias et la banalisation des moyens de communication et de transport, d’une mondialisation de la politique, de l’économie et des problèmes de toute nature. Perception qui a son avers du coté d’un possible développement de la solidarité humaine, et son revers de celui d’un sentiment d’écrasement, d’étouffement, devant la complexité de systèmes vitaux rendus involontairement ou savamment incompréhensibles, impénétrables, pour la plupart. Il se nourrit enfin de la perception de changements rapides, parfois brutaux et d’autant plus obsédants qu’ils sont ressentis comme nocifs, en bref du Choc du futur comme l’a baptisé Alvin Toffler.

Je proposerai donc qu’un tel prophétisme se constitue d’une révélation, en l’occurrence d’un substrat scientifique, qu’il lui faut un espace symbolique, en l’occasion la planète Terre, et qu’il se nourrit d’alarmes, ici celle de la surpopulation et de la disette, de l’épuisement d’un stock fini de ressources naturelles, celle enfin de la destruction d’un milieu antérieur.

Mais ces trois ingrédients ne suffisent pas. Il faut en plus un moteur social, constitué dans le monde industrialisé et surtout, sinon exclusivement, occidental, par la déroute de l’individualisme petit-bourgeois et par le désir des grands appareils économiques et politiques de se voir remettre le soin de la gestion du monde. Singulièrement, le discours écologiste a son versant anarchiste qui dénonce non sans apparence de raison les agissements de certains monopoles, et son versant multinational qui au travers du Club de Rome et de la « Tricontinentale » alerte l’opinion sur des périls qu’on veut bien croire réels.

Seuls, ou à peu près, des écrivains de S.-F. ont entrepris d’expliquer sur le mode esthétique qui est le leur, cette étrange collusion. Je pense ici tout spécialement à John Brunner qui dans sa célèbre tétralogie, L’Orbite déchiquetée(4), Tous à Zanzibar(5), Le Troupeau aveugle(6) et Sur l’onde de choc(7) décrit successivement la destruction de la civilisation urbaine, les effets de la surpopulation, ceux de la pollution et enfin ceux du contrôle par réseaux informatiques, en mettant simultanément en scène les irréalistes de la gestion et les gestionnaires de l’irréel.

Je pense aussi, bien évidemment, à Frank Herbert qui, dans Dune(8) et ses suites, puis dans Dosadi(9), indique clairement que le destin écologique d’une planète est l’affaire de grands féodaux, mais aussi des plus déshérités d’entre les déshérités, ceux à qui il ne reste plus que le sable d’un désert et le levain d’une promesse. Les œuvres de ces deux écrivains se complètent. L’une montre l’avènement, dans un avenir proche, de féodalités rapaces, encore incertaines de leur pouvoir sur le milieu naturel ; l’autre peint la chute de féodalités constituées, parce qu’elles ont réduit à l’état de besoin, de pure nécessité prédit par nos écologistes, des populations entières.

Dans notre présent, il y a encore place distincte pour l’écologie et pour l’écologisme, pour une science et pour un prophétisme. Et par suite, pour un va-et-vient entre deux discours, entre deux pratiques, et pour bien des ambiguïtés.

Ambiguïtés que l’on retrouvera au fil de cette anthologie. C’est ainsi par exemple que, sans que les anthologistes l’aient cherché, les textes franchement pessimistes équilibrent presque exactement les textes plutôt optimistes. Une anthologie française sur le même thème eut sans doute été plus uniformément sombre. C’est que l’écologisme à la française se veut volontiers politique et qu’il s’alimente à trois sources anciennes, les imprécations lancées contre la ville, contre l’industrie et contre la science et la technologie. Les auteurs français tiennent souvent un discours contradictoire : ils disent écrire des histoires lugubres parce que l’avenir leur paraît inexorablement tel, et en même temps ils pensent conférer à leurs textes une valeur politique en leur donnant le sens d’un avertissement. Ce qui implique, à moins de délectation morose, que le pire peut encore être évité.

Bien qu’on puisse sans peine remonter plus haut, l’œuvre qui réunit le plus exemplairement les trois imprécations susdites reste sans doute le roman de Barjavel déjà cité, Ravage. C’est dans le même sillon que s’inscrit en bonne partie l’œuvre de Jean-Pierre Andrevon, notamment dans ses recueils de nouvelles Aujourd’hui, demain et après(10) (1970) et Cela se produira bientôt(11) (1971).

L’écologisme plus ou moins militant se mêle par la suite à des considérations politiques parfois brumeuses dans des textes qui manifestent souvent une inquiétante fascination par la violence, l’ordre armé et le sado-masochisme. On sait bien que la vertu peint le vice pour mieux le dénoncer. Mais il arrive qu’on ait des doutes. Cette tendance s’est plus ou moins regroupée en une école de « la nouvelle science-fiction française » dont Bernard Blanc s’est fait le héraut, notamment dans la revue Alerte(12). La cible préférée de ces auteurs est souvent l’industrie électronucléaire parce quelle est le lieu de confluence entre une technique présumée redoutable, de grandes organisations industrielles et l’appareil bureaucratique d’État.

Philippe Curval, dans son roman Le dormeur s’éveillera-t-il ?(13) (1979) a l’audace de remonter, avec le talent qu’on lui connaît, le courant et de décrire un monde désastreux où les Êcos ont gagné. Ils ont stoppé la course à l’énergie et à la consommation et du même mouvement ont entraîné la décomposition de la vieille société européenne. Bien que Curval ne soit pas tendre pour cette dernière, notamment dans son chef-d’œuvre, Cette chère humanité(14) (1976), il professe une certaine foi, désillusionnée mais nullement vacillante, dans les possibilités de la raison et donc de la science et de la technologie. Si un peu de science nous éloigne peut-être du respect du domaine du vivant, beaucoup de science nous en rapproche et nous permet de le préserver. Là, l’écologisme débouche sur une éthique : vous êtes prié de laisser cette planète dans l’état où vous l’avez trouvée, ou mieux : dans l’état où vous auriez souhaité la trouver.

Force est de constater que cette dimension contestataire est pratiquement réservée, dans la littérature de science-fiction, au développement de thèmes touchant de près ou de loin à l’écologie et à l’écologisme. Il est singulier qu’elle soit particulièrement développée dans les pays industrialisés protestants anglo-saxons, certes, mais aussi ceux du nord de l’Europe et en Allemagne. Si l’on considère comme caractéristique l’opposition à l’industrie électronucléaire, il apparaît que dans tous ces pays cette industrie a vu son développement entravé et parfois bloqué par de tels mouvements d’opinion. Il n’en a guère été de même, au moins jusqu’ici, en France. Et, dans notre pays même, il est peut-être pertinent de relever que c’est plutôt au sud de la Loire et dans l’Est que se recrutent les écrivains, sinon les militants, écologistes.

A contrario, dans les pays latins, Italie, Espagne, et dans les pays de l’Est, absente ou étouffée, la contestation écologiste ne se manifeste guère, ou que timidement, en s’inspirant explicitement du modèle de la contre-culture américaine.

La science-fiction a trop partie liée avec la science et les diverses idéologies qui assignent une place à cette dernière pour que le dossier écologique se trouve de si tôt refermé. La science est un des moyens les plus puissants produits par l’homme pour changer son milieu. C’est de ce changement et de ses effets que la science-fiction tire la substance de ses thèmes. Par suite, la préoccupation écologique l’imprègne dans toutes ses fibres. Et si elle apparaît plus nettement dans les nouvelles qu’on va lire, elle relie de façon souterraine bien des textes publiés dans d’autres volumes de La Grande Anthologie de la Science-Fiction, notamment dans les Histoires de planètes, Histoires de fin du monde et Histoires de demain.

Mais on peut tenter de ramener ces variations innombrables à cinq grandes catégories, ici toutes représentées : la position du problème, établie dans les trois premiers textes qui évoquent la destruction du milieu naturel et des valeurs humaines données comme traditionnelles ; les fausses solutions menant à des impasses ou à l’inhumanité des monstres froids dans les trois nouvelles suivantes ; la recherche de solutions radicales dans les contes de Brian Aldiss et de Philip José Farmer, caractéristiquement les plus longs de ce recueil et concernant la démographie ; ce qu’il en est sur d’autres mondes que la Terre ; et, enfin, en manière de conclusion montée sur pivots, le thème du cycle selon lequel tout s’épuise, mais tout change, et donc aussi tout recommence. Autrement.

Car c’est au fond d’un autrement vivre que procède toute la démarche écologiste. Adapter le monde, s’adapter au monde. S’il est possible…

 

Gérard KLEIN