ÉCUMEURS DES MERS

par Cyril M. Kornbluth

S’il ne reste plus de place sur les continents et les îles, il y a toujours les océans. Voici une nouvelle version du thème du Hollandais volant, condamné à ne jamais toucher terre.

C’ÉTAIT l’essaimage printanier du plancton ; tous les hommes, toutes les femmes et la plupart des enfants à bord du Convoi de Grenville avaient quelque chose à faire. Comme les soixante-quinze gigantesques bateaux à voile sillonnaient leurs deux degrés d’océan Atlantique Sud, le fluide qui bouillonnait sous leurs étraves grouillait aussi de vie. Pendant les quelques semaines qu’allait durer l’essaimage, dans les quelques mètres de la surface de l’eau que la lumière pénétrait avec une intensité suffisante pour y provoquer la photosynthèse, des spores microscopiques s’épanouissaient en plantes microscopiques qui étaient dévorées par de minuscules animaux, lesquels finissaient à leur tour dans des monstres marins à peine visibles, de quelques millimètres de longueur de la tête à la queue ; ceux-ci étaient alors impitoyablement traqués et engloutis par bancs entiers par les redoutables larves de poissons, harengs et crevettes, qui pouvaient changer devant vos yeux une centaine de milles d’eau verte en vif argent.

Le Convoi cinglait l’océan argenté de l’essaimage, louvoyant en grands zigzags mesurés, moissonnant l’argent de la mer grâce aux filets de bronze que traînait éternellement derrière lui chacun des vaisseaux.

A bord du Grenville, le Commodore ne dormait pas tout le temps que durait l’essaimage. Son équipage et lui-même dépêchaient des cotres en éclaireurs afin de reconnaître les essaims ; suspendus aux verdicts des météorologues, ils digéraient les interminables rapports des cotres éclaireurs et peinaient toute la nuit pour préparer le signal de l’aube. Les pavillons qui flottaient en haut du grand-mât pouvaient dire aux capitaines : « Course du Convoi ; par tribord, cinq degrés », ou « Par bâbord, deux degrés », ou seulement « Course du Convoi, sans changement ». De ces signaux de l’aube dépendait la vie pour les six mois à venir du million et quart d’âmes que comptait le Convoi. Ce n’était pas arrivé souvent, mais il s’était déjà produit qu’une accumulation d’erreurs réduise la moisson d’un convoi en dessous du minimum nécessaire pour assurer la survie. On avisait et on récupérait parfois des navires abandonnés par de tels convois ; il fallait des hommes et des femmes au cœur bien accroché pour les arraisonner et enlever les débris humains. Des scènes de cannibalisme avaient eu lieu, chose obscène qui hantait les cauchemars.

Chacun des soixante-quinze capitaines avait son purgatoire personnel à endurer tout au long de la moisson, c’était l’Équation Voile/Seine. Il leur appartenait d’équilibrer la poussée exercée sur les voiles et la résistance à l’avancement provoquée par les seines qui se gonflaient, de sorte que la poussée n’excédât la résistance que du nombre exact de livres nécessaires pour maintenir le navire dans son cap et à sa place, étant donné toutes les variations concevables dans la force et la direction du vent, la température de l’eau, la consistance de l’essaim et l’état de surface de la coque. Une fois que la prise était salée, il était de règle pour les capitaines de converger vers le Grenville où une grande fête leur était donnée en guise de détente.

Le rang avait ses privilèges. Il n’était pas question de détente pour les Officiers du Filet de chacun des bateaux, non plus que pour leurs subalternes des Manœuvres et de l’Entretien, ou pour les Officiers du Ravitaillement sous les ordres desquels servaient les gens du Traitement et du Magasinage. Ils se contentaient de travailler, mouillant les filets vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les maintenant gonflés grâce aux cordages de la mâture et des palans en saillie, les faisant se déverser dans les énormes tonneaux au milieu des bateaux, s’occupant des lames qui gratteraient les résidus sur les filets sans les endommager, réparant les dégâts lorsqu’il s’en produisait ; et sans interrompre la moisson, cuisinant à toute vitesse la partie de la récolte qui devait être cuite, séchant ce qui devait en être séché, extrayant l’huile de ce qu’il fallait de la pêche et emmagasinant ce qui avait été cuit, séché et pressé là où il n’y avait pas de risque de le voir se gâter, modifier l’assiette du navire ou être chapardé par les enfants. Cela continuait des semaines après que le flot argenté se soit délayé et ne forme plus que des taches sur le fond vert, et après qu’il ait complètement disparu.

L’emploi du temps du plus grand nombre n’était pas le moins du monde modifié par la saison de l’essaimage. Les forgerons, les voiliers, les menuisiers, les responsables de l’eau et, dans une certaine mesure, les magasiniers, continuaient à travailler comme auparavant, veillant à l’état du vaisseau, renouvelant, remplaçant, refaisant. Les vaisseaux étaient essentiellement constitués de cuivre, de bronze et d’acier inoxydable. Les filets, les amarres et les câbles étaient tissés à partir de torons de bronze phosphoreux ; les filins, les mâts et la coque étaient de métal ; tout était inspecté quotidiennement par le Premier Officier, ses hommes et ses femmes, qui recherchaient les plus petites têtes d’épingle de corrosion. Une tête d’épingle de corrosion pouvait s’étendre ; elle pouvait envoyer un bateau par le fond avant d’avoir fini de s’étaler, ainsi que les aumôniers aimaient à le rappeler aux fidèles lorsque les vaisseaux s’apprêtaient pour l’office, le dimanche. Afin d’empêcher le rouge diabolique de la rouille du fer, et le sinistre bleu de la rouille du cuivre de se développer, les pelotons d’huileurs étaient toujours sur la brèche, munis d’huile distillée à partir de la prise. Seules les voiles et le tissu ne pouvaient être préservés : ils s’usaient. C’est pour cette raison que les machines à faire le feutre qui se trouvaient dans les profondeurs des vaisseaux hachaient les voiles et les vêtements usagés pour en faire de nouvelles fibres qu’elles malaxaient et mêlaient à du varech et à de la colle extraite de la prise, en faisant du feutre régénéré qui servirait à fabriquer de nouvelles voiles et de nouveaux vêtements.

Le plancton essaimant toujours deux fois par an, le Convoi de Grenville pouvait continuer à faire voile à travers l’Atlantique Sud, de limite des dix milles en limite des dix milles. Aucun des soixante-quinze vaisseaux du Convoi n’avait d’ancre.

La Soirée du Capitaine qui succédait à la fin de la Moisson 283 était longue à démarrer. « Pour être franc, disait McBee, dont le vaisseau portait le nom d’Escadre Bâbord 19, à Salter, de l’Escadre Tribord 30, je suis tellement épuisé que je n’avais vraiment aucune envie d’aller encore à une soirée, mais je ne voulais pas décevoir le Vieux. »

Le Commodore, avenant et bronzé, ne paraissant pas ses quatre-vingts ans, accueillait les arrivants, de l’autre côté de l’immense cabine.

« Vous vous sentirez mieux après une bonne nuit de sommeil. C’était une belle moisson, n’est-ce pas ? Le temps s’est mis de la partie pour que ça ne soit pas trop facile et que ça reste intéressant. Vous vous rappelez la 276 ? En voilà une qui m’a littéralement épuisé. On marchait au livre, quelle corvée ! Mais cette fois, au quinzième jour, vers midi, mon petit-hunier allait me lâcher ; une grande déchirure en plein milieu. Mais j’en avais besoin pour mon équilibre V/S. Comment faire ? J’ai fendu un spinnaker gonflé – non, attendez une minute, laissez-moi parler avant de me jeter le livre – et j’ai vidé mon réservoir d’assiette avant. Passez muscade ! Aucun problème ! On a remplacé le petit-hunier en un quart d’heure. »

McBee était horrifié. « Vous auriez pu perdre votre filet !

— Mon météorologiste avait définitivement écarté toute éventualité d’un grain survenant à l’improviste.

— Votre météorologiste ! Vous auriez pu y laisser votre filet ! »

Salter l’étudia. « Dire cela une fois était mal avisé, McBee. Le dire une seconde fois, c’est insultant. Croyez-vous que je prendrais des risques avec vingt mille existences ? »

McBee passa ses mains sur son visage las. « Je suis désolé, dit-il. Je vous ai dit que j’étais épuisé. Évidemment, dans des circonstances spéciales, ce peut être une manœuvre sûre. » Il se dirigea vers un hublot et jeta un coup d’œil à son propre vaisseau, le dix-neuvième du long échelonnement qui suivait le Grenville. Salter regarda derrière lui. « Perdre son filet » était une phrase qui revenait dans de nombreux proverbes ; elle impliquait une insondable déraison. En fait, un vaisseau qui perdait son filet aux mailles de bronze phosphoreux était voué à un sort tragique, et le connaissait très rapidement. On pouvait improviser avec les voiles, ou essayer de bricoler un filet à partir des gréements restants, mais cela ne suffirait pas pour nourrir vingt mille bouches ; or il n’en fallait pas moins pour assurer la maintenance. Le Convoi de Grenville avait rencontré une épave qui avait perdu son filet avant 240 ; les enfants racontaient encore des histoires d’horreur à ce sujet, et décrivaient comment les survivants des vigies de bâbord et de tribord, devenus fous, se livraient une guerre, une série d’impitoyables incursions nocturnes, au couteau et à la matraque.

Salter se dirigea vers le bar et le steward du Commodore lui servit son premier verre de la soirée, une timbale d’acier pleine d’un liquide incolore distillé à partir d’une purée fermentée d’algues des Sargasses. Elle titrait quarante degrés et était agréablement parfumée aux iodures.

Il leva le regard de son verre et écarquilla les yeux. Un homme en uniforme de capitaine était en train de parler avec le Commodore, et il ne reconnaissait pas son visage.

Mais il n’y avait pas eu de promotions, ces derniers temps !

Le Commodore vit qu’il les regardait et lui fit signe d’approcher. Il salua le vieil homme et accepta sa poignée de main. « Le capitaine Salter, fit le Commodore. Le plus jeune, le plus téméraire et le meilleur de mes moissonneurs ; Salter, je vous présente le capitaine Degerand, de la Flotte Blanche. »

Salter fut cette fois franchement sidéré. Il savait parfaitement que le Convoi de Grenville était loin d’être seul à sillonner les mers. Lors de ses quarts, il avait parfois remarqué des voiles dans le lointain. Il savait qu’un autre convoi sillonnait la ceinture de deux degrés située au nord de la leur, qu’il s’en trouvait encore un autre dans la ceinture qui s’étendait au sud et, en fait, que la population maritime constante du monde comptait un milliard quatre-vingts millions d’individus, mais il n’avait jamais pensé qu’il se trouverait un jour en face de l’un de ces êtres, à l’exception du million et quart qui parcouraient les mers sous le pavillon de Grenville.

Degerand était plus jeune que lui, tout en cuir tanné et en dents pointues, éblouissantes. Son uniforme était des plus simples, et très étrange. Il comprit le regard étonné de Salter. « C’est tissé, dit-il. La Flotte Blanche a été lancée plusieurs décennies après le Convoi de Grenville. A ce moment-là, il y avait des machines pour reconstituer des fibres susceptibles d’être tissées, et nous en sommes pourvus. C’est du pareil au même. Je crois que nos voiles durent peut-être un peu plus longtemps que les vôtres, mais lorsqu’ils tombent en panne, il faut un grand nombre d’ouvriers spécialisés pour remettre les métiers en marche. »

Le Commodore les avait abandonnés.

« Sommes-nous très différents de vous ? demanda Salter.

— Nos différences ne comptent pas, répondit Degerand. Nous sommes frères, frères de sang, face aux hommes de l’ordure. »

Le terme d’« hommes de l’ordure » était embarrassant, et la juxtaposition avec le mot « sang », encore bien davantage. Il faisait apparemment allusion aux êtres, quels qu’ils fussent, qui vivaient sur les îles et les continents, violant d’une façon outrageante les manières, l’honneur et la foi. Les mots de la Charte hantaient l’esprit de Salter : «…En retour des bienfaits de la mer… Nous abandonnons et abjurons la terre d’où…» C’est à l’âge de dix ans seulement que Salter avait appris l’existence des continents et des îles. Son trouble devait se lire sur son visage.

« Ils nous ont condamnés à un sort effroyable, disait le capitaine étranger. Nous ne pouvons pas radouber. Ils nous ont tous expédiés sur des bandes d’océan de deux degrés de largeur, en convois importants ou modestes, selon ce que dictait la richesse du plancton, et nous coupant de tout. Il ne nous reste plus que les tempêtes catastrophiques, les mauvaises récoltes, le filet perdu et la mort. »

Salter avait l’impression que Degerand avait déjà plusieurs fois prononcé ces mêmes paroles, et d’ordinaire devant des auditoires importants.

La voix de stentor du Commodore retentit tout d’un coup. « Écoutez-moi maintenant ! » Sa voix de tempête remplissent sans peine la cabine d’apparat ; sa tâche habituelle consistait à rugir dans un mégaphone par-delà l’océan ; il se passait de pavillons et de signaux lumineux : on l’entendait à une lieue. « Écoutez, maintenant ! hurlait-il. Il y a du thon sur la table – un gros poisson pour de grands marins ! » Un steward radieux ôta prestement un drap de feutre qui voilait la desserte et, par le Ciel, c’était vrai ! Il s’y trouvait un gros poisson cuit, long comme la jambe, tout fumant et entouré de varech ! Il fut salué par une clameur avide ; les capitaines se dirigèrent vers la pile des plateaux et défilèrent devant le steward qui s’affairait avec son couteau et son fusil à aiguiser.

Salter exprima son émerveillement à Degerand. « Je n’aurais jamais cru qu’il en restait de cette taille. Quand on pense aux tonnes d’alevins que cet ancêtre a dû engloutir !

— Nous avons tué les baleines, les requins, les perches, les morues, les harengs et tout ce qui se sustentait à partir de la mer – en dehors de nous –, fit l’étranger d’un air sombre. Ils se nourrissaient de plancton et se dévoraient les uns les autres, concentrant leur nourriture en une chair ferme et savoureuse telle que celle-ci, mais nous étions jaloux de l’énergie dissipée le long de cette longue chaîne nutritionnelle ; nous avons décrété que la chaîne s’arrêterait au maillon qui va du naissain à l’homme. »

Salter avait alors rempli son plateau. « Le naissain est plus fiable, répondit-il. Un convoi ne pourrait pas courir la chance de faire ou non une bonne pêche. » Il engloutit avec satisfaction une bouchée toute chaude.

« La sécurité n’est pas tout », poursuivit Degerand. Il mangeait plus doucement que Salter. « Votre Commodore a dit que vous étiez un marin intrépide.

— Il plaisantait. S’il le pensait vraiment, il lui faudrait me retirer le commandement. »

Le Commodore revenait vers eux, rayonnant. Il se tapotait la bouche avec son mouchoir. « Surpris, hein ? demanda-t-il. La vigie du Glasgow a repéré ce gros monsieur hier, à un demi-kilomètre de là. Il me l’a signalé ; je lui ai alors dit de mettre à la mer et d’aller le chercher à la rame. L’équipage du bateau scrutait les environs tandis qu’il allait de droite et de gauche, et ils l’ont bel et bien harponné. C’est une bonne chose de faite. En le tuant, nous économisons du naissain, et voilà qui fait une célébration digne de mes capitaines. Mangez de bon cœur ! C’est peut-être le dernier que nous verrons ! »

Degerand contredit brutalement son supérieur.

« Ils ne peuvent pas être complètement anéantis, Commodore, non plus qu’exterminés. La mer est profonde. Son potentiel génétique est indestructible. Nous ne faisons qu’en modifier temporairement l’équilibre nutritionnel.

— Vous avez vu des cachalots, dernièrement ? lui demanda le Commodore en haussant ses sourcils blancs. Allez vous resservir, capitaine, tant qu’il en reste. » C’était un congédiement ; l’étranger s’inclina et se dirigea vers le buffet.

« Que pensez-vous de lui ? demanda le Commodore.

— Il a des idées extrémistes, répondit Salter.

— Il semblerait que la Flotte Blanche ait des problèmes, fit le vieil homme. Ce gaillard s’est amené sur un cotre, la semaine dernière, au milieu de la moisson, requérant mon attention immédiate et personnelle. Il fait partie de l’état-major du Commodore de la Flotte Blanche. J’en déduis qu’ils sont tous comme lui. Ils se sont laissés aller ; peut-être la rouille les a-t-elle devancés, peut-être se reproduisent-ils trop rapidement. Un de leurs vaisseaux a perdu son filet, et ils ne l’ont pas abandonné. Ils ont récupéré des éléments de gréage dans toute la flotte pour lui permettre de se refaire un filet.

— Mais…

— Mais, mais, mais… Ce n’était évidemment pas la chose à faire. Maintenant, ils en souffrent tous, et ils n’ont pas le courage de tirer au sort et de faire la part du feu. » Il baissa la voix. « Ils envisagent une sorte de razzia sur le Continent Occidental, cette espèce d’Amérique, afin de rafler l’acier, le bronze, et tout ce qu’ils pourront trouver qui ne soit pas soudé au plancher. C’est absurde, évidemment, ça a été pondu par ces écervelés de l’état major. Les équipages ne les suivront jamais. Degerand a été envoyé pour nous y convier !

Salter observa le silence pendant quelques instants. « J’espère bien que nous n’aurons rien à voir là-dedans, dit-il enfin.

— Je le renvoie à l’aube avec mes compliments, une réponse négative et mon conseil sincère à son Commodore de laisser tomber tout ça avant que son propre équipage n’en entende parler et ne l’attache au beaupré ! » Le Commodore lui dédia un pâle sourire. « Un tel verdict est évidemment aisé à rendre lorsqu’on vient d’achever une excellente récolte. Il serait peut-être plus difficile de leur signifier une réponse négative si quelques-uns de nos navires avaient perdu leurs filets et si nous n’avions pris que de quoi nourrir soixante pour cent de nos bouches. Croyez-vous qu’il serait possible de faire cette dure réponse dans ces circonstances ?

— Je le crois, monsieur. »

Le Commodore s’éloigna, le visage énigmatique. Salter pensait savoir ce qui était en train de se passer. Il venait de lui être donné un petit avant-goût du haut commandement. Peut-être était-on en train de le dresser au rôle de Commodore – certainement pas pour succéder au Vieux ; mais à son successeur…

McBee revint, plein de gros poisson et d’alcool. « J’ai dit une bêtise, hein ? bafouilla-t-il. Prenons un verre et oublions tout ça, d’accord ? »

Il en serait heureux.

« Sacré nom d’un chien de bon marin ! s’écria McBee après quelques autres verres. Le meilleur petit capitaine du Convoi ! Pas un vieux débris terrorisé comme ce pauvre vieux McBee, qu’a peur du moindre souffle de vent ! »

Il lui fallut alors réconforter McBee jusqu’à ce que les invités commencent à se retirer. McBee finit enfin par s’endormir et Salter le fourra dans son youyou pour monter à bord du sien et ramer longuement vers les lumières qui se balançaient en haut du grand-mât de son bateau.

L’Escadre Tribord 30 était plongée dans le repos de la nuit. Seules vivaient encore les lampes à huile animées d’un lent mouvement que portaient les femmes, en leur incessante patrouille contre la rouille. Le poids du plancton pris et séché se montait à quelque sept mille tonnes. Ce qui leur laissait une marge confortable par rapport aux 5 670 tonnes nécessaires aux six mois de rations qui les amèneraient à l’essaimage et à la moisson de l’arrière-saison. Les réservoirs d’assiette disposés le long de la quille avaient été presque mis à sec par la population prisonnière du vaisseau, alors que les cubes cuisinés, séchés et salés, étaient emmagasinés dans les plans d’arrimage doublés de verre, disposés les uns au-dessus des autres ; le gigantesque bâtiment voguait sans histoires sur une mer soulevée par les vagues, sous un vent d’ouest de force 1.

Salter était à bout de forces. Il songea brièvement à signaler au sifflet pour qu’on lui envoie une chaise de calfat, afin de se faire haler sans peine en haut de la coque, cette falaise de cinquante mètres de hauteur qui se dressait devant lui, et repoussa cette idée avec regrets. Le rang avait ses privilèges, mais aussi ses obligations. Il se redressa dans le canot, prit pied sur l’échelle et commença la longue escalade. En passant devant les hublots des cabines superposées, il conserva les yeux vertueusement braqués devant lui, sur les plaques de bronze de la coque qui se trouvaient à quelques centimètres de son nez. Dans l’intimité de leurs cabines doubles, nombreux étaient les couples qui fêtaient sans doute la fin du labeur éreintant, de nuit comme de jour. L’intimité avait une grande valeur à bord du vaisseau ; chacun des 18 mètres cubes de cabine, le hublot dont on disposait, acquéraient une signification presque religieuse, spécialement après des semaines de travail de groupe dans cette fourmilière.

Prenant garde à ne pas s’essouffler, il termina l’ascension avec panache, en bondissant sur le pont ras. Il n’y avait personne pour le regarder. Se sentant un peu ridicule et abandonné, il alla vers l’arrière dans le noir, avec pour seuls compagnons le vent qui lui sifflait dans les oreilles et les grincements du gréage. Les cinq grands mâts de treillis métallique résistaient en silence à la traction des voiles gonflées par la brise ; il s’arrêta un instant près du mât de Mercredi, aussi grand qu’un séquoia, et y appliqua les mains pour sentir la puissance qui vibrait dans ses montants d’acier.

Six femmes passèrent, absorbées, promenant leurs lanternes sur le pont ; il sursauta, mais elles ne le virent pas. Elles effectuaient leur tour de garde comme en état de transe. Les politesses traditionnelles n’existaient plus pour elles ; la tâche de survivre commençait avec leur travail. Un millier de femmes, cinq pour cent de la population du vaisseau, recherchaient nuit et jour les traces de corrosion. L’eau de mer est un solvant diabolique et il fallait bien que le vaisseau vive dedans ; la réponse était le fanatisme.

Sa cabine de luxe au-dessus du gouvernail l’attendait ; l’écoutille qui y menait brillait à la lumière d’une lampe inutile, une centaine de pieds, plus loin sur le pont. Après la moisson alors que les réservoirs étaient emplis d’huile jusqu’au bord, on agissait volontiers comme s’ils ne devaient jamais se vider. Le capitaine se dirigea vers l’écoutille, contournant et enjambant avec lassitude une douzaine de haubans, et éteignit la lanterne. Il jeta un coup d’œil machinal sur le pont, avant de redescendre. Tout allait bien…

A part une tache pâle près du gaillard d’arrière…

« Cette journée ne finira donc jamais ? », demanda-t-il à la lanterne éteinte, tout en se dirigeant vers le gaillard d’arrière. La tache était une petite fille en chemise de nuit qui errait sur le pont en suçant son pouce. Elle avait peut-être deux ans et était plus qu’à moitié endormie. Elle aurait pu passer par-dessus le bastingage d’un instant à l’autre. Un petit gémissement, un petit « plouf »…

Il la ramassa comme une plume. « Qui est ton papa, princesse ? lui demanda-t-il.

— Sais pas », répondit-elle en souriant. Damnation, elle ne le savait pas. Il faisait trop noir pour qu’il puisse déchiffrer son collier d’identité et il était trop fatigué pour rallumer la lanterne. Il se traîna à l’autre bout du pont vers l’équipe d’inspectrices. « Que l’une de vous ramène cette enfant à ses parents », dit-il à leur chef en la leur remettant.

La chef était indignée. « Nous sommes de quart, monsieur !

— Vous présenterez vos doléances au Commodore si vous le désirez. Prenez cette enfant ! »

L’une des femmes les plus rondes s’exécuta et se mit à roucouler tandis que sa chef lui faisait les gros yeux. « Au revoir, princesse, lui dit le capitaine. Pour ça, tu mériterais qu’on te donne la cale humide, mais je te laisse encore une chance.

— Au revoir », dit la petite fille en agitant la main, et le capitaine retourna en bâillant vers l’écoutille et vers son lit.

Sa cabine d’apparat était somptueuse selon les critères austères du vaisseau. Elle était égale à six des cabines standard de neuf fois neuf pieds, ou à trois des cabines doubles pour couples. Il y avait toutefois dans ces dernières quelque chose qu’il n’avait pas. Les officiers au-dessus du grade de lieutenant étaient célibataires. L’expérience avait prouvé que c’était la seule réponse au népotisme, or le népotisme était un luxe qu’aucun convoi ne pouvait se permettre. Il impliquait tôt ou tard un commandement inefficace, et un commandement inefficace signifiait tôt ou tard la mort.

Et comme il était persuadé qu’il n’arriverait pas à s’endormir, il n’y parvint pas.

Le mariage. La paternité. Quelle étrange affaire ce devait être ! Partager un lit avec une épouse, une cabine avec deux enfants, décemment abrités derrière leur écran pendant seize années… De quoi parlait-on, au lit ? C’est tout juste si sa dernière maîtresse parlait, sauf avec ses yeux. Lorsque ceux-ci avaient commencé à traduire le fait qu’elle était – Dieu seul sait pourquoi – en train de tomber amoureuse de lui, il avait rompu avec elle aussi doucement que possible et avait depuis lors rejeté avec irritation l’idée de lui fournir une remplaçante. Il y avait deux ans de cela ; il avait alors trente-huit ans et commençait à avoir l’impression d’être un vieux cavaleur, tout juste bon à jeter dans le sillage par-dessus le gaillard d’arrière. Un vieux débauché libidineux, un abuseur de femmes. Elle avait dit quelques petites choses, bien sûr ; mais qu’avaient-ils en commun, de quoi auraient-ils pu parler ? Avec une femme mûrissant près de lui, des enfants à partager, c’eût été différent. Cette grande fille pâle et calme méritait mieux qu’il ne pouvait lui donner ; il espérait qu’elle était convenablement mariée, maintenant, dans une cabine double et peut-être déjà lourde du premier de ses deux enfants.

Un sifflement retentit au-dessus de sa tête ; quelqu’un soufflait dans l’un des douze tuyaux acoustiques groupés contre la paroi étanche. Puis un ressort fit sauter le couvercle d’acier du Tuyau Numéro Sept, celui des Signaux. Il souleva avec résignation un tuyau flexible. « Ici le capitaine, dit-il dans le tuyau de réponse. Parlez.

— Le Grenville signale un grain de force 3 approchant par l’arrière, capitaine.

— Grain de force 3 par l’arrière. Alertez la garde de tribord avant. Qu’ils prennent les ris à Condition Charlie.

— Garde de tribord avant. Prendre les ris à Condition Charlie. Bien, capitaine.

— Exécution.

— Bien, capitaine. » Le couvercle du Tuyau Numéro Sept, celui des Signaux, se referma. Il entendit au même instant le sifflement strident du tuyau, lointain, pénétrant, et une vague pulsation alors qu’un sixième des hommes de pont commençaient à remuer dans leurs cabines, s’éveillant, gagnant le pont, les yeux chassieux, piaffant dans les coursives et montant par les écoutilles. Il se leva à son tour et enfila ses vêtements en bâillant. Prendre les ris de Condition Fox à Condition Charlie n’était pas une grande affaire, même dans le noir, et Walters, qui était de quart, était un bon officier, mais il ferait mieux d’y aller.

Le vaisseau à pont ras ne lui offrait pas de passerelle de commandement. Il gouvernait depuis la première hune du mât d’artimon, le dernier des cinq. La « première hune » était un nid de pie amélioré, fixé à cinquante pieds de hauteur dans le treillage d’acier de l’immense pylône ; il lui permettait d’avoir une vision d’ensemble de tous les mâts et de tous les espars.

Il grimpa à son poste de commandement, ayant dépassé le stade de la fatigue. La pleine lune éclairait maintenant la scène ; très bien. C’était toujours autant de chances en moins de voir un gabier inexpérimenté marcher sur une enfléchure qui se révélerait n’être qu’une ombre, et s’écraser deux cents pieds plus bas sur le pont. Ça voulait dire aussi une plus grande vivacité dans la prise des ris ; ce serait fini d’autant plus vite. Il fut tout d’un coup sûr de pouvoir dormir s’il se remettait jamais au lit.

Il se retourna pour jeter un coup d’œil vers le gaillard d’arrière à la masse de bronze du grand filet éclairé par la lune. D’ici huit jours, il serait nettoyé et graissé ; d’ici deux semaines, il serait arrimé avec les câbles dans les profondeurs du vaisseau, à l’abri du vent et des intempéries.

Les légions de la garde de tribord avant s’attroupèrent autour des mâts, du mât de Lundi au mât de Vendredi, s’agglutinant le long des espars alors que les coups de sifflets stridents des maîtres d’équipage guidaient la manœuvre.

Le grain s’abattit sur eux.

Le vent se mit à hurler et à le déchirer ; le capitaine entoura une épontille de ses bras. La pluie lui frappait la tête et le vaisseau amorça une lente et ample révérence de bâbord à tribord. Il y eut dans son dos un grand fracas métallique comme le filet de bronze s’écartait de la coque de plusieurs dizaines de centimètres.

Des nuages avaient soudain masqué la lune. Il ne voyait plus les hommes qui grouillaient le long des vergues, mais il sentait ce qu’ils faisaient par la plante de ses pieds, avec une acuité soudaine et terrible. Ils effectuaient la manœuvre et prenaient des ris dans les voiles en se cramponnant comme ils pouvaient, aveuglés et assourdis par le vent et la pluie de grésil. Ils n’étaient plus en phase, maintenant ; ils ne s’efforçaient plus de raccourcir les voiles également sur tous les mâts ; ils faisaient seulement tout ce qu’ils pouvaient pour en finir au plus vite afin de redescendre. Le vent lui hurlait en pleine figure tandis qu’il se retournait et se cramponnait. Ils étaient maintenant en avance sur la manœuvre aux mâts de Lundi et de Mardi, en retard aux mâts de Jeudi et de Vendredi.

Le vaisseau allait donc piquer du nez. Le vent allait le prendre irrégulièrement et il s’agenouillerait comme pour prier, l’étrave plongeant dans les profondeurs de l’océan avec une gigantesque, une immense, une majestueuse obéissance, l’arrière s’élevant doucement, pesamment, dans l’air, jusqu’à ce que le tourillon de gouvernail le plus élevé déverse une cascade de cent pieds de haut dans l’écume bouillonnante du sillage.

Ils ne plongèrent qu’à moitié. Cela arriva et le capitaine se cramponna en gémissant tout haut. Il entendait par-dessus les mugissements du vent les apparaux non assujettis qui s’entrechoquaient avec fracas sur le pont, glissant vers l’avant les uns sur les autres, dans un vacarme d’avalanche. Il entendit à l’arrière un bruit métallique sec et brutal et se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang, qui se mit à ruisseler sur son menton où la pluie d’un froid déchirant vint le laver.

Le plongement atteignit son maximum et la seconde partie commença, après des moments interminables au cours desquels le vaisseau sembla figé pour l’éternité à un angle de cinq degrés. L’étrave monta, monta, monta, le beaupré vint masquer les étoiles sur l’horizon, les apparaux non assujettis retournèrent vers l’arrière en une marée écrasante d’écopes, de cabestans, de manivelles, de barriques, de serpentins d’alambics, de réflecteurs solaires en acier et de risses de gréement en bronze…

…Qui furent précipités dans la masse du filet qui forçait sur ses dispositifs de retenue, sur les deux grands poteaux d’amarrage ancrés dans la coque elle-même, à quatre cents pieds de profondeur. L’énergie de la charge fit éclater violemment le ventre du filet qui se déversa dans la mer. Les poteaux d’amarrage tinrent encore un moment.

Un câble de retenue hurla et claqua comme le dos d’un homme, puis ce fut le second câble. Le glissement rugissant des amarres de bronze tonnant sur le gaillard d’arrière secoua le vaisseau.

Le grain passa comme il était venu ; les nuages s’en furent et la lune se dénuda pour briller sur un pont briqué de neuf. Le filet était perdu.

Le capitaine Salter baissa les yeux par-dessus le bord du nid de pie, du haut des cinquante pieds qui le séparaient du pont. « Je devrais sauter, se dit-il. Ça irait plus vite comme ça. »

Mais il n’en fit rien. Il se mit lentement à redescendre l’échelle qui menait au pont dénudé.

Ne disposant d’aucun équipement électrique, le vaisseau était nécessairement une république représentative plutôt qu’une démocratie. Vingt mille personnes ne peuvent discuter et prendre des décisions qu’à l’aide de micros, de haut-parleurs et de calculatrices rapides susceptibles de dénombrer les oui et les non. Lorsque le pouvoir de la parole est le seul moyen de communication, et le boulier manipulé par un employé, l’unique instrument de pointage, il est impossible à plus de cinquante personnes de tenir une conférence si l’on veut que ça ait un sens, et il y a des pessimistes pour dire que ce nombre est plus proche de cinq que de cinquante. Le Conseil du Vaisseau qui se réunit à l’aube sur le gaillard arrière était composé de cinquante personnes.

C’était une belle aurore ; le spectacle du ciel saumon, la mer irisée et des voiles blanches du Convoi alignées en une oblique gigantesque qui s’étendait sur soixante milles de bleu océanique, réjouissait le cœur.

C’était pour ce genre d’aurores que l’on vivait : une moisson complète salée dans les soutes, des barriques pleines d’eau, les évaporateurs faisant filtrer goutte à goutte de leurs neuf mille tuyaux neuf gallons d’eau du lever au coucher du soleil tous les jours, assez de vent pour gouverner facilement et une belle envergure. Telles étaient les récompenses. Cent quarante années auparavant, le Convoi de Grenville avait été lancé de Newport News, en Virginie, pour les revendiquer.

Oh ! la grande aventure du lancement ! Les hommes et les femmes qui étaient montés à bord se prenaient pour des héros, des conquérants de la nature qui s’immolaient pour la gloire de la ZOMENE ! Mais ZOMENE signifiait seulement Zone Métropolitaine du Nord-Est, cette dense garenne entièrement bâtie et creusée de souterrains qui s’étendait de Boston à Newport et s’étalait vers l’ouest, avalant Pittsburgh sans même s’arrêter, pour commencer à s’éclaircir enfin au-delà de Cincinnati.

La première génération en mer s’accrocha en soupirant à la culture de ZOMENE, se consolant avec le patriotisme de son sacrifice ; un soulagement quelconque valait mieux que rien du tout, et c’est dans la masse confuse de la multitude que le Convoi de Grenville avait prélevé sa population d’un million et quart d’âmes.

C’étaient des immigrants de la mer, et comme tous les immigrants, ils se languissaient de leur Vieille Patrie.

Puis il y eut la seconde génération. Comme toutes les secondes générations, elle ne faisait preuve d’aucune patience à l’égard des vieilles gens et de leurs histoires, Voilà ce qui était réel : cette mer, ce coup de vent, cette corde ! Puis la troisième génération vint, semblable à toutes les troisièmes générations : elle éprouva un vide soudain et désespéré et ressentit douloureusement son manque d’identité. Qu’est-ce qui était réel ? Qui sommes-nous ? Quelle était cette ZOMENE perdue ? Mais alors le grand-père et la grand-mère n’étaient plus guère capables que de marmonner indistinctement ; l’héritage culturel était perdu à jamais, dilapidé par trois générations, parti pour l’éternité. Comme toujours, la quatrième génération ne s’en souciait déjà plus.

Et ceux qui siégeaient au Conseil du gaillard d’arrière étaient des membres des cinquième et sixième généra-s dons. Ils savaient tout ce qu’il y avait à savoir sur la vie. La vie, c’était là coque et les mâts, la voile et les gréements, le filet et les évaporateurs. Rien de plus. Rien de moins. Sans mâts, il n’y avait pas de vie. Il n’y avait pas non plus de vie sans filet.

Le Conseil du Vaisseau ne commandait pas ; le commandement était réservé au capitaine et à ses officiers. Le Conseil gouvernait et jugeait à l’occasion les affaires criminelles. Quatre-vingts ans auparavant, au cours de l’Hiver Noir Sans Moisson, il avait décrété l’euthanasie pour toutes les personnes au-dessus de soixante-trois années d’âge et pour un sur vingt des autres adultes se trouvant à bord. Il avait condamné à la peine capitale les meneurs de la Mutinerie de Peale. Il les avait fait envoyer dans le sillage, et Peale lui-même avait été attaché au beaupré en ce qui était l’équivalent maritime de la crucifixion. Depuis lors, aucun mégalomane n’avait décidé de donner un intérêt à la vie de ses compagnons de bord, de sorte que la longue agonie de Peale avait servi à quelque chose.

Les cinquante hommes et femmes représentaient tous les départements du vaisseau et tous les groupes d’âge. S’il y avait à bord quelque sagesse, elle était concentrée là, sur le gaillard d’arrière. Mais il n’y avait pas grand-chose à dire.

C’est l’aîné d’entre eux, le Voilier Retraité Hodgins, qui présidait. Ce barbu vénérable, à la voix encore forte, s’adressa à eux en ces termes :

« Compagnons de bord, nous avons eu notre accident. Nous sommes des hommes morts. La décence nous commande de ne pas prolonger le combat, de ne pas nous abaisser à… nous alimenter contrairement à la loi. La raison nous dit que nous ne pouvons pas survivre. Je propose donc une mort honorable et volontaire pour tous, et que les matériaux constituant notre vaisseau soient légués aux survivants du Convoi et divisés entre eux, à la discrétion du Commodore. »

Il n’avait guère d’espoir de voir entendre son point de vue de vieil homme. L’Inspectrice en Chef se leva aussitôt. Elle n’avait que trois mots à dire : « Pas mes enfants. »

Les femmes hochèrent la tête d’un air sinistre, et les hommes avec résignation. La décence, le devoir et le sens commun étaient de très belles choses, jusqu’au moment où on venait heurter de plein fouet cette cloison étanche d’acier. Pas mes enfants.

« S’est-on jamais demandé si une collecte parmi les vaisseaux de la flotte ne permettrait pas de fournir suffisamment de cordage pour improviser un filet ? » demanda un jeune et brillant aumônier.

C’était au capitaine Salter de répondre à cette question, mais meurtrier des vingt mille âmes dont il avait la charge, il ne put pas parler. Il fit un signe de tête saccadé à son officier des transmissions.

Le lieutenant Zwingli tenta de gagner du temps en produisant son ardoise à signaux et en faisant semblant de se rafraîchir la mémoire. « A zéro heure trente-cinq, aujourd’hui, dit-il, un signal lumineux fut émis en direction du Grenville, les avisant que notre filet était perdu. La réponse du Grenville fut la suivante : « A partir de cet « instant, votre vaisseau ne fait plus partie du Convoi. « Aucune recommandation. Condoléances personnelles et « regrets. Signé : le Commodore. »

Le capitaine Salter retrouva sa voix. « J’ai envoyé plusieurs autres messages au Grenville et aux voisins de notre vaisseau dans le Convoi, dit-il. Ils n’ont pas répondu. C’est ainsi que ça doit être. Nous ne faisons plus partie du Convoi. Par notre propre… faute… nous sommes devenus un poids mort pour le Convoi. Nous ne pouvons en attendre aucune aide. Je ne condamnerai personne. Ainsi va la vie. »

Un membre du Conseil prit alors la parole, que le capitaine Salter connaissait dans un autre rôle. C’était Jewel Flyte, la grande fille pâle qui avait été sa maîtresse deux ans plus tôt. Elle devait être là en tant que suppléante, se dit-il en la regardant avec des yeux neufs. Il ne savait pas qu’elle était même cela ; il l’avait évitée depuis lors. Et puis… non, elle n’était pas mariée ; elle ne portait pas d’alliance. Elle n’avait pas non plus les cheveux tirés en arrière, dans le style semi-officiel des célibataires volontaires, ces super-patriotes (ou simplement ces personnes que la sexualité effrayait, ou qui n’aimaient pas les enfants), qui abandonnaient leur droit à la maternité pour le bien du vaisseau (ou pour leur convenance personnelle). C’était simplement une fille en uniforme de… de quoi ? Il dut réfléchir avant de parvenir à associer l’écusson qu’elle portait sur la poitrine à un département précis. Elle était archiviste du navire, avec la clef et la plume d’oie croisées ; une obscure employée, un rat de bibliothèque sous les ordres – oh ! bien en dessous – du Chef des Commis aux Écritures. Elle avait sûrement été élue substitut par les Commis, dans un sursaut de sympathie pour sa carrière avortée.

« Mon travail, dit-elle de sa voix calme et posée, consiste essentiellement à rechercher des précédents dans le livre de bord lorsque nous devons enregistrer des événements inhabituels et que personne ne se souvient aussitôt de la forme sous laquelle il faut les enregistrer. C’est l’une de ces tâches fastidieuses qu’il faut bien que quelqu’un effectue, mais qui ne suffit pas à occuper une personne à temps complet. Je dispose donc dans mon temps de travail, de nombreuses heures de loisirs. Je suis par ailleurs restée célibataire et je ne pratique aucun sport, ni aucun jeu. Je vous dis tout cela afin que vous me croyiez lorsque je vous dirai qu’au cours des deux années passées, j’ai lu le livre de bord dans son intégralité. »

Un léger brouhaha succéda à ses paroles. Quelle occupation étonnante, et étonnamment insignifiante ! Le vent et le temps, les tempêtes et le calme, les messages et les réunions et les recensements, les crimes, les jugements et les sentences de cent quarante et une années ! Quel ennui !

« Parmi les choses que j’ai lues, poursuivit-elle, nombreuses sont celles qui présentent des analogies avec notre problème. » Elle sortit une ardoise de sa poche. « Extrait du livre de bord daté du 20 juin, année 72 du Convoi, lut-elle. Le Détachement Shakespeare-Joyce Melville a regagné le canot après la nuit. Ils n’ont accompli aucune partie de leur mission. Six sont morts des suites de leurs blessures ; tous les corps ont été retrouvés. Les six survivants étaient mentalement ébranlés, mais ils ont réagi à nos derniers tranquillisants. Ils ont parlé d’une nouvelle religion à terre et de ses conséquences sur la population. Je suis convaincu que nous autres marins ne pouvons plus avoir de relations avec les continentaux. Nous allons mettre fin aux excursions clandestines vers le rivage. » Cette inscription est signée d’un certain capitaine Scolley. »

Un homme du nom de Scolley eut un bref sourire de fierté. Son ancêtre ! Et, comme les autres, il attendit que l’extrait prenne un sens. Mais comme les autres, il trouva qu’il n’en faisait rien.

Le capitaine Salter aurait voulu lui parler, mais il se demandait comment s’adresser à elle. Pour lui, elle avait toujours été « Jewel », et tous les autres le savaient ; pouvait-il l’appeler « Commis Flyte » sans avoir l’air idiot ? Eh bien, s’il était assez stupide pour perdre son filet, il le serait assez pour se montrer cérémonieux avec son ancienne maîtresse. « Commis Flyte, dit-il, à quoi cet extrait nous amène-t-il ? »

C’est d’une voix calme qu’elle leur répondit à tous. « En pénétrant le sens des quelques mots obscurs, cela voudrait dire que jusqu’à l’année 72 du Convoi, la Charte était régulièrement violée, avec la complicité des capitaines successifs. Je suggère que nous envisagions de la violer une nouvelle fois, afin de survivre. »

La Charte. C’était une sorte de lame de fond de leur vie éthique ; ils l’apprenaient très tôt, lui rendaient hommage tous les dimanches lorsqu’ils allaient à l’office. Elle était inscrite sur des plaques de bronze phosphoreux fixées sur le mât de Lundi de tous les vaisseaux en mer, et l’intitulé en était toujours le même :

EN RETOUR DES BONTÉS DE LA MER, NOUS ABANDONNONS ET ABJURONS, POUR NOUS-MÊME ET NOS DESCENDANTS, LA TERRE DOÙ NOUS SOMMES ISSUS ; POUR LE BIEN COMMUN DE LHOMME.

NOUS METTONS VOILE POUR LÉTERNITÉ.

La moitié d’entre eux au moins marmonnaient inconsciemment ces paroles.

Le Voilier Retraité Hodgins se leva, tout tremblant. « Blasphème ! s’écria-t-il. Cette femme devrait être attachée au beaupré.

— J’en sais un peu plus long sur les blasphèmes que le Voilier Hodgins, il me semble, fit d’une manière réfléchie l’aumônier, et je vous assure qu’il se méprend. C’est une erreur superstitieuse que de croire que la Charte recèle une quelconque sanction religieuse. Ce n’est pas une ordonnance de Dieu, c’est un contrat entre les hommes.

— C’est une Révélation ! hurla Hodgins. Une Révélation ! C’est le dernier testament ! C’est le doigt de Dieu indiquant le chemin d’une vie dure et pure en mer, loin de la crasse et de la saleté, de la surpopulation et de la maladie ! »

C’était un point de vue répandu.

« Et mes enfants ? demanda l’inspectrice en Chef. Dieu veut-il qu’ils meurent de faim, ou bien… ou bien…» Elle ne pouvait se résoudre à terminer sa question, mais les derniers mots qu’elle n’avait pas prononcés résonnaient dans leur esprit à tous.

Mangés.

A bord de certains vaisseaux où prédominaient par accident les plus âgés, à bord d’autres vaisseaux où des esprits enflammés, en retard de plusieurs générations sur la leur, avaient voué à la Charte un culte puissant, le suicide aurait pu être voté. A bord d’autres vaisseaux encore où il ne s’était rien passé d’extraordinaire en six générations, où la vie avait été facile, et où l’art et la tradition de prendre des décisions difficiles s’étaient perdus, la confusion, l’inaction et l’inévitable dégénérescence dans la sauvagerie se seraient peut-être succédées. A bord du vaisseau de Salter, le Conseil décida par vote d’envoyer un petit détachement à terre aux fins d’étude. Ils eurent recours à tous les euphémismes imaginables pour décrire ces faits, mirent six heures à se décider et se retrouvèrent assis sur le gaillard d’arrière qui grinçait un peu, comme s’ils s’attendaient à être pulvérisés par la foudre.

Le détachement qui devait se rendre à terre était constitué de Salter, capitaine ; Flyte, archiviste ; Pemberton, aumônier junior ; et Graves, inspectrice en chef.

Salter grimpa sur sa hune de commandement, en haut du mât de Vendredi, consulta une carte qui se trouvait dans ses archives, et donna, par l’intermédiaire d’un tuyau acoustique, l’ordre suivant aux hommes de barre : « Changement de cap, Rouge Quatre Degrés. »

L’ordre revint, répété avec incrédulité.

« Exécution », dit-il. Le vaisseau se mit à craquer alors que quatre-vingts hommes manœuvraient la barre ; le sillage commença à s’incurver derrière eux, imperceptiblement tout d’abord.

Le Vaisseau de Tribord 30 quittait son ancienne position ; on pouvait entendre, par-delà un mille de mer, les sifflets des maîtres d’équipage à bord du Tribord 31, tandis qu’ils mettaient à la voile pour combler le vide.

« Ils auraient quand même pu faire un signal », songeait Salter en laissant enfin retomber ses jumelles sur sa poitrine. Mais la vigie du Tribord 31 restait vierge de tout pavillon, à l’exception de son pavillon de reconnaissance.

Il siffla ses officiers de transmissions et indiqua leurs écussons du doigt. « Enlevez-moi ça », leur dit-il d’une voix rauque avant de descendre dans sa cabine.

Le nouveau cap les trouverait enfin en train de faire voile vers un endroit que la carte décrivait comme étant New York City.

Salter émit ce qu’il croyait bien être son dernier ordre au lieutenant Zwingli ; la baleinière attendait dans ses bossoirs ; les trois autres étaient déjà dedans.

« Vous resterez positionnés à cet endroit du mieux que vous pourrez, dit le capitaine. Si nous survivons, nous serons de retour d’ici à quelques mois. Si nous ne revenons pas, ce sera un argument convaincant contre le fait d’échouer le navire et de tenter de vivre au large du continent – mais ce sera alors votre problème, plus le mien. »

Ils échangèrent le salut. Salter sauta dans la baleinière, fit signe aux hommes qui se trouvaient sur le pont, près des cordes, et la longue descente grinçante commença.

Salter, Capitaine ; âge : 40 ans ; célibataire ex officio ; fils de Clayton Salter, Chef du Service Entretien des Instruments, et Eva Romano, Diététicienne en Chef ; sélectionné à l’école primaire à l’âge de 10 ans pour suivre les cours de type A ; Certificat de l’École de Navigation à 16 ans ; Certificat de Navigation à vingt ans, École des Premiers Lieutenants à 24, promu Enseigne à 24, Lieutenant à 30, Commandant à 32 ; promu Capitaine et successeur au poste de commandement du Vaisseau de Tribord 30 la même année.

Flyte, Archiviste ; âge : 25 ans ; célibataire ; fille de Joseph Flyte, Amuseur, et Jessie Waggoner, Amuseuse ; fin d’études primaires à 14 ans ; cours de type B ; certificat de l’École de Commis à 16 ans. Certificat de l’École Supérieure des Commis à 18 ans ; quotient de rendement : 3,5.

Pemberton, Aumônier ; âge : 30 ans ; époux de Riva Shields, Infirmière ; pas d’enfant, volontairement ; fils de Will Pemberton, Maître-Distilleur-Responsable de l’Eau, et Agnès Hunt, Mécanicienne-Feutrière-Adjointe ; fin d’études primaires à 12 ans ; cours de type B, Certificat d’Études Divines à 20 ans ; Vicaire de Quart de Mi-Tribord, puis Aumônier de Tribord-Avant.

Graves, Inspectrice en Chef ; âge : 34 ans ; épouse de George Omany, Forgeron de Troisième Classe ; deux enfants ; fin d’études primaires à 15 ans ; Certificat de l’École des Inspecteurs à l’âge de 16 ans ; Inspectrice de Troisième Classe, de Seconde Classe, puis de Première Classe, Maîtresse Inspectrice, puis Chef. Quotient de rendement : 4 ; trois promotions.

Contre le Nord du Continent américain.

Ils ramèrent tous pendant une heure ; puis une brise vers la terre se leva, et Salter arbora le mât. « Bordez les avirons », dit-il pour se prendre aussitôt à souhaiter oser lancer un contre-ordre. Maintenant, ils auraient le temps de penser à ce qu’ils étaient en train de faire.

L’eau même sur laquelle ils voguaient différait par sa couleur et aussi par sa façon de remuer, de l’eau profonde qu’ils connaissaient. Et la vie, dedans…

« Grands dieux ! », s’écria Mrs. Graves en indiquant quelque chose du doigt, vers la poupe.

C’était un poisson gigantesque, à moitié aussi gros que leur bateau. Il remontait paresseusement à la surface et se glissait de nouveau dans l’eau en un arc ininterrompu. Ils avaient aperçu sa peau grise comme l’acier et dépourvue d’écailles, et sa bouche largement fendue.

« Incroyable, fit Salter, ébranlé. Je suppose toutefois que dans les eaux du large où personne ne vient pêcher, quelques spécimens des espèces les plus grosses survivent. Ainsi que les poissons de taille intermédiaire, pour les sustenter…» Et d’autres, plus petits, longs d’un pied, pour nourrir ceux-là, et…

Le fait de croire que l’Homme avait changé la vie de la mer de façon permanente n’était-il qu’une arrogante présomption ?

Le soleil de l’après-midi déclinait, et la pointe du mât de Lundi du vaisseau disparut par l’arrière, sous la ligne d’horizon ; la brise qui gonflait leur voile les poussait vers un brouillard qui entourait de vagues concrétions qu’ils craignaient d’étudier de trop près. Une silhouette obscure, aussi grosse qu’un mât et pourvue d’un bras unique surgit de la brume ; derrière elle, des blocs et des blocs d’un matériau solide.

« C’est le bout de la mer », dit le capitaine.

Mrs. Graves répondit ce qu’elle aurait dit si un sous-inspecteur abruti lui avait signalé de la rouille bleue sur de l’acier : « Absurde ! » Puis elle se reprit en bafouillant : « Je vous demande pardon, capitaine. Vous avez évidemment raison.

— Mais ça semblait tellement étrange, fit l’aumônier Pemberton, venant à son secours. Je me demande où ils sont tous.

— Nous aurions dû déjà passer au-dessus de la sortie des tuyaux d’évacuation des égouts. Ils avaient l’habitude d’évacuer leurs déchets par des tuyaux sous la mer et de les déverser à plusieurs milles au large. Ça colorait l’eau et ça sentait mauvais. Pendant les premières années des convois, les capitaines savaient rien qu’à la couleur et à la puanteur que c’était le moment de virer de bord et de s’éloigner de la terre.

— Ils ont dû entre-temps améliorer leur système d’évacuation des déchets, dit Salter. Ça fait des siècles. »

Ses dernières paroles flottèrent dans l’air.

L’aumônier étudiait le brouillard par l’avant. Il était impossible de le dénier : la gigantesque chose était une Idole. Une Idole dressée dans la baie de la grande ville, et de la pire espèce, encore : une Idole femelle ! « Je croyais qu’ils n’en mettaient que dans les Lieux consacrés », marmonna-t-il, abattu.

Jewel Flyte comprit. « Je crois que ça n’a aucune signification religieuse, dit-elle. C’est un genre de… de gigantesque bibelot, comme les statuettes que font les matelots en mer. »

Mrs. Graves étudia l’énorme chose et songea à la glyptique telle qu’on la pratiquait en mer : varech compacté, aplani et sculpté au couteau en forme de petites boîtes ou de bibelots, portraits miniatures ou bustes d’enfants. Elle décida que la commise Flyte avait une imagination dangereusement déréglée. Un bibelot ! Grand comme un mât !

Il devrait y avoir du commerce, songeait le capitaine. Des bateaux allant et venant. L’Endroit qui s’étendait sur l’avant était de toute évidence une île, et indiscutablement peuplée ; des marchandises et des gens devraient s’y rendre et en venir. Des petits canots, des cotres et des baleinières devraient faire la navette dans cette baie et dans ces deux rivières ; ils auraient dû être alignés en cet étroit chenal, attendant impatiemment, louvoyant et passant sous des ancres marines et des voiles ferlées. Il n’y avait que quelques oiseaux blancs qui poussaient des cris stridents, des cris de peur, en voyant leur bateau solitaire.

Les concrétions massives émergeaient de la brume ; c’étaient des cubes rouges comme le coucher du soleil, mouchetés d’yeux noirs régulièrement disposés ; c’étaient des dés énormes posés les uns à côté des autres, chacun aussi gros qu’un vaisseau et capables, chacun, d’héberger vingt mille personnes.

Où étaient-ils tous ?

La brise et la marée les poussaient doucement dans le goulot où une centaine de bateaux auraient dû attendre. « Ferlez la voile, dit Salter. Souquons. »

Sans autre bruit que le soupir des avirons dans les tolets, les cris des oiseaux blancs et le clapotis des vaguelettes, ils entrèrent dans l’ombre des grands dés rouges, vers un quai, une dent parmi la centaine du peigne que formait la rive de l’île.

« Doucement, avec les avirons de tribord, fit Salter. Pas trop fort, les avirons de bâbord. Levez les avirons. Aumônier, la gaffe. » Il les avait menés près d’une échelle en acier ; Mrs. Graves suffoqua en voyant l’épaisse couche de rouille rouge qui la recouvrait. Salter assujettit l’amarre à un anneau de fer corrodé. « Allons-y », dit-il en commençant à grimper.

Lorsqu’ils furent tous les quatre debout sur le quai constitué de plaques de fer, Pemberton se mit, évidemment, à prier. Mrs. Graves ne suivit pas la moitié de la prière : elle ne pouvait pas détourner son attention de la malpropreté choquante des lieux… De la rouille, de la poussière, des ordures, et sur tout cela un abandon total. Ce qui se passait dans l’esprit de Jewel Flyte, son visage calme ne le trahissait pas. Et le capitaine sondait ces fenêtres noires à cent mètres à bord – non, à terre ! – et il attendait, et il s’interrogeait.

Ils se mirent enfin en route vers les cubes, Salter les précédant. La marche était fatigante pour la voûte plantaire et les cuisses ; et ils éprouvaient une sensation curieuse sous les pieds, comme s’ils avançaient sur quelque chose de mort.

Vus de près, les dés immenses et rouges n’étaient plus aussi déments : c’étaient des cubes de trois cents mètres de côté, construits en brique, cette chose dont on faisait les fours. Ils étaient disposés en retrait au milieu de carrés de revêtement vert, tout fêlé, et que Jewel Flyte appelait « béton » ou « ciment », en cherchant dans un recoin étrange de son érudition.

Il y avait une entrée, au-dessus de laquelle figurait cette inscription : A LA MÉMOIRE DE HERBERT BROWNELL JR. En voyant cette plaque de bronze, une petite pointe de remords leur perça le cœur, car ils pensaient au Pacte, mais le message était différent et ignoble :

AVIS A TOUS LES LOCATAIRES

Un Appartement Programme est un Privilège et non pas un Droit. L’Inspection Quotidienne est la Pierre Angulaire du Projet. La Fréquentation une fois par semaine au moins de l’Église ou de la Synagogue de votre Choix est Obligatoire pour les Familles désirant être Appréciées et Estimées ; la Preuve de la Fréquentation doit être présentée sur Demande. La Possession de Tabac ou d’Alcool sera considérée comme une Preuve Prima Facie d’Indésirabilité. Un Usage Excessif d’Eau ou d’Énergie et un Gaspillage de Nourriture seront des Motifs de Révision de la Désirabilité. L’usage d’une Langue autre que l’Américain par les individus de plus de Six Ans sera considéré comme une Preuve Prima Facie de Non-Assimilation, ce qui ne doit pas être interprété comme une interdiction de pratiquer des Rites Religieux en d’autres Langues que l’Américain.

Il y avait en dessous une autre plaque d’un bronze plus pâle, une idée venue après-coup :

Rien de ce qui précède ne sera interprété de façon à excuser l’Exercice de la Dépravation sous le Couvert de la Religion quelle que soit son nom, et tous les Locataires sont avisés du fait que tout manquement à rapporter l’Exercice de la Dépravation résulterait en une Expulsion et une Dénonciation sommaires.

Autour de cette dernière plaque, une main avait peint en traits hâtifs, avec un pinceau de goudron, une sorte de planche anatomique qu’ils contemplèrent avec un mélange d’étonnement et de dégoût.

« C’était un peuple dévot », fit enfin Pemberton. Personne ne releva l’emploi de l’imparfait, qui semblait tellement approprié.

« Très sensé, dit Mrs. Graves. Ils ne plaisantaient pas. »

Le capitaine Salter désapprouvait en silence. Un vaisseau commandé avec une discipline aussi austère sombrerait en moins d’un mois. Les gens de la terre pouvaient-ils être tellement différents ?

Jewel Flyte ne répondit rien mais elle avait les yeux humides. Peut-être songeait-elle aux petits rats humains terrifiés qui faisaient des tours et des détours et se tortillaient dans le labyrinthe inhumain des grandes épouvantes et des infimes récompenses.

« Après tout, poursuivit Mrs. Graves, ce n’est qu’une superposition de cabines. Nous avons des cabines, ils avaient les leurs. Pouvons-nous y jeter un coup d’œil, capitaine ?

— C’est une mission de reconnaissance », fit Salter en haussant les épaules. Ils pénétrèrent dans un Couloir jonché d’ordures et reconnurent aisément un ascenseur qui ne fonctionnait plus depuis longtemps. Il y avait beaucoup de monte-charges à main, en mer.

Un coup de vent fit voltiger une feuille de papier imprimé qui s’immobilisa sur les chevilles de l’aumônier. Il se baissa pour la ramasser, comme en proie à une sorte d’indignation instinctive – ne pas maintenir solidement le papier, au risque de le voir s’envoler par-dessus bord et être perdu pour toujours pour l’économie du vaisseau ! Puis il rougit de sa bêtise. « Tant de choses à désapprendre…», dit-il en étalant le papier pour le regarder. Un instant plus tard, il le roulait en une boule qu’il rejetait aussi loin de lui qu’il pouvait, et s’essuyait les mains avec dégoût sur sa veste. Son visage trahissait la force du coup qui l’avait frappé.

Les autres le dévisageaient. C’est Mrs. Graves qui alla chercher le papier.

« Ne regardez pas ça, dit l’aumônier.

— Je crois que ça vaudrait mieux », ajouta Sait.

La chef du Service Entretien défroissa le papier et l’étudia. « Rien que des bêtises, dit-elle. Qu’en pensez-vous, capitaine ? »

C’était une grande page arrachée à un livre et sur laquelle se trouvaient des dessins naïfs, polychromes, ainsi que quelques lignes de poésie dans le style des premiers livres de lecture pour enfants. Salter réprima un gros rire indigné. L’image représentait un petit garçon et une petite fille singulièrement vêtus, engagés en un combat meurtrier dans lequel ils usaient de leurs dents et de leurs ongles. « Jeannot et Jeannette montèrent sur la colline, disait le texte, pour aller chercher un seau d’eau. Elle flanqua Jeannot par terre et lui cassa sa couronne. Ce fut un joli meurtre. »

Jewel lui prit la page des mains. Elle ne put prononcer que ces quelques mots, après un instant : « Je suppose qu’il n’était jamais trop tôt pour commencer le dressage. » Elle laissa retomber la page et s’essuya elle aussi les mains.

« Allons, venez, dit le capitaine. Nous allons prendre l’escalier. »

L’escalier était couvert de poussière, de fientes de rats, de toiles d’araignées, et il s’y trouvait deux squelettes humains. Les os de leurs mains étaient étroitement noués autour de coups de poing américains meurtriers. Salter s’obligea à ramasser l’une des armes, mais ne parvint pas à se forcer à l’essayer. « Je vous en prie, capitaine, fit Jewel Flyte d’un ton d’excuse. Ils sont peut-être empoisonnés. On dirait que c’était bien leur genre. »

Salter se figea. Mon Dieu, mais cette fille avait raison ! Il souleva délicatement en la tenant par les côtés l’arme d’acier hérissée de pointes. Des taches, oui. Il n’était pas étonnant que l’objet soit taché de sang ; peut-être y avait-il aussi des traces de poison. Il le laissa retomber dans la cage thoracique de l’un des squelettes. « Venez », dit-il. Ils montèrent à la rencontre d’une lumière poussiéreuse qui venait d’en haut. Elle émanait d’une porte ouverte sur un couloir sur lequel donnaient de nombreuses autres portes. Il y avait des traces d’incendie et de violence. Une barricade d’étranges chaises et de divans trapus avait été élevée afin de boucher le passage et avait été renversée. Derrière se trouvaient encore trois tas d’ossements.

« Ils n’ont pas de tête, constata l’aumônier d’une voix rauque. Capitaine Salter, ce n’est pas un endroit pour des êtres humains. Il faut retourner au vaisseau, même si cela signifie une mort honorable. Ce n’est pas un endroit pour des êtres humains.

— Merci, aumônier, répondit Salter. Vous avez voté. Quelqu’un est-il de votre avis ?

— Tuez vos propres enfants, aumônier, dit Mrs. Graves. Pas les miens. »

Jewel Flyte haussa les épaules en signe de sympathie à l’adresse de l’aumônier et dit simplement : « Non. »

L’une des portes était ouverte, la serrure fracassée par des coups de hache d’incendie. « Essayons celle-là », dit Salter. Ils pénétrèrent dans le foyer d’une famille ordinaire de la classe moyenne, adoratrice de la Mort, telle qu’elle vivait un siècle plus tôt, au cours des cent trente et une premières années de Merdeka l’Élu.

Merdeka l’Élu, le Tout-Étranger, l’Ur-Alien, n’avait jamais prévu tout ça. Il avait commencé comme détaillant, vendeur par correspondance de photos de cinéma et de télévision, des photos glacées dix-huit vingt-quatre, pour les fans et les collectionneurs. Ce n’était pas de l’argent facilement gagné ; il fallait avoir un stock complet de photos pour satisfaire les admirateurs gâteux de Mae Bush, les teen-agers hystériques ferventes de Rip Torn, et tous ceux qui se trouvaient entre-deux. Il ne voulait pas entendre parler de pin-up. « Ces images viles, lascives ! s’écriait-il lorsqu’il recevait des lettres y faisant carrément allusion. Des obscénités ! Des hommes et des femmes s’embrassant, se reluquant, se pelotant ! Des orgies ! Pouah ! » Merdeka avait un chien coupé, une chatte castrée et une gouvernante chiffonnée et résignée qui était techniquement sa femme. Il était pauvre, très pauvre. Mais il ne négligeait jamais ses œuvres de charité, faisant tous les ans des dons au Planning familial et à la Clinique municipale d’Hystérectomie.

Il était connu dans les bars de la 3e Avenue où il allait parler tous les soirs, discutant avec des Irlandais qui l’entraînaient parfois au-dehors où il se faisait assommer. Il se laissait assommer et, allongé sur le trottoir, il avait un rictus moqueur. Était-ce là toute leur argumentation ?

Il savait discuter, lui. Il leur crachait des faits, des chiffres et des clichés en une profusion à laquelle il était impossible de rien répondre : par l’enfer ! D’ici deux ans les Russes auraient une base atomique sur la Lune et d’ici deux ans, tout ce que feront l’Armée et l’Air Force, ce sera de continuer à se taper sur la tête comme des clowns. Écoutez-moi une minute, je vais vous dire : ils se moquent de nous avec leur je-m’en-foutisme ; vous connaissez un seul enfant né ces deux dernières années qui soit normal ? Et la grippe ! Tu parles, ce sont nos propres armes bactériologiques de Camp Crowder, juste à la sortie de Baltimore, qui nous ont échappé et ça s’est passé la semaine du 24. Ou bien : l’animal humain est suranné ; ils l’ont prouvé au M.I.T. ; Steinwitz et Kohlmann ont prouvé que l’animal humain ne pouvait pas survivre au taux actuel des radiations. Et ça, encore : profitez bien de votre cancer du poumon, les amis ; pour chaque automobile et ses exhalaisons puantes il y aura deux virgule sept cent trois cas de cancer du poumon, et il faut bien qu’on ait des voitures, non ? Et ça : délinquance, mon chose, oui. Ils sont fous, et c’en est arrivé à un point où l’économie ne peut plus subvenir à la démence collective ; il faut les châtrer, c’est le seul moyen. Ou encore : ils devraient déterrer la carcasse de Metchnikov et la jeter aux chiens ; c’est le dégénéré qui a inventé la prophylaxie vénérienne et depuis ce temps-là le vice envahit furieusement le monde, et sans sanction ; ce qu’il nous faudrait, c’est quelques-uns de ces anciens cas d’ataxie locomotrice progressive, dans les rues ; des individus claudiquants et bavants pour montrer aux mômes à quoi mène le vice.

Il ne savait pas d’où il venait. Il existait à New York une méthode raffinée pour établir ses origines ; elle consistait à dire : « Merdeka, ha ! Qu’est-ce que c’est que ce nom-là ? » A quoi il répondait qu’il n’était pas un menteur d’Anglais, ou un gueulard d’irlandais, ni un Français dépravé, ni un escroc de Juif, ni un de ces barbares de Russes, ni un lèche-cul d’Allemand, ni un crétin de Scandinave. Et si ça ne plaisait pas à son auditeur, que pouvait-il répondre ?

Il était sorti d’un orphelinat, et la légende de cet orphelinat voulait que ce soit un policier qui l’ait trouvé dans une poubelle alors qu’il avait deux heures, et au moment où une jeune femme syphilitique dont le nom semblait être Merdeka et qui venait certainement d’accoucher, mourait dans un trolleybus des suites d’une hémorragie. On n’établit aucun autre fait, mais des générations et des générations de pensionnaires de l’orphelinat devaient trouver une grande consolation dans le fait que l’un des leurs ait indiscutablement connu un départ pire que le leur.

La ligne de partage des eaux de sa carrière devait se situer au moment où il remarqua qu’il commandait pour la septième fois cette année-là des photos du film de Howard Hugues, The Outlaw. Curieusement, ce n’étaient pas des photos en buste de Miss Jane Russell, mais des scènes de groupe montrant Miss Russel suspendue par les poignets et sur le point d’être fouettée. Merdeka étudia la scène, grommela un « Bien fait pour cette sale garce », et doubla la commande. Les photos se vendirent comme des petits pains. Il examina son fichier à la recherche d’autres scènes de flagellation et de torture extraites de films comme Le Chant du Désert, et en commanda un assortiment spécial qu’il vendit en moins d’une semaine. Alors, il sut.

C’était peut-être la cinquantième fois dans l’histoire que l’homme et l’occasion étaient réunis. Il engagea un modèle et prit lui-même les premières photos spécialement mises en scène. Elles montraient la fille accroupie sous le fouet, liée à une chaise avec une corde à linge et brandissant elle-même le fouet.

En deux mois, Merdeka avait fait un bénéfice net de six mille dollars et tout réinvesti jusqu’au dernier cent dans d’autres photos et une publicité par courrier. Au bout de l’année, l’affaire était devenue assez importante pour attirer l’attention des Inspecteurs de moralité des postes. Il alla à Washington et leur cracha ces mots à la face : « Ma camelote n’est pas obscène et je vous ferai un procès si vous m’embêtez, espèces de bureaucrates puants ! Montrez-moi un seul sein, montrez-moi un derrière, montrez-moi un être humain en train d’en toucher un autre, sur mes photos ! Vous ne le pouvez pas, et vous le savez bien ! Je ne crois pas au sexe et je n’en vends pas, alors foutez-moi la paix ! La vie, c’est la douleur et la souffrance et la peur, et c’est pour ça que les gens aiment regarder mes photos ; mes photos leur parlent d’eux, ces espèces de petits excités trouillards ! Vous n’êtes qu’un foutu tas de sales obsédés si vous trouvez quoi que ce soit de cochon dans mes photos ! »

Là, il les avait eus. Les filles de Merdeka portaient toujours au moins une culotte, un soutien-gorge et des bas. Il les tenait. Les Inspecteurs de moralité des postes étaient vaguement affirmatifs : il y avait bien quelque chose qui n’allait pas dans ses photos de jolies filles ligotées pour être fouettées ou brûlées avec des fers rougis, mais quoi ?

L’année d’après, ils tentèrent de l’avoir sur le chapitre de ses impôts sur le revenu ; ces déductions pour le Planning familial et la Clinique municipale d’Hystérectomie étaient extravagantes, mais il les justifia jusqu’au dernier cent en produisant les chèques que la banque lui avait retournés après paiement, conformément à l’habitude américaine. « En fait, leur dit-il avec indignation, je passe beaucoup de temps à la Clinique, et ils me laissent parfois regarder les opérations. Voilà en quelle haute estime ils me tiennent, à la Clinique. »

L’année suivante, il lançait MORT, l’Hebdomadaire Illustré, avec l’aide d’une demi-douzaine de jeunes et brillants diplômés de la Nouvelle École de Communicativité de Harvard. En tant que Communicateur en Chef de MORT – hier encore il n’en aurait été que l’Éditeur, et cinquante ans plus tôt, le Rédacteur en Chef – il s’installa lourdement à la fois dans l’hypocondrie et dans un bureau tendu de peau de porc où il passait son temps à regarder soupçonneusement l’écran de télévision en circuit fermé qui plongeait grâce à sa centaine d’yeux dans tous les bureaux de MORT, et à rugir parfois dans l’interphone :

« Vous ! Quel est Votre nom ? Boland ? Vous êtes viré, Boland. Ramassez vos affaires et passez à la caisse chercher votre compte ! »

Sous n’importe quel prétexte ; sans raison aucune, aussi. Avec son costume de flanelle gris foncé aux revers étroits et ses cravates qui rappelaient la ficelle que se mettent au cou les toréadors, il était une légende vivante. Les brillants jeunes hommes avec leurs redingotes style Renaissance victorienne et leurs cravates ornées d’une perle, s’étonnaient – pas de son « obstination », non, pas quand il pouvait toujours y avoir un micro, même au café du coin ; disons de sa « pérennité ».

Les jeunes hommes brillants devinrent de brillants jeunes vieillards, et le magazine, qui avait été conçu au départ comme un support publicitaire pour les petites annonces maison concernant la vente des photos par correspondance, se mit à rapporter de l’argent. En couverture de chacun des numéros de MORT se trouvait la photo d’exécution de la semaine, et le prix n’en était jamais trop élevé. Un don de cinquante mille dollars à une mosquée avait acheté le droit de photographier en secret le Supplice du Pain par lequel périt un Yéménite accusé d’avoir percé un pipe-line. Une interminable histoire illustrée de la flagellation fournit un sujet de fond à la partie rédactionnelle du magazine, et la Rubrique médicale (en couleurs) était incroyablement populaire. De même que le rapport hebdomadaire sur la Circulation routière.

Lors du lancement dans le Pacifique du dernier des vaisseaux du Pacte, l’événement fit la une de MORT en raison de plusieurs accidents mortels ; en dehors de cela, Merdeka ignorait les vaisseaux. Il était étrange que lui, qui avait des anti-orthodoxies à propos de tout, n’ait eu aucune opinion quant aux vaisseaux du Pacte et leurs équipages. Peut-être savait-il vraiment qu’il était le plus grand meurtrier de tous les temps, et que même ainsi il ne pouvait pas envisager d’ordonner l’extinction totale de l’espèce humaine, levain maritime compris. Le Sokei-an plus déterminé qui, au nom du bouddhisme Rinzei Zen était à ce moment-là en train de dépeupler l’immense zone dominée par la Chine, n’y alla pas par quatre chemins : « Même Moi, dans ma colère, puis me tromper ; que soient les vaisseaux célestes. » L’opinion du docteur Spät, membre européen du trio, est perdue à jamais par suite de son plaidoyer en faveur du programme de la « génération unique ».

Les années passant, l’intelligence de Merdeka coagulait en se refroidissant. Vint un moment où, ayant besoin d’une théorie, il fut contraint d’appuyer sur le bouton de son interphone pour appeler son jeune vieillard de Premier Communicateur et de rugir à son adresse : « Trouvez-moi une théorie ! » Le Premier Communicateur dévida alors ces paroles : « L’Inter-réseau structurel de MORT, l’Hebdomadaire Illustré de la culture occidentale, n’est pas un événement ponctuel fortuit mais une tendance universelle en hausse. Certaines attitudes de nos aïeux, comme le dogme hollywoodien « Pas de seins, du sang ! » et l’exploitation de la violence par la presse à scandale, étaient balbutiants et empiriques. C’est Merdeka qui cristallisa les traits convergents de notre époque et réalisa leur congruence asymptotique dans l’édition. La lutte, et la course en rouleaux compresseurs, dans le domaine des sports sanglants, la banalisation du femmicide dans les romans policiers, la standardisation à un million par an des accidents de la circulation mortels, l’intérêt général de notre jeunesse pour les combats entre bandes rivales, tout cela annonce l’Age de la Haine et de la Mort. L’éthique de l’Amour et de la Vie est surannée, et qui dira que l’Homme y perd ? Sur le marché des idées, la Vie et la Mort luttent pour l’Esprit de l’Homme…»

Merdeka émit un grondement et coupa la communication. Merdeka se cala dans son fauteuil. Deux milliards d’exemplaires, cette semaine, et les auto-publicités commençaient à chuter. L’année dernière, la seule suggestion d’un panier à provisions abandonné sur la chaussée alors que la Dynajetic 16 rugissait à travers la page ; cette année, c’était une main, inerte, photographiée sur le trottoir. L’année prochaine, du sang. En février, les annonces pour la chaîne des Salons de Beauté Sylphella s’étaient complètement effondrées, et brutalement. «… Et les cours de judo facultatifs, gratuits, pour svelte Madame ou mince Demoiselle : apprenez à tuer un homme de vos jolies mains nues, avec ou sans effusion de sang, au choix. » Les inscriptions avaient augmenté de vingt-huit pour cent. Mon dieu, il y avait un inter-réseau pour toi !

Ça n’allait pas assez vite ; ça n’allait pas encore assez vite. Il décrocha le téléphone direct et se mit à vociférer : « Plus vite ! Pourquoi est-ce que je vous paie, tous ? Le monde croupit dans l’ordure ! Les films sont plus répugnants que jamais ! Des baisers ! Des caresses ! Du voyeurisme ! Des hommes et des femmes ensemble ! C’est obscène ! Nettoyez les couvertures de la revue ! Nettoyez les annonces publicitaires ! »

Celui qui se trouvait à l’autre bout de la ligne directe était le Secrétaire Exécutif de la Société pour la Pureté dans la Communication ; Merdeka n’avait pas besoin de s’annoncer à lui, car Merdeka était le principal souscripteur de la S.P.C. Le secrétaire exécutif se mit aussitôt à débiter. « Nous avons la Marche des Mères sur Washington, cette semaine, monsieur, et la semaine prochaine, une fausse expédition de courrier pornographique à toutes les femelles des États de New York, du New Jersey et de Pennsylvanie entre six et douze ans, monsieur. Je crois que ce coup-là devrait mettre la Commission de Censure fédérale sur les rails avant longtemps. »

Merdeka raccrocha. « Communications lubriques, cracha-t-il d’un ton hargneux. Procréant, se reproduisant, engendrant comme des asticots dans une poubelle. Brûlant et se reproduisant. Mais nous les nettoierons. »

Il n’avait pas besoin de Théorie pour lui dire qu’il ne supprimerait pas l’amour sans lui fournir un substitut.

Ce soir-là, il descendit la 6e Avenue pour la première fois depuis des années. Il avait discuté dans ce bar ; il s’était fait taper sur le nez devant celui-là. Eh bien, il était en train de l’emporter dans la discussion, dans toutes les discussions. Une mère et sa fille passèrent, mal à l’aise, sondant les ombres du regard. La mère était vêtue out ; elle portait une robe fourreau qui lui dénudait le cou et les clavicules, dans le haut, et les jambes depuis la moitié du tibia jusqu’au sol. Dans certaines parties de la ville, on lui crachait dessus, mais jamais sur la fille. La fille était in ; elle était recouverte du cou aux chevilles par une ample robe-sac-culotte, sans ceinture. Les cheveux de la mère n’étaient pas attachés ; ceux de sa fille étaient cachés sous une cloche. Elles n’en furent pas moins toutes deux brutalement entraînées dans l’un de ces coins sombres qu’elles scrutaient prudemment, car elles n’avaient pas fait attention aux nœuds coulants qui les attendaient sur le trottoir éclairé.

Les bruits familiers d’une séance de torture émanaient de l’ombre tandis que Merdeka continuait son chemin. « Ça, c’est chouette ! », soupira une jeune voix extatique – masculine ou féminine, quelle importance ? – entre deux coups meurtriers.

Cette année-là fut créée la Commission de Censure fédérale ; l’année suivante, les vieux camps d’internement du Sud-Ouest croulaient sous le nombre des contrevenants et, l’année d’après, la Première Église de Merdeka était fondée à Chicago. Merdeka mourut cinq ans plus tard d’une rupture d’anévrisme, mais son âme était en marche.

« La Famille qui Prie Ensemble Tue Ensemble », telle était la devise inscrite sur le mur de l’appartement, mais il n’y avait aucune évidence que l’injonction impliquée ait été observée. La chambre du père et de la mère fermait au moyen de portes d’acier et de serrures terrifiantes, mais Junior les avait eus tous les deux quand même ; d’une façon ou d’une autre il avait brûlé l’acier, y faisant un trou.

« De la thermite ? », se demanda Jewel Flyte à voix basse, essayant de se rappeler. Il avait d’abord eu le père, vite et sans histoires ; il l’avait garrotté avec un fil de fer tandis qu’il dormait, de façon à ne pas alarmer la mère. Contre elle, il avait retourné son propre casse-tête d’acier à pointes et lui en avait administré un coup mortel ; mais elle avait eu le temps de trouver son pistolet sous son oreiller et le squelette d’adolescent de Junior témoignait par sa position de la violence de l’impact du projectile de plomb.

Incrédules, ils examinèrent la bibliothèque familiale de livres illustrés publiés dans une collection intitulée : « Le Mètre Cinquante de Classiques de Merdeka. » Jewel Flyte feuilleta lentement un ouvrage intitulé Moby Dick et découvrit qu’il s’agissait d’une histoire de fracassage de crânes dans une chambre, de morts en mer décrites d’une façon effroyable et, en guise de paroxysme, de la fin d’un certain Achab, dévoré par un monstre. « Il y en avait certainement d’autres », murmura-t-elle.

L’aumônier Pemberton reposa précipitamment Hamlet et s’appuya au mur. Il était tout à fait sûr de sentir la raison lui échapper de façon palpable, et il allait se mettre d’ici un instant à pousser des cris rauques et inarticulés. Il se mit à prier et se sentit mieux au bout d’un moment ; il veilla ensuite soigneusement à tenir ses yeux à l’écart des Classiques.

Mrs. Graves renifla au spectacle de tout ce gâchis et à l’image d’un personnage laid, aux yeux globuleux et au nez épaté sous lequel se trouvaient ces quelques mots : MERDEKA L’ÉLU, LE PUR, LE PURIFICATEUR. Il y avait deux tables, ce qui était absurde. Qui avait besoin de deux tables ? Puis elle regarda de plus près et vit que l’une des deux était en réalité un banc à flagellation maculé de sang et éprouva comme une nausée. Une plaque d’identification portait cette inscription : « Cie Des Meubles Disciplinaires, Taille 6, Age : 10-14 ans. » Dieu sait si elle avait plus d’une fois donné la fessée à ses enfants lorsqu’ils s’écartaient de ses critères de la perfection, mais en voyant ces taches elle fut envahie par une vague de chaleur en songeant aux os parricides qui gisaient dans la chambre voisine.

« Organisons-nous, fit le capitaine Salter. Quelqu’un pense-t-il qu’il en reste encore ?

— Je ne pense pas, répondit Mrs. Graves. Des gens comme ça ne peuvent pas survivre. Le monde a dû en être nettoyé. Ils, euh… se tuaient les uns les autres, mais ce n’est pas ça le plus important. Ce couple avait un enfant de dix à quatorze ans. Leur cabine semble avoir été conçue pour un seul enfant. Nous devrions vérifier quelques autres cabines pour voir si les familles d’un seul enfant sont… étaient… normales. Si nous découvrons que c’était le cas, nous pourrons supposer qu’ils sont… qu’ils se sont éteints. Ou presque. » Elle forgea une heureuse expression : « Par suicide racial.

— Arithmétiquement, c’est tout à fait plausible, poursuivit Salter. En l’absence de tout facteur, en dehors de celui de l’enfant unique, en un siècle de cinq générations une population de deux milliards d’habitants se trouvera réduite à cent vingt-cinq millions d’individus. Un siècle plus tard, ils seront quatre millions seulement. Encore un siècle, et ils ne seront plus que cent vingt-deux mille. Lors de la trente-deuxième génération, le dernier couple issu des deux milliards originels n’engendrera qu’un seul enfant et ce sera la fin. Et il y a les autres facteurs. En dehors de ceux qui n’ont pas d’enfants par choix – il évita Jewel Flyte du regard –, il y a des choses que nous avons vues dans l’escalier, dans le couloir et dans ces compartiments.

— Alors, voilà notre réponse », fit Mrs. Graves. Elle frappa la table obscène du plat de la main, oubliant ce que c’était. « Nous mettons le vaisseau à l’échouage et nous faisons marcher l’équipage du vaisseau sur la terre ferme. Nous nettoyons, nous apprenons ce qu’il faut pour nous en sortir…» Elle s’attarda sur ces derniers mots et secoua la tête. « Excusez-moi, dit-elle d’un ton sinistre. Je dis des bêtises. »

L’aumônier, qui la comprenait, intervint malgré tout. « La terre n’est qu’une des nombreuses demeures, dit-il. Ils pourraient sûrement apprendre.

— Ce n’est pas politiquement réalisable, répondit Salter. Pas dans l’état actuel des choses. » Il s’imaginait présentant cette proposition au Conseil du Vaisseau, dans l’ombre du mât qui portait le Pacte, et sa tête eut un mouvement involontaire, convulsif, de dénégation.

« Il y a une formule possible », dit Jewel Flyte.

C’est alors que les Brownell fondirent sur eux, les dix-huit Brownell, toute la famille. Ils avaient traqué le groupe depuis le moment où celui-ci avait mis pied à terre. Neuf femmes revêtues de vagues sacs-culottes et neuf hommes en robes noires de pénitents entrèrent en force par la porte ouverte et encerclèrent les gens de la mer avec leurs lances. D’autres facteurs avaient en fait dû opérer, mais ce n’était pas encore la trente-deuxième génération de l’extinction.

« Juste au moment où nous en avions besoin, fit avec satisfaction le chef des Brownell, un mâle. Du sang frais ! »

Salter comprit qu’il ne s’exprimait pas en termes génétiques.

« Des faiseurs de mal, de toute évidence, dirent sévèrement les femelles, qui étaient plus expansives. Exhibant sans honte leurs membres, faisant impudemment parade des piliers pourris du temple de la luxure. Venus de la mer détestable elle-même, ce gîte de l’infamie, pour nous détourner de nos vies régulières et honnêtes.

— Nous savons quoi faire des femmes », fit le chef. Les autres reprirent l’antienne.

« Nous les abattrons.

— Et les roulerons sur le dos.

— Et tirerons sur un bras et l’attacherons solidement.

— Et tirerons sur l’autre bras et l’attacherons solidement.

— Et tirerons sur une jambe et l’attacherons solidement.

— Et tirerons sur l’autre jambe et l’attacherons solidement.

— Et puis…

— Nous les battrons à mort et Merdeka sourira. »

L’aumônier Pemberton les dévisageait, n’en croyant pas ses yeux. « Il faut regarder en vos cœurs, leur dit-il d’une voix modérée. Il faut regarder plus profondément que vous n’avez fait, et vous découvrirez que vous avez été abusés. Ce n’est pas une façon d’agir pour des êtres humains. Quelqu’un vous a terriblement fourvoyés. Laissez-moi vous expliquer…

— Blasphème ! » s’écria la meneuse des femmes en enfonçant d’une main experte sa lance dans les entrailles de l’aumônier. Le choc de la lame, large et froide, traversa son corps et le fit tomber. Jewel Flyte s’agenouilla aussitôt près de lui, cherchant les battements de son cœur et sa respiration. Il était vivant.

« Levez-vous, fit le chef mâle. Il est inutile de vous exhiber et de vous offrir ainsi à la vue d’êtres tels que nous. Nous avons le cœur pur. »

Un garçon entra par la porte en courant. « Les Wagner ! hurlait-il. Vingt Wagner qui montent l’escalier !

— Tiens-toi droit et ne marmonne pas ! rugit son père en le frappant avec le bois de sa lance, l’atteignant rudement au côté. L’enfant eut un rictus de douleur, mais seulement après que les dix-huit Brownell au cœur pur se soient engouffrés dans l’escalier.

Puis il se mit à siffler très fort dans le couloir tandis que les gens de la mer les regardaient avec stupeur, leur consacrant le peu d’attention qu’ils parvenaient à distraire de l’aumônier blessé. Six portes s’ouvrirent brutalement au coup de sifflet, et des hommes et des femmes en émergèrent pour plonger leurs lances dans le dos des Brownell agglutinés autour de l’escalier pour en défendre l’accès. « Merci, papa », criait toujours l’enfant tandis que les Wagner au cœur pur submergeaient ce qui restait des Brownell au cœur pur ; à la fin, ses cris dérangèrent l’un des Wagner et l’enfant fut à son tour transpercé par une lance.

« J’en ai assez vu, fit Jewel Flyte. Capitaine, je vous en prie, ramassez l’aumônier et allons-y.

— Ils vont nous tuer.

— Occupez-vous de l’aumônier, dit Mrs. Graves. Un instant. » Elle fonça dans la chambre et en revint, brandissant le casse-tête hérissé de pointes.

« Enfin, pourquoi pas ? » dit Jewel. Elle se mit à défaire la longue rangée de boutons qui fermaient le devant de sa robe, puis dégrafa et ôta ses sous-vêtements. Ses vêtements sur le bras, elle sortit dans le couloir et alla vers l’escalier, suivie de l’inspectrice et du capitaine, stupéfié.

Pour les Merdekiens au cœur pur, elle n’était pas Phryné gagnant sa cause, elle était l’incarnation du Mal. Ils se mirent à courir en tous sens, abandonnant leurs armes. Qu’un être humain puisse faire une chose pareille, voilà qui était au-delà de leur compréhension ; seul Merdeka pouvait savoir quelle sorte de monstre c’était là, qui les approchait étrangement et horriblement en violation de toute raison. Ils se mirent à courir, comme elle l’espérait ; le revers de la médaille, c’était qu’ils projetaient leurs lances sur elle avec une violence et une promptitude qu’ils ne lui auraient jamais accordées si elle avait été vêtue. Mais ils s’enfuyaient, bredouillant de peur et se cachant les yeux, dans les appartements et les recoins du couloir, tournant le dos à l’abomination.

Les gens de la mer se frayèrent un chemin dans le carnage, enjambant les cadavres répandus dans l’escalier qu’ils descendirent sans rencontrer d’opposition, et retournèrent au quai. Ce fut une tâche ardue que de passer l’aumônier à Mrs. Graves dans le bateau, mais en dix minutes ils avaient largué les amarres, ramé quelques instants et mis à la voile pour attraper la brise de terre générée par les vitesses de refroidissement différentes de l’eau et de la brique, au crépuscule. Après avoir accompli son rôle en arborant le mât, Jewel Flyte se rhabilla.

« Ce ne sera pas toujours aussi facile », dit-elle lorsqu’elle eut reboutonné le dernier bouton. Mrs. Graves pensait la même chose mais ne l’avait pas dit, pour ne pas donner l’impression d’envier ce superbe jeune corps.

Salter examinait l’aumônier comme il pouvait. « Je crois qu’il s’en sortira, dit-il. Avec une intervention chirurgicale et un long repos. Il n’a pas trop perdu de sang. C’est une bien étrange histoire que nous aurons à raconter au Conseil du navire.

— Ils n’ont pas le choix, répondit Mrs. Graves. Nous avons perdu notre filet et la terre est là qui nous attend. Quelques fous nous opposent de la résistance, et après ? »

Un énorme poisson fit de nouveau surface ; Salter le regarda d’un air songeur. « Ils proposeront de récupérer du bronze à terre, dit-il, de fabriquer un autre filet et de continuer comme s’il ne s’était jamais rien passé. Et, en fait, ce serait possible, vous savez.

— Non. Non, pas pour toujours, répondit Jewel Flyte. Cette fois c’était le filet, et à la fin de la moisson. Et si c’étaient trois mâts, en plein hiver, au milieu de l’Atlantique ?

— Ou bien la barre, dit le capitaine. A n’importe quel moment. N’importe où. Mais vous vous imaginez en train de dire au Conseil qu’il faut descendre du vaisseau et aller à terre, prendre ses quartiers dans ces cabines de brique et tout changer ? Et se battre contre ces fous et apprendre à devenir des paysans.

— Il doit bien y avoir un moyen, déclara Jewel Flyte. Exactement comme Merdeka, quel qu’il ait été, fut un moyen. Il y avait trop de gens, et Merdeka fut une réponse à ce problème. Il y a toujours une solution. L’homme est un mammifère terrestre en dépit de ses brèves incursions en mer. Nous étions un stock de semence, des graines mises en réserve en attendant que la terre soit nettoyée et que nous puissions revenir. De même exactement que ces poissons du large attendent très patiemment que nous arrêtions de moissonner le plancton deux fois par an pour pouvoir retourner dans les profondeurs et se multiplier. Quelle est la solution, capitaine ? »

Il réfléchissait intensément. « Nous pourrions, dit-il doucement, commencer tout simplement par nous rapprocher et par pêcher de gros poissons dans les eaux continentales. Puis nous pourrions nous amarrer et construire une sorte de pont qui irait du vaisseau au rivage. Nous continuerions à vivre sur le vaisseau, mais nous sortirions pendant la journée pour nous mettre à l’agriculture.

— Ça sonne bien.

— Et continuer à améliorer le pont, le faisant de plus en plus solide, jusqu’à ce que – avant qu’ils ne s’en soient aperçus – ce soit devenu en réalité une partie intégrante du vaisseau et une partie intégrante du rivage. Ça nous prendra, peut-être… Mmm… Dix ans ?

— Suffisamment longtemps pour que ces vieux marsouins se décident, renifla de façon inattendue Mrs. Graves.

— Et nous relâcherions la règle de reproduction d’un descendant par individu, et de jeunes adultes en surnombre franchiraient tout simplement le bastingage pour aller vivre à terre…» Le visage du capitaine s’assombrit subitement. « Et toute cette satanée farce recommencera de nouveau, je suppose. J’ai souligné qu’il fallait trente-deux générations de couples n’engendrant qu’un seul enfant pour ramener à zéro une population de deux milliards d’habitants ; eh bien, j’aurais dû dire aussi qu’il faudrait trente-deux générations de couples mettant chacun quatre enfants au monde pour que deux personnes engendrent une population de deux milliards d’êtres. Oh ! à quoi bon tout ça, Jewel ? »

Elle émit un petit rire. « Il y a bien eu une réponse, la dernière fois, dit-elle. Il y en aura une la prochaine fois.

— Ce ne sera pas celle de Merdeka, déclara-t-il. Nous avons un peu évolué, en mer. Cette fois, nous pourrons nous en sortir à l’aide de nos cerveaux et pas grâce à des cauchemars et de la superstition.

— Je n’en sais rien, dit-elle. Notre vaisseau sera le premier, et puis les autres vaisseaux auront leur accident l’un après l’autre et ils viendront s’amarrer et construire leur pont. Ils détesteront chaque minute de cette nouvelle existence pendant les deux premières générations, puis ils cesseront de haïr tout cela pour se contenter de vivre… Et qui sera le plus grand homme ayant jamais vécu ? »

Le capitaine prit l’air horrifié.

« Oui, vous, Salter ! Le Bâtisseur du Pont. Tommy, connaissez-vous ce mot ancien qui veut dire « Bâtisseur du Pont » ? Pontifex.

— Oh ! mon Dieu ! », fit Tommy Salter, en proie au désespoir.

Une étincelle de conscience traversa l’aumônier ; il entendit ces paroles et fut heureux que quelqu’un à bord priât.

 

Traduit par DOMINIQUE ABONYI.

Shark Ship.

 

© Vanguard Science Fiction Inc., 1958.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.