LA PLANÈTE DES SPECTRES

par Charles L. Fontenay

La plupart des nouvelles qu’on a lues jusqu’ici relevaient plus de l’écologisme, c’est-à-dire de la dénonciation de la destruction irréfléchie par l’homme et ses techniques, de son milieu, que de l’écologie. En s’appuyant sur des recherches approfondies dans cette science, les hommes pourront peut-être modifier à leur profit les conditions ambiantes sur d’autres planètes. Ainsi, Cari Sagan a-t-il proposé d’ensemencer avec des algues bleues l’atmosphère de la planète Vénus afin de fixer le gaz carbonique et de précipiter au sol l’énorme quantité de vapeur d’eau que son atmosphère recèle.
Voici une solution adaptée à la planète Mars au moins telle qu’on l’imaginait avant qu’une sonde se pose à sa surface.

EN 2195, les hommes revinrent sur Mars. Après un siècle d’abandon, l’air raréfié et glacé connut à nouveau le bruit de tonnerre des fusées à l’arrivée : les astronautes en spatioscaphes et en casques de plastique retrouvaient les déserts battus par le vent, les canaux lugubres et les dômes tombés en ruines.

Le premier homme de sa génération à mettre le pied sur le sol de cette Syrtis Major autrefois fameuse fut un sénateur des États-Unis terrestres, Laland Ostabruk. Sorti de la fusée de transbordement, il s’arrêta au milieu de la zone incendiée par les tuyères de décélération, parmi les cendres encore fumantes des sauges canaliennes, et regarda longuement la morne plaine grisâtre qui s’étendait à perte de vue.

Ses trois compagnons formaient groupe derrière lui. Sans se retourner, il leur parla dans le microphone de son casque : « Dois-je prendre possession de cette planète au nom de la Terre ? Est-ce que cela ne risque pas de paraître un peu ridicule ?

— Je n’en vois guère l’opportunité, monsieur, répondit le capitaine Alfin Grasi, maître après Dieu de l’astronef Redécouverte. Nous ignorons pour l’instant quelle sera notre décision.

— Ma première impression est défavorable », déclara nettement Ostabruk. Le silence qui accueillit ses paroles ne le surprit pas : il savait que ses compagnons n’étaient pas du tout d’accord avec lui.

Il regardait toujours, scrutant le morne panorama martien et cherchant une fois de plus à comprendre ce que des hommes avaient bien pu espérer en venant s’installer jadis sur cette planète désolée. Sans la moindre rupture dans leur monotonie – sinon, de loin en loin, le tronc massif d’un cactus – les sauges canaliennes s’étalaient jusqu’aux falaises rouges au-dessus desquelles commençait le Désert d’Isidis. Un soleil minuscule, dont les rayons ne donnaient aucune chaleur, brillait faiblement dans le ciel violet. Et aussi loin que l’œil pouvait atteindre tout était immobilité.

Immobilité… à l’exception du mince filet de fumée qui montait encore des plantes calcinées, et des trois hommes debout derrière Ostabruk. Visiblement, ils ne tenaient pas en place : Alfin Grasi – visage poupin et regard compétent ; Zhaam Wheetlund, l’ingénieur du bord, grand gaillard taillé en force, aussi athlétique que Filo Kasun, l’astrogateur était mince et nerveux.

Très loin, à quinze ou seize kilomètres de la fusée (on ne pouvait se montrer plus précis, du fait de l’horizon trop rapproché) le soleil sans joie tombait sur quelque chose qui émergeait à peine de la végétation : tout ce qui restait du dôme de Mars-City.

Il avait été un temps où les villes sous dômes s’échelonnaient tout le long de la Zone équatoriale, des basses plaines d’Aurora à celles de Cimmérium – quand les hommes étaient partis de la mère-planète pour faire du système solaire leur terrain de chasse. Il y avait alors Mars-City, Hespéride, Chersonèse, Ternate, et tous les dômes privés que certains colons construisaient à l’écart de ces grands centres. Il y avait eu le soulèvement de Charax, à la suite duquel les pionniers, secouant le joug de la Corporation, obtinrent l’indépendance dans le cadre du Grand Conseil solaire – indépendance ratifiée par le traité signé entre Mars et la Terre. Il y avait eu les lignes aériennes, les routes, les usines, les grandes installations agricoles…

Et puis, ce fut le reflux. L’économie des États-Unis terrestres connut d’autres normes, les gigantesques corporations qui finançaient les expéditions spatiales jugèrent leurs bénéfices par trop minces. Liés par des intérêts communs qui les mettaient face à des problèmes locaux identiques, les gouvernements ne trouvèrent plus l’appui de leurs ressortissants pour engloutir des milliards en astronefs, stations spatiales et carburants coûteux. Peu à peu, on renonça aux grands voyages intersidéraux.

Bon gré, mal gré, la majeure partie des colons de Mars, de Titan, de Vulcain regagnèrent la mère-planète. Les autres restèrent, refusant d’abandonner le monde où ils avaient fondé un foyer. Par la suite, et sur simple message radio de leur part, ils auraient pu se faire rapatrier à tout moment. Mais jamais la Terre ne reçut le moindre appel de ce genre. Les fusées de transbordement se couvrirent de rouille à Capetown et à White Sands, cependant que les grands astronefs abandonnés décrivaient leur orbite sans fin autour de la Terre.

Bizarre, songeait Ostabruk, de constater à quel point l’enthousiasme des hommes se manifeste par cycles ! Un siècle plus tôt, ils avaient perdu presque tout intérêt pour la mise en valeur de l’espace – alors qu’à présent, un irrésistible courant sentimental portait ces mêmes hommes à la redécouverte de ce même espace et à la reconquête des planètes jadis abandonnées.

Il se remémorait (sans amertume, mais au contraire avec une certaine fierté pour le bon sens dont il avait fait preuve) son dernier combat livré contre cette brusque poussée de romantisme. C’était au Congrès des États-Unis terrestres, en effet, que Laland Ostabruk, l’un des dix sénateurs représentant l’Amérique du Nord, avait brandi bien haut le fanion des « Économistes » contre le projet tendant à envoyer un astronef de reconnaissance sur Mars.

L’extrait du compte rendu officiel de la session du Congrès relatait ainsi les débats :

LE SÉNATEUR OSTABRUK (Amérique du Nord) : « Monsieur le Président, messieurs les sénateurs, cette expédition serait une dilapidation scandaleuse de l’argent des contribuables. Mon honorable collègue des Pays-Bas osera-t-il prétendre sérieusement que nous puissions supporter une dépense aussi considérable quand des sommes énormes viennent d’être affectées à la poursuite du Plan Quinquennal de mise en valeur de l’Antarctique, et quand nous avons le plus urgent besoin de crédits supplémentaires pour continuer à relever le niveau de vie des peuples d’Afrique et d’Asie ? »

LE SÉNATEUR VAN DRE GOED (Pays-Bas) : « J’aimerais rappeler à mon honorable collègue que notre responsabilité se trouve engagée pour l’avenir de la race humaine. Nous avons vaincu les glaces de l’Antarctique. Soit. Mais qu’y aura-t-il après ? L’espace – voilà notre seule perspective d’expansion. Confiner l’Homme sur la Terre équivaut à s’engager dans une impasse. Et de plus, que dire de notre responsabilité à l’égard de nos frères qui depuis tant d’années, opiniâtrement et en silence, tiennent peut-être toujours les avant-postes de l’humanité au-delà des…»

LE SÉNATEUR OSTABRUK : « Monsieur le Président, mon honorable collègue me permettra-t-il de lui poser une question ? »

LE SÉNATEUR VAN DER GOED : « Je cède volontiers la parole à mon honorable collègue d’Amérique du Nord. »

LE SÉNATEUR OSTABRUK (exhibant un livre broché) : « J’ai ici l’un de ces romans au style ampoulé dont le nombre sans cesse grandissant sature le marché depuis quelque temps. Afin d’éclairer ceux d’entre vous, messieurs, qui n’auraient pas eu l’occasion de tout lire, je dirai que le thème général de ce genre d’écrit met en scène une héroïque « colonie abandonnée » sur Mars. Je demanderai donc à mon honorable collègue des Pays-Bas si cette prétendue littérature ne serait pas la source de ses renseignements concernant les « avant-postes de l’humanité » ? (Rires dans tout l’auditoire).

LE SÉNATEUR VAN DER GOED : « Monsieur le Président, je ne vois pas l’opportunité de poursuivre une discussion futile. Je demande que l’on mette la question aux voix. »

Et Van der Goed avait obtenu gain de Cause – à une très faible majorité. Quand les deux hommes se retrouvèrent ensuite dans les couloirs du Congrès, Ostabruk félicita ironiquement le vainqueur en lui lançant cette flèche du Parthe : « Malheureusement pour le groupe qui vous a soutenu, mon cher Van, je suis le seul de notre assemblée, vu mon âge, qui soit apte physiquement au vol spatial. »

Ce qui était vrai, et expliquait pourquoi Laland Ostabruk se trouvait sur Mars à la place de Van der Goed.

Lui et ses trois compagnons se dirigeaient maintenant vers Mars-City en suivant l’ancienne route dont la chaussée disparaissait complètement sous les sauges. Ils avançaient facilement, à longs pas bondissants, et Ostabruk commençait à comprendre ce qui avait si longtemps motivé l’attrait des hommes pour cette nature hostile. La faible pesanteur provoquait en lui une impression de légèreté délicieuse – comme s’il nageait et volait à la fois. Et bien que son spatioscaphe l’isolât du froid intense et de l’atmosphère pauvre en oxygène, il pouvait goûter l’action tonifiante de l’air glacé. Ce sentiment de plénitude, de liberté totale évoquait l’euphorie qui vous gagne au sommet d’une haute montagne.

Mais tout comme le sommet d’une haute montagne, l’endroit était isolé et désert.

« Là-bas, monsieur, qu’est-ce que c’est ? » La voix de Filo Kasun tonnait soudain dans les écouteurs de casque d’Ostabruk. « Il y a là-bas quelque chose qui bouge, sur notre droite ! »

Ils s’arrêtèrent aussitôt, et le sénateur vit ce qu’on lui indiquait : une forme blanche qui de loin ressemblait à un oreiller très gonflé ; elle évoluait à quinze cents mètres environ des astronautes, apparaissant et disparaissant tour à tour.

« Quelque chose qui se fraie un passage dans les sauges, dit Alfin dont la voix vibrait d’émotion. Quelque chose qui est presque aussi haut qu’elles. »

Étant donné que les plantes martiennes mesuraient environ un mètre de hauteur, cela correspondait sensiblement à la taille d’un mouton ou d’un gros porc.

Une deuxième forme blanche apparut alors derrière la première, puis une troisième suivie d’une autre, et d’une autre encore : cinq formes qui se déplaçaient toutes de la même manière, apparaissant et disparaissant tour à tour, et s’éloignant dans une direction perpendiculaire à la route suivie par les quatre hommes.

« On dirait un serpent de mer, remarqua Zhaam. Ou plutôt, un serpent de sauge.

— Est-ce qu’on ne ferait pas mieux d’aller voir ça de plus près, Alfin ? demanda Filo Kasun.

— Ne nous préoccupons pas pour l’instant de ce que nous ne connaissons pas, décida posément le capitaine. Aucun livre n’a jamais fait mention d’une chose pareille sur Mars. N’est-ce pas, monsieur le sénateur ?

— C’est exact, approuva Ostabruk. Allons d’abord reconnaître la ville ; nous nous inquiéterons ensuite des formes de vie spéciales à Mars. »

Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre les ruines de Mars-City.

Les rues n’étaient plus qu’un morne labyrinthe de sauges d’où émergeaient les vestiges des immeubles abandonnés – murs de pierre ou de plastique, usés, érodés par les tempêtes de sable. Et au-dessus de ces ruines il y avait d’autres ruines encore : les restes de l’ancien dôme étanche, dont les lambeaux faisaient songer à une papillote d’arbre de Noël déchirée.

« Plus personne, constata Ostabruk avec une note de satisfaction dans la voix. Il n’y a plus personne ici… depuis des années.

— Et qu’espériez-vous donc, monsieur le sénateur ? releva amèrement Alfïn. Nuyork ? »

* *
*

Les quatre hommes passèrent cette première nuit dans les ruines de Mars-City, sous un dôme de trois mètres qui leur permit de dormir sans casque.

Ce fut Ostabruk qui vit le spectre.

Il se réveilla aux alentours de minuit. Ses trois compagnons dormaient. Alfin n’avait pas jugé nécessaire d’établir un tour de veille, faisant justement valoir que la seule forme de vie animale rencontrée depuis leur débarquement s’était montrée inoffensive.

Les astres de la nuit martienne étincelaient à travers le dôme transparent. Phobos surgissait à l’ouest comme un météore, tandis que le lointain Deimos atteignait déjà le zénith.

Juste à côté de l’abri, les vestiges d’un mur dressaient une crête déchiquetée à trois mètres au-dessus des sauges – et sur cet écran qui masquait en partie le ciel, Ostabruk distingua quelque chose de blanc. Une forme imprécise qui remuait.

Il se frotta les yeux, redoubla d’attention… pour voir soudain la forme blanche venir s’appuyer contre la base du dôme.

Cette fois, il pensa s’évanouir : il reconnaissait un visage humain ! Un visage hirsute, et deux yeux écarquillés qui le regardaient fixement…

« Alfin ! », hurla-t-il.

Cet appel provoqua un remue-ménage confus parmi ses compagnons réveillés en sursaut. Le visage hirsute disparut aussitôt, et Ostabruk vit la silhouette blanche disparaître elle-même en un éclair de l’autre côté des ruines.

« Que se passe-t-il ? demanda Alfin Grasi. Il était debout, tenant son casque d’une main et de l’autre son pistolet atomique.

— Un visage ! Un visage humain ! » glapit Ostabruk, le doigt tendu.

Ils regardèrent tous dans la direction indiquée, mais il n’y avait plus rien à voir.

« Êtes-vous sûr de ne pas avoir rêvé, monsieur le sénateur ? suggéra poliment le capitaine.

— Impossible ! J’étais parfaitement réveillé. J’ai vu un visage d’homme… et cet homme ne portait pas de casque !

— Alors, c’est encore plus invraisemblable que si vous aviez rêvé les yeux ouverts. Dans l’atmosphère de Mars un homme pourrait peut-être vivre dix minutes sans casque – et encore ! – mais quel chemin pourrait-il parcourir en si peu de temps ?

— Je l’ai vu, vous dis-je !

— En tout cas, laissa tomber Alfin, il est normal que ce soit à vous, et non à nous qu’apparaissent les fantômes vengeurs des colons abandonnés ici autrefois. »

Filo Kasun s’empressa d’intervenir : « Il s’agissait peut-être d’un des survivants ? hasarda-t-il.

— Je croirai d’abord à un rêve ou à un revenant ! », rétorqua Ostabruk dont le ton s’échauffait. « Le grand argument fourni par les hommes de bon sens (au nombre desquels je m’inscris) contre ces colonies planétaires, tient dans le fait qu’elles ne peuvent subsister sans liens étroits avec la Terre. Elles se veulent indépendantes mais, en fait, elles ont besoin de la Terre pour tous les appareils générateurs d’oxygène, les vivres, les produits plastiques – pour tout. Les colons martiens sont morts depuis longtemps. Soutenir le contraire relève de la pure fantaisie romanesque. »

Personne ne discuta ces paroles à l’appui desquelles les ruines de Mars-City apportaient leur témoignage lugubre.

Malgré tout, Ostabruk eut une fin de nuit pénible. Il avait vu un visage d’homme – alors que de son propre aveu la chose était impossible. Il se rappelait les fresques, les sculptures reproduisant les traits typiques des indigènes de Mars dont la race s’était jadis éteinte : des arcades sourcilières très allongées, un nez épaté et d’immenses oreilles de panotes. Il ne faisait donc aucun doute que ce visage blême et barbu ne pouvait être celui d’un Martien. Quant aux fantômes, il n’y croyait pas plus que tout homme de bon sens – et pourtant, l’allusion faite par Alfin ne laissait pas de le troubler : le spectre vengeur d’un de ces hommes que cent ans plus tôt, l’esprit pratique de certains Terriens avait laissé mourir sur Mars…

* *
*

Dès le lendemain matin, ils se séparèrent pour explorer les ruines dans l’espoir d’y trouver des vestiges, ou si possible, des documents écrits laissés par les anciens colons. Grâce à l’appareil radio de leur casque, ils gardaient le contact entre eux aussi facilement que s’ils étaient restés groupés. Ostabruk choisit le secteur nord-est, celui duquel partait jadis la route conduisant à Marsairport, et il se trouva bientôt hors de vue de ses compagnons.

Il avançait entre les immeubles en ruine, le long de ce qui jadis avait été des rues. Il progressait lentement, s’efforçant d’éviter les trous. Le feuillage des sauges était si dru qu’il formait une véritable couche végétale suspendue à un mètre au-dessus de l’ancienne chaussée. Ostabruk ne pouvait rien voir du terrain où il s’aventurait et le sol se dérobait fréquemment sous ses pas. Partout autour de lui s’offraient à ses yeux les témoignages d’une grande ville disparue. De temps en temps, au hasard des murs éboulés, il découvrait des appartements demeurés presque intacts, dont certains gardaient encore des vestiges de mobilier. Tout cela démantelé, dégradé, quelquefois même rendu au dernier stade de l’effritement sous l’action du sable que les tempêtes martiennes réussissaient à charrier jusque-là par-dessus les immenses plaine grises.

Dans les ruines d’un grand immeuble, Ostabruk trouva un livre. Il le découvrit au fond d’une niche aménagée dans un mur, circonstance à laquelle il devait d’avoir été protégé des vents de sablé. Bien que le papier fût intact, les fils de brochage cédèrent quand Ostabruck le saisit, et les pages s’éparpillèrent sur le sol. Il ne lui resta qu’une moitié de feuille déchirée où il lut ces mots imprimés en très gros caractères :

Mars est un monde. Nous vivons sur Mars. Mars est…

Il laissa tomber le morceau de papier et quitta les ruines. Le fronton de l’entrée portait encore une inscription aux trois quarts effacée :

COLLÈGE DE MARS-CITY.

Ces mots ne cessèrent de le hanter pendant qu’il poursuivait son chemin jusqu’à l’autre bout de la rue, et il n’écoutait plus que d’une oreille les propos échangés par ses compagnons invisibles. Mars est un mondé. Nous vivons sur Mars… Non. Plus maintenant. Mars était bien un monde – mais un monde où plus personne ne vivait. Un monde mort.

Des enfants avaient joué là, dans une cour de récréation où proliféraient maintenant les grandes sauges martiennes. Ils s’étaient assis dans les salles de classe où entraient à présent les vents de sable venus du désert. Ils avaient paressé en se laissant distraire par les fenêtres ouvertes, ou lu avec application les phrases de leur premier livre de lecture : Mars est un monde. Nous vivons sur Mars. Et ils s’étaient égaillés dans ces rues maintenant silencieuses, courant au milieu des rires et des cris pour retrouver la maison paternelle – la maman qui se plaignait des soucis ménagers comme toutes les mamans de la Terre, et le papa qui rentrait le soir de son travail comme font tous les papas de la Terre.

Quels étaient déjà ces deux vers de Goldsmith, dans Le village abandonné ?

Plus de pas vifs et gais dans l’herbe qui serpente :

Les bouquets de la vie ont déserté la sente…

Il se rendit compte soudain qu’il avait tourné en rond et qu’il revenait vers l’endroit par où lui et ses compagnons étaient arrivés la veille. Au-delà des ruines, très loin à l’horizon des sauges, il distinguait la fusée dont la proue conique se dressait droit dans le soleil matinal.

«…soixante-quinze ans – et c’est un minimum, puisque la dernière date que j’ai trouvée nous reporte à 2120. » La voix qui résonnait dans ses écouteurs de casque semblait être celle de Filo Kasun. « Comment diantre auraient-ils pu disparaître tous en vingt-cinq ans ?

— Pas difficile à comprendre, quand on songe qu’ils n’avaient rien pour réparer leurs appareils (La voix d’Alfin, cette fois). Sur une planète comme celle-ci, l’entretien d’une ville réclame obligatoirement toutes les ressources du machinisme le plus perfectionné.

— La Terre les a laissé tomber, grommela Filo Kasun. La Terre les a tous laissé crever ici…»

Ostabruk résista à la tentation d’intervenir vertement dans le dialogue. Mais enfin, bonté du ciel ! que voulaient-ils donc ? Qu’espéraient-ils ? Que lui, Ostabruk, allait préconiser la recolonisation d’une planète morte pour la seule raison que cette planète était toujours là, à décrire son orbite de planète autour du Soleil ?

Une fois déjà, au cours du voyage, Alfin avait nettement exprimé son opinion à ce sujet : « Puisque l’Homme peut explorer l’espace, il doit s’y maintenir. Puisqu’il peut mettre d’autres planètes en valeur, il doit y établir des colonies. La Terre ne suffira pas toujours à ses besoins. S’il renonce à pousser au-delà, il cesse de se comporter en Homme et n’est plus qu’un animal bien adapté. »

La philosophie du pionnier. Mais depuis toujours on avait exigé des pionniers qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Sinon, ils ne pouvaient revendiquer le droit de vivre sur une planète qui ne pourrait même pas leur assurer une subsistance d’appoint pour le cas où ils viendraient à être coupés de toute communication avec la Terre. Là où l’homme peut s’adapter, qu’il vive ; là où il ne le peut pas, qu’il renonce. Telle était la position d’Ostabruk et rien, jusqu’à présent, ne venait lui prouver qu’il se trompait.

Tout à coup, son regard accrocha quelque chose dans le lointain. Un mouvement à peine perceptible au-dessus de la végétation martienne. Il cligna les yeux pour mieux voir, et crut discerner un très mince filet de fumée qui sortait des sauges et montait lentement dans l’air calme.

Ce qui était impossible ! Il était aussi extravagant d’imaginer une fumée – donc un feu – dans cette atmosphère si pauvre en oxygène, que d’admettre qu’un homme sans casque fût venu coller son visage à la paroi du dôme la nuit précédente. Il s’agissait probablement d’un tourbillon de sable… mais alors, pourquoi ne se déplaçait-il pas ?

Presque aussitôt d’ailleurs, Ostabruk surprit un autre mouvement non loin de l’endroit d’où s’élevait cette « fumée ». Puis il vit une forme blanchâtre qui semblait ramper à la surface de la couche végétale. Une forme imprécise, qui apparaissait et disparaissait tour à tour.

« Alfin ? Je viens de repérer quelque chose qui m’a l’air d’être de la fumée, et un autre serpent de sauge. Grosso modo, dans la direction de la fusée.

— Pouvez-vous l’observer avec vos jumelles, monsieur le sénateur ?

— Je ne suis pas assez haut. Il faut que je trouve un endroit où grimper. »

Un mur en ruine se dressait à proximité. Il mesurait un bon pied d’épaisseur et était presque entièrement éboulé à une de ses extrémités. Ostabruk peina pour l’escalader. Parvenu au point à peu près le plus élevé il s’accroupit en équilibre instable et défit la courroie de ses jumelles.

Au même instant une brique, céda brusquement sous ses pieds. Il se sentit partir en avant.

« Alfin ! », hurla-t-il.

Dans le long intervalle que dura sa chute, ses pensées tourbillonnèrent à une vitesse folle pour se persuader qu’il ne courait aucun danger. La pesanteur était moindre sur Mars que sur Terre : il tombait donc plus lentement – et vu l’épaisseur du feuillage des sauges, sa chute allait encore se trouver amortie d’autant.

Il creva la couche végétale comme si c’eût été du papier. Sa tête et son épaule donnèrent brutalement contre le sol. Et dans le bref instant de désespoir qu’il connut avant de perdre conscience, Ostabruk comprit que son casque était brisé.

* *
*

… Il flottait dans un léger brouillard doré. Trois fantômes l’entouraient, trois géants penchés au-dessus de lui et qui discutaient son cas d’une voix solennelle. L’un semblait estimer qu’il fallait le sauver, tandis que l’autre soutenait qu’il devait s’adapter ou succomber. Le troisième accueillait chaque argument d’un simple signe de tête, sans préciser le parti auquel il se ralliait.

D’un seul coup, Ostabruk retrouva sa lucidité. Il ouvrit les yeux. La brume dorée était toujours là, mais il gisait de tout son long sur un terrain solide. Une couche de verdure aux reflets chatoyants formait voûte à cinquante centimètres de son visage, et il respirait une puissante odeur de sous-bois.

Il remua péniblement. La douleur qu’il ressentit à la nuque et à l’omoplate le fit gémir. Son visage cuisait, et quand il put y porter la main, ses doigts trouvèrent du sang déjà sec, provenant de plusieurs estafilades.

Son casque… son casque brisé ! Il n’avait plus de casque – et pourtant, il vivait !

Était-il donc resté si peu de temps évanoui ? Moins de dix minutes ? Il respirait. Un air doux, et tiède.

Et il entendait toujours les voix, très assourdies : non plus celles des spectres, mais les voix de ses trois compagnons, venant des écouteurs de casque qui pendaient encore à ses oreilles :

«… Il a dû tomber sous les sauges. (La voix d’Alfin) A moins que l’un de nous se bute contre lui au passage, nous ne le retrouverons jamais. S’il n’est qu’évanoui, il vit ; mais si son casque s’est brisé…»

Justement ! Son casque était, crevé, mais il vivait ! Soulevé d’un espoir frénétique, il approcha les lèvres du microphone intact au milieu des débris de plastique qui encerclaient toujours sa tête :

« Alfin ! Alfin, un changement s’est produit dans l’atmosphère de Mars ! Une modification qui doit être l’œuvre des colons. Cette forme que j’ai vue, c’est peut-être un homme, et c’est peut-être un feu qui…»

Il s’interrompit. Le capitaine était toujours en train de parler dans les écouteurs :

«… que nous le retrouvions avant la nuit. Notre réserve d’oxygène n’ira guère au-delà.

— Alfin ! (Cette fois, Ostabruk hurla.) Alfin, vous m’entendez ?

— … ville est trop grande. (La voix de Zhaam.) Il faut que nous prenions une rue après l’autre. »

Ostabruk frémit : son appareil radio pouvait encore recevoir des messages, mais le transmetteur était brisé.

Du reste, rien ne l’empêchait de se relever tout simplement pour partir lui-même à la recherche de ses compagnons. La tête lui tournait et il se sentait très faible, mais en décrivant un grand cercle à travers les ruines il ne pouvait manquer de rencontrer Alfin, Zhaam ou Filo Kasun.

Non sans peine, il parvint d’abord à s’asseoir, la tête enfoncée dans l’épaisse couche de feuillage odorant. Puis il s’étaya à quatre pattes et se retrouva enfin debout. La morne surface des sauges, les murs éboulés, les immeubles en ruine s’étendaient autour de lui. Le soleil indiquait l’après-midi.

Il aspira profondément pour prendre à pleins poumons l’air raréfié – et ne put que haleter. Il étouffait, incapable soudain de respirer ! Un vertige le fit tournoyer. Il s’effondra…

…et aussitôt, ses poumons retrouvèrent de l’air respirable. Il demeura étendu sans bouger, reprenant souffle peu à peu, et déjà son esprit méthodique évoquait les renseignements détaillés que son instructeur, un petit homme glabre nommé Sims, lui avait donnés naguère sur l’atmosphère et la flore martiennes :

« Le jour, les plantes produisent leur propre oxygène par photosynthèse. Mais dès le coucher du soleil, et contrairement à ce qui se passe sur la Terre, elles ne disposent pas d’oxygène en réserve dans l’atmosphère. En revanche, nous avons établi qu’elles y remédient partiellement pour la nuit en emmagasinant auparavant l’oxygène dans les méats intercellulaires de la tige et des feuilles, qui sont beaucoup plus grands que ceux de nos végétaux terrestres. »

Mais il n’y avait pas eu suffisamment de preuves aux yeux des botanistes pour admettre que ce schéma pût s’appliquer à la sauge canalienne – encore que le cactus martien eût lui-même la faculté de garder une très importante réserve d’air dans son tronc creux. On avait donc admis que la sauge restait la nuit en état de léthargie, et qu’alors elle consommait une quantité d’oxygène relativement minime.

Ostabruk se jugeait désormais en mesure d’apporter aux botanistes un élément qu’ils n’avaient pu découvrir après un siècle de colonisation sur Mars : le feuillage des sauges formait un toit imperméable à un mètre de hauteur environ – et c’était sous ce toit que les plantes emmagasinaient le surplus d’oxygène produit dans la journée, créant ainsi pour leurs besoins nocturnes une couche d’air respirable à ras du sol.

Il se pouvait qu’à l’époque des pionniers ce phénomène eût été observé plus d’une fois par des colons isolés, mais que ceux-ci n’eussent pas compris son importance du point de vue scientifique. Peut-être aussi avaient-ils succombé avant de pouvoir regagner l’abri des dômes. D’autre part, ils se déplaçaient debout (leur respiration étant assurée grâce à leur casque) et les sauges atteignaient à peine la ceinture d’un homme de taille normale : il était donc vraisemblable que le phénomène n’avait pu être observé que par accident.

La distance entre les tiges restait presque toujours la même – trente centimètres environ – et les sauges n’avaient pas de feuilles en dessous de l’épaisse couche qu’elles étalaient à un mètre du sol. Quant à celui-ci, il constituait un tapis moelleux de branches et de feuilles mortes. Ostabruk se trouvai à plat ventre dans la pénombre d’un monde végétal dont la voûte très basse s’étendait à perte de vue tout autour de lui ; sauf du côté où elle s’arrêtait contre le mur qui avait provoqué la catastrophe.

Un homme pouvait vivre dix minutes sans casque dans l’atmosphère normale de Mars – et s’il retenait sa respiration, marcher deux minutes au plus. Ostabruk se releva péniblement.

Personne en vue. Rien que les ruines et les sauges.

Il essaya de faire quelques pas, mais comprit tout de suite que sans respirer, il ne pourrait aller bien loin d’une seule traite.

Quand il ne put retenir son souffle plus longtemps, il plongea de nouveau sous les sauges. Il haletait, en proie à un vertige continuel, tandis que les voix de ses compagnons se répondaient toujours dans les écouteurs. Alfin, Zhaam ou Filo Kasun étaient peut-être là, à deux pas de lui, derrière ce mur ou de l’autre côté de cet immeuble – mais comment les prévenir ?

Les débris de plastique qui pointaient encore autour de son cou étaient dangereux. Il les arracha puis, au bout de quelques instants, se redressa en retenant son souffle.

Son cœur battit : là-bas, à cent mètres à peine devant lui, une silhouette engoncée dans un spatioscaphe se frayait un passage à travers les sauges.

Mais l’homme lui tournait le dos. Ostabruk impuissant le voyait s’éloigner.

Alors il fit appel à tout l’air de ses poumons pour crier. Un cri lancé de toutes ses forces, et qui ne résonna dans ses oreilles que comme une faible plainte.

Il ne put savoir si, dans cet air raréfié et sous l’épaisseur de son casque l’autre l’avait bien entendu. Toujours est-il que l’homme s’arrêta et qu’il le vit se retourner lentement.

Mais c’en avait été trop pour Ostabruk dont les poumons étaient maintenant complètement vides. Ses muscles lâchèrent d’un seul coup. Il bascula en avant et ne sut plus rien.

Lorsqu’il reprit ses sens, il se retrouva gisant à plat ventre dans une obscurité complète. Il tâtonna à la recherche de ses écouteurs, mais quand il put enfin les appuyer contre ses oreilles, il n’entendit plus aucune voix.

Il se releva pour jeter un bref regard au-dessus des sauges, et vit les étoiles briller dans un ciel de velours.

C’était la nuit. Alfin, Zhaam et Filo Kasun avaient regagné la fusée.

* *
*

Ramper est plus pénible que marcher – mais on peut ramper et respirer en même temps. Ostabruk rampait. Il avait d’abord essayé de le faire dans l’obscurité, mais il s’était pris au milieu d’un enchevêtrement de tiges, et avait été obligé d’attendre le jour.

Du moins avait-il ainsi profité de la chaleur relative que les plantes emmagasinaient au cours de la journée en même temps que l’oxygène. Il avait eu froid, certes. Mais sans casque pour assurer l’étanchéité de son spatioscaphe il aurait été gelé à mort s’il ne s’était pas trouvé protégé par les sauges.

Il rampait en direction de la fusée. De temps à autre, pour s’assurer qu’il ne déviait pas, il regardait au-dessus du feuillage protecteur. Quelle distance lui restait-il à parcourir ? Quinze kilomètres ? Trente ? Il n’en savait rien. Quarante-huit heures plus tôt, alors qu’il progressait par bonds légers grâce à la faible pesanteur, le chemin lui avait paru très court jusqu’à la ville morte. Mais à présent, la fusée ne semblait jamais se rapprocher.

Et il priait. Il priait pour qu’Alfin Grasi ne décide pas de repartir immédiatement, maintenant que lui, Ostabruk, était présumé mort. Il priait pour que le capitaine et ses compagnons prennent le temps de revenir au moins une fois sur leurs pas pour rechercher son cadavre.

Il avait eu faim en se réveillant, mais les feuilles de sauge étaient comestibles et contenaient suffisamment d’eau pour apaiser en partie la soif qui le brûlait.

Vers le milieu de la matinée, il rencontra le tronc d’un cactus cierge, au pied duquel apparaissait un trou d’environ vingt centimètres, pratiqué à ras du sol. Un trou qui semblait avoir été fait par des dents.

Ostabruk réfléchit. On connaissait deux formes de vie animale sur Mars. Une race intelligente, d’abord : des êtres au corps petit et rond, dotés de longs membres grêles comme des pattes d’araignée, et qui tiraient directement leur oxygène du sol pour l’emmagasiner dans une grosse bosse spongieuse. Ensuite venait un animal de la taille d’un lapin qui, lui, respirait normalement sans qu’aucun zoologue ait d’ailleurs jamais pu déterminer comment il pouvait vivre dans un air raréfié.

Ostabruk comprenait maintenant que ces deux animaux vivaient sous les sauges. Mais le seul point important résidait dans le fait qu’ils étaient herbivores et inoffensifs.

Il dégaina son poignard dont il se servit pour agrandir le trou et s’introduisit à l’intérieur du cactus. Il n’y releva pas la moindre trace d’animal, mais la base du tronc, en forme de cuvette, contenait une réserve d’eau saumâtre sur laquelle il se jeta avidement.

Il ne mourrait pas. Il avait de quoi manger, de quoi boire, et de l’air respirable. Mais pourrait-il atteindre la fusée avant qu’Alfin abandonne les recherches et décide de mettre cap sur la Terre ? Après tout, on devait maintenant le croire mort : ceci admis, le capitaine n’avait plus aucune raison de continuer l’expédition. Alfin était suffisamment au courant des mœurs politiques pour se douter que le Congrès n’accepterait pas le simple rapport de trois astronautes, alors qu’un sénateur avait été spécialement envoyé pour en rédiger un.

Il songea soudain que ses trois compagnons l’auraient certainement retrouvé dans les ruines, la veille, s’il avait eu l’idée de déchirer son spatioscaphe : il aurait laissé un morceau de toile imperméable à la surface des sauges comme signal de détresse. Malheureusement, il était alors trop étourdi, trop affaibli par sa chute pour y avoir pensé. A présent, il était trop tard. Ni Alfin, ni les autres ne fouilleraient la mer de sauges avec leurs jumelles dans l’espoir d’y repérer un Ostabruk vivant. Et si même ils reprenaient leurs recherches, ce serait pour eux une progression difficile sous l’épaisse couche végétale, en vue de retrouver un cadavre. Il ne servirait donc à rien d’agiter un lambeau de toile au-dessus des sauges – à moins qu’Ostabruk n’aperçoive l’un de ses compagnons à proximité. Mais il n’avait encore vu personne lorsqu’il se relevait pour vérifier sa direction.

Il rampa ainsi toute la journée. La fusée se dressait au loin, sa coque brillant dans le pâle soleil de Mars. Il ne s’en rapprochait qu’avec une lenteur désespérante.

Et ce soir-là, il revit les spectres.

Ce fut juste avant la nuit, dans le très court crépuscule qui la précédait. Les mains et les genoux d’Ostabruk étaient à vif. Il venait de s’arrêter pour mâcher des feuilles, quand soudain il vit quelque chose. Très loin devant lui, presque à la limite où son œil pouvait atteindre, quelque chose remuait.

Plusieurs silhouettes blanches imprécises, qui se faufilaient entre les tiges… Bien que la distance ne lui permît pas d’évaluer leur taille exacte, elles semblaient beaucoup plus grosses que des lapins.

Il était dangereux de se servir d’un pistolet atomique sous cette couche végétale : Ostabruk risquait d’ouvrir un trou dans le feuillage par où l’oxygène s’échapperait, et de périr asphyxié avant que les plantes sensitives aient seulement le temps de réagir pour refermer la brèche.

Mais il régla son arme de façon à ne donner qu’une faible ouverture, d’un demi-centimètre à peine, et la braqua en direction des silhouettes blanches. Les tiges qui se trouvaient dans la trajectoire du rayon de mort s’abattirent en fumant. Pourtant, Ostabruk ne put savoir s’il avait fait mouche : les êtres mystérieux disparurent comme par enchantement et il ne les revit plus.

Peu après, il eut la chance de trouver un autre cactus géant à l’intérieur duquel il passa la nuit. Il demeura sur le qui-vive, ne dormant que par à-coups, son pistolet pointé vers le trou par où il était entré.

Et tout un jour encore il rampa sous la voûte aux reflets chatoyants des sauges. Mais maintenant la fusée était toute proche. Lorsqu’il se relevait, il voyait sa silhouette se dresser de plus en plus grande vers le ciel. Il pouvait l’atteindre avant la nuit.

Il prépara soigneusement la dernière étape. Il allait être obligé de franchir la zone incendiée par les tuyères, en retenant sa respiration jusqu’au moment où il pourrait enfin déverrouiller la porte étanche et pénétrer dans le sas. Mais celui-ci était pratiqué dans le flanc opposé de l’engin – en direction de l’est – et Ostabruk n’aurait que dix minutes pour y arriver. Il lui fallait donc contourner la fusée en restant à l’abri des sauges avant de traverser d’un bond la zone calcinée.

Il vérifia une dernière fois sa direction. Il se trouvait à présent si rapproché de la fusée, et la limpidité de l’atmosphère était si grande qu’il put distinguer les têtes de rivets encerclant les hublots. Il se glissa derechef sous les sauges et reprit sa reptation avec une hâte redoublée.

Soudain, une secousse terrible ébranla le sol autour d’Ostabruk, cependant qu’un grondement de tonnerre emplissait ses oreilles, et que loin devant lui une vague de feu transformait la pénombre en une fournaise infernale.

Mourant de faim, épuisé par deux jours de progression harassante, il rassembla ses dernières forces pour se mettre debout. Titubant comme un homme ivre, il émergea péniblement des sauges.

La fusée décollait. Elle montait lentement, de plus en plus lentement au-dessus d’une colonne de feu. Puis elle donna du dièdre à ses ailerons et s’estompa peu à peu dans le crépuscule en direction de l’ouest.

Ostabruk était abandonné.

« Alfin ! Revenez ! » Il hurlait, et son cri restait sans écho dans l’atmosphère morte d’une planète morte. « Je présenterai un projet de recolonisation ! Je ferai tout ce… ! Alfin… ! »

Il s’effondra comme il s’était effondré vingt-quatre heures plus tôt, et la subite obscurité de la nuit martienne se fondit avec les ténèbres encore plus noires où lui-même s’enfonçait.

* *
*

Il délirait. La fièvre et ses lémures ne lui laissaient que de brefs instants de répit durant lesquels il se sentait emmené en civière sous les sauges… une civière portée par des animaux à peau très blanche dépourvue de poils… des animaux qui avançaient en courbant l’échine. Mais dans l’état où il se trouvait, Ostabruk ne voyait de ces êtres que leurs flancs nus, d’une lividité cadavérique.

Quand il reprit enfin connaissance, il gisait sur une épaisse couche odorante faite de sauges mortes. Une femme nue se penchait au-dessus de lui. Une femme à la peau livide, et très jolie malgré des cheveux qui pendaient jusqu’à ses hanches. Elle tenait une poignée de feuilles humides dont elle se servait pour rafraîchir le front d’Ostabruk. Une deuxième femme, plus âgée et plus grosse était accroupie à proximité, près d’un homme barbu et voûté. Ils parlaient à mi-voix. Ils avaient la même peau livide que l’autre, et eux aussi étaient complètement nus.

Ostabruk demeurait là, étendu sans bouger, et ses yeux découvraient peu à peu les indices d’une société primitive. Des hommes, des femmes, des enfants, debout, assis ou accroupis un peu partout dans la limite de son champ visuel. Il en compta une vingtaine, tous nus et la peau d’une pâleur de cire. Il aperçut également des lits de feuilles mortes à même le sol, et des ustensiles grossièrement façonnés dans des tiges de sauges ou des cactus cierges – et dont certains présentaient des parties métalliques qui provenaient sans doute de la civilisation disparue. On devait faire du feu non loin de lui, car une bonne odeur de fumée arrivait de temps en temps jusqu’à Ostabruk.

Il y avait donc là quelque chose qui… Les sauges ! Elles étaient plus hautes ! Suffisamment hautes en cet endroit pour que des êtres humains puissent se tenir debout sous leur feuillage.

Mais le point capital restait le fait que ces hommes avaient pu subsister sans le secours de la moindre technique. Ils s’étaient adaptés. Abandonnés à eux-mêmes sur une planète différente de la Terre, ils n’avaient eu qu’une seule alternative : s’adapter ou périr. Et ils avaient vécu !

Le vieillard accroupi près de la grosse femme s’aperçut que le malade avait repris connaissance. Il s’approcha de lui, prononça quelques mots d’une voix douce, et Ostabruk eut peine à en croire ses oreilles : bien que l’accent de l’homme fût bizarre, il entendait parler l’anglais le plus pur !

« Vous vous sentez mieux, à présent ? »

Luttant contre sa faiblesse qui l’étourdissait encore, Ostabruk se dressa sur son néant.

« Oui… je vais très bien. Et vous, vous êtes les descendants des anciens colons ?

— Oui, répondit fièrement le vieillard. Nos ancêtres sont restés sur Mars. Ils se sont battus contre Mars. C’est une lutte qui dure encore, mais nous avons le dessus. Et un jour viendra où…»

Il n’acheva pas sa phrase, comme s’il contemplait soudain une vision intérieure.

« Vous avez eu la chance de trouver ceci, articula Ostabruk en montrant les tiges qui croissaient autour d’eux. Les sauges sont beaucoup plus hautes ici que partout ailleurs.

— La chance ? répéta le vieillard avec une nuance de mépris dans la voix. C’est nous qui les avons fait pousser. Nous sélectionnons les graines des plus grandes pour effectuer des croisements. Nous doublons les petits germes contenus dans les cellules et obtenons ainsi des tiges toujours plus hautes ; Nous n’avons pas trouvé cette espèce géante. Nous l’avons produite ! »

Ostabruk le regardait avec stupeur. Bonté divine ! Ces humains vivant à l’état sauvage… connaissaient donc le principe biologique de l’hybridation ?

Mais justement, il ne s’agissait pas de sauvages ! Ces hommes, ces femmes étaient des êtres évolués. Ils savaient penser et oser. Loin de se répandre en gémissements sur une technique perdue, ils tiraient parti de ce que leur offrait le milieu ambiant. Et lui, Ostabruk, s’était trompé. Il imaginait maintenant la vision intérieure du vieillard : un feuillage protecteur qui s’étendait toujours plus haut d’année en année au-dessus du sol ; des sauges de deux mètres, puis de trois, puis de six, qui escaladaient des falaises rouges pour recouvrir les immenses plaines de Mars ; un toit de verdure aux reflets d’or, sous lequel des hommes vivaient et progressaient sans l’aide de la Terre.

Ostabruk s’était trompé – et il pouvait en remercier le Ciel, car c’était à cela qu’il devait d’être encore en vie. Il se leva et tendit une main tremblante au vieillard.

« Je vous présente votre nouveau colon de toute dernière heure, annonça-t-il. Je m’appelle Laland Ostabruk et j’espère que vous m’accorderez vos suffrages lors des élections.

— Des élections ? » Son interlocuteur semblait ahuri. Il répondit machinalement au geste d’Ostabruk, qui lui étreignit la main.

« Bien sûr ! expliqua le sénateur d’un ton enjoué. Nous y serons nécessairement amenés. Le jour où les astronefs de la Terre reviendront se poser ici, Mars devrait pouvoir prétendre à deux ou trois sièges au Congrès mondial. »

 

Traduit par RENÉ LATHIÈRE.

Ghost Planet.

 

© The Magazine of Fantasy and S.-F., 1953.

© Éditions Opta, pour la traduction.