A LA QUEUE !
par Keith Laumer
La file d’attente, plus vulgairement appelée queue, est sans doute comme l’agriculture, l’élevage et la bureaucratie une invention du néolithique. On imagine mal, en effet, des chasseurs faisant la queue devant le gibier. Elle fait donc partie du patrimoine écologique humain bien quelle soit imparfaitement intégrée à notre système de valeurs puisque certains s’en plaignent et qu’il se trouve à l’occasion des resquilleurs. Quelques sociologues lui prêtent des vertus en avançant quelle demeure une des rares occasions de contacts sociaux. Peut-on aller jusqu’à y voir le but ultime et la finalité profonde de toute l’espèce humaine ?
Le vieil homme s’écroula au moment précis où le cyclomoteur de Farn Hestler qui revenait des toilettes publiques passait à sa hauteur dans la queue. Hestler freina et examina le visage convulsé, masque de cuir pâle et lisse où la bouche se tordait comme pour échapper au corps en train de mourir. Puis il sauta de son cyclo et se pencha sur la victime ; si rapide qu’il fut, il se trouva précédé par une femme maigre aux doigts noueux comme des racines qui s’agrippait aux épaules décharnées du vieillard.
« Dites leur « mon nom » : Millicent Dredgewicke Crump, criait-elle de sa voix perçante au visage absent.
Ah ! si vous saviez ce que j’ai enduré, combien je « mérite » l’aide que…»
Hestler l’envoya bouler d’une adroite poussée du pied.
Il s’agenouilla à côté du vieil homme et lui souleva la tête.
« Des vautours, fit-il, voraces et claquant du bec. Mais je suis là maintenant ; et dire que vous étiez si près du début de la file. Je parie que vous en auriez des histoires à raconter, vous, un vieux de la vieille ; pas comme ces enc…, euh ! ces sales resquilleurs, se reprit-il évitant le mot obscène. Je pense qu’un homme a droit à un peu de dignité dans un moment pareil… !
— Tu perds ton temps, mec », fit une voix épaisse.
Hestler leva les yeux sur le faciès d’hippopotame de celui qu’il avait toujours cru être Vingtième Derrière.
« Ce vieux schnok est mort. »
Hestler secoua le cadavre. « Dites-leur que c’est Argall. Y. Hestler hurla-t-il aux oreilles mortes. Argall, A.R.G.A.L.L…
— Ça suffit ! claironna un agent de file, coupant court aux palabres. Vous, reculez ! » Un mouvement sec du menton rendait l’ordre pressant. Hestler se releva à regret, les yeux fixés sur le visage de cire qui se relâchait en une expression d’étonnement horrifié.
« Vampire ! gronda la femme maigre. Enc… de resquilleur ! » Elle avala le mot prohibé.
« Ce n’était pas à moi-même que je pensais, rétorqua furieusement Hestler, mais à mon fils Argall qui n’y est ! pour rien…
— Ça va, silence ! » grogna le flic. Il agita le pouce en direction, du mort. « Ce gars-là avait-il pris des dispositions ?
— Oui ! cria la femme maigre. Il a dit : « A Millicent Dredgewicke Crump. » Ça s’écrit M.I.L…
— Elle ment, coupa Hestler. Il se trouve que moi j’ai entendu le nom de Argall Hestler… pas vrai, monsieur ? » Les yeux brillants, il s’adressait à un jeune gars à la mâchoire tombante qui observait le cadavre.
Le garçon déglutit et regarda Hestler en face.
« Bon sang, il a pas dit un mot », fit-il et il cracha, manquant de justesse le soulier de Hestler.
« Mort intestat », entonna le flic et il nota dans son carnet. Il fit un geste, une équipe de déblayage arriva, chargea le corps sur une charrette, le recouvrit et l’emmena.
« Serrez le rang », ordonna le flic.
Quelqu’un marmonna : « Intestat, des foutaises, ouais. C’est vraiment dégueulasse ; la case revient au gouvernement, personne n’en profite, nom de Dieu ! » Le gros type qui venait de parler regarda les autres autour de lui. « Dans ces cas-là on devrait se serrer les coudes et se mettre d’accord à l’avance sur un plan équitable…
— Hé mais, intervint le jeune gars à la mâchoire tombante, c’est de la conspiration ça !
— Ce n’était pas mon intention de proposer quoi que ce soit d’illégal. » Le gros type s’éclipsa et reprit sa place dans la file. Comme d’un commun accord la petite foule se dispersa, chacun se glissant à sa place d’un adroit jeu de jambes. Hestler haussa les épaules, réenfourcha son cyclo et poursuivit sa route en pétaradant, conscient des regards envieux qui le suivaient. Il dépassa les mêmes dos que d’habitude, certains debout, d’autres assis sur des pliants de toile sous des parasols fanés par le soleil ; çà et là une queuebane de nylon, haute et carrée, tantôt en piètre état, tantôt décorée quand elle appartenait aux riches. Lui avait de la chance : jamais il n’avait fait partie des « Debout » à se faire suer dans la file, exposé au soleil et aux regards indiscrets.
C’était un après-midi radieux. Le soleil dardait ses rayons sur la vaste rampe de béton où la file serpentait, venant d’un point perdu dans le lointain de la plaine. Devant – plus très loin maintenant et se rapprochant chaque jour – se dressait le mur nu et blanc, percé seulement par la fenêtre, terminus de la file. Hestler ralentit comme il approchait de la queuebane des Hestler ; sa gorge se noua quand il vit à quel point elle était proche maintenant du début de la filé. A une, deux, trois, quatre cases ! Grands dieux ! cela signifiait que six personnes avaient été inspectées dans les douze dernières heures – chiffre sans précédent – et cela voulait dire – Hestler retint sa respiration – qu’il pourrait lui-même atteindre la fenêtre dans le prochain mouvement. Pendant un bref instant il fut pris de l’envie folle de fuir, de changer de place avec Premier Derrière puis avec Deuxième et s’arranger pour reculer jusqu’à bonne distance et se donner le temps d’y réfléchir, de se préparer…
« Dis, Farn… – la tête de son cousin Galpert émergea des rideaux de la queuebane aux parois de nylon. Tu sais quoi, j’ai avancé d’une place pendant que tu étais parti. »
Hestler plia le cyclo et le posa contre l’étoffe délavée. Il attendit que Galpert soit sorti puis, subrepticement, il ouvrit en grand les rideaux d’un coup sec. L’endroit sentait toujours le fauve après que son cousin y ait passé une demi-heure pendant que lui allait à la pause toilettes.
« On touche au but, fit Galpert tout excité en lui tendant le coffret contenant les papiers.
— J’ai l’impression que…» Il s’interrompit car soudain une vive altercation s’éleva à quelques cases derrière eux. Un petit homme aux cheveux ternes et aux yeux bleus saillants essayait de se frayer une place entre Troisième et Cinquième Derrière.
« Dis voir, ce n’est pas Quatrième Derrière ? demanda Hestler.
— Vous ne comprenez pas, pleurnichait le petit homme ; j’ai dû aller satisfaire un besoin naturel imprévu…» Ses faibles yeux fixaient Cinquième Derrière, un grand gaillard aux traits vulgaires, portant une chemise voyante et des lunettes de soleil. « Vous m’aviez dit que vous me garderiez ma place !…
— Et alors, à quoi ça sert la pause-toilettes, hé ! pauvre type ? allez, casse-toi ! »
Un tas de gens criaient maintenant après le petit homme.
« Resquilleur, enc…leur, resquilleur, enc…leur…»
Le petit homme battit en retraite, se plaquant les mains aux oreilles. L’obscène mélopée enflait, reprise par d’autres voix.
« Mais c’est « ma » place gémissait l’évincé. Père me l’a laissée quand il est mort, vous vous souvenez tous de lui…» Sa voix se noya dans le brouhaha.
« C’est bien fait pour lui, fit Galpert embarrassé par l’obscène litanie, celui qui part sans se soucier plus que ça de son héritage…»
Ils regardèrent l’ancien Quatrième Derrière faire demi-tour et s’enfuir les mains toujours collées aux oreilles.
Hestler aéra la queuebane pendant encore dix minutes après que Galpert fut parti avec le cyclo ; le visage de marbre, les bras croisés, les yeux rivés sur le dos de Premier Devant. Son père lui en avait raconté de bien bonnes sur Premier Devant ; à l’époque où ils étaient jeunes hommes tous les deux, presque en bout de file. Paraît que c’était un sacré numéro dans ce temps-là, toujours à plaisanter avec les femmes à proximité dans la file, leur proposant d’échanger sa place contre certains égards. Il n’en restait plus grand-chose maintenant ; rien qu’un petit vieux tout tassé, craquelé comme une vieille chaussure, et suant son eau dans la file. Hestler se dit qu’il avait de la chance, lui il avait succédé à Père quand ce dernier avait eu son attaque ; un bond de 21 294 cases. Peu de jeunes gens en faisaient autant. Non pas qu’il soit si jeune que ça ; il avait fait son temps dans la queue, on ne pouvait pas dire qu’il ne méritait pas cet avancement.
Et là, dans quelques heures peut-être, il atteindrait le début de la file. Il toucha le coffret qui contenait les papiers de son père – et les siens bien sûr et ceux de Cluster et des gosses – enfin, tout. Dans quelques heures, si la queue continuait d’avancer, il pourrait se détendre, prendre sa retraite, et laisser les gosses se débrouiller, chacun ayant sa propre place dans la queue. Et qu’ils se débrouillent aussi bien que leur papa qui arrivait lui au début de la queue à moins de quarante-cinq ans !
A l’intérieur de la queuebane il faisait chaud, sans un souffle d’air. Hestler enleva sa veste et s’installa dans le hamaccroupi – certes, ce n’était pas la position la plus confortable qui soit, mais elle était parfaitement conforme au règlement de la queue qui stipulait qu’un pied au moins devait toucher terre en permanence, la tête devant toujours, elle, se trouver plus haut que la ceinture. Hestler se souvenait d’un incident, quand, des années auparavant, un pauvre diable sans queuebane s’était endormi debout : les yeux fermés et les genoux fléchis il s’était lentement affaissé sur ses talons puis lentement s’était relevé, avait cligné des yeux et s’était rendormi. Ils l’avaient regardé monter et descendre comme ça pendant une heure, jusqu’à ce que finalement il laissât pendre sa tête plus bas que la ceinture. Ils l’avaient alors éjecté de la file puis avaient serré le rang. Ah ! il y avait du sport dans la queue à l’époque, pas comme maintenant ; l’enjeu devenait trop important si près du but. Ce n’était plus le moment de s’amuser à ces petits jeux-là.
Juste avant le crépuscule, la file avança. Plus que trois ! Le cœur de Hestler cognait dans sa poitrine. La nuit était tombée quand il entendit la voix chuchoter : « Quatrième Devant ! »
Hestler, réveillé, sursauta, il cligna les yeux, se demandant si la voix insistante provenait de ses rêves.
« Quatrième Devant ! », souffla de nouveau la voix. Hestler écarta vivement le rideau, ne vit rien, et rentra la tête. Il aperçut alors le visage émacié et pâle, les yeux saillants de Quatrième Derrière scrutant par la fente d’aération ; à l’arrière de la tente.
« Vous devez m’aider, fit le petit homme. Vous avez vu ce qui s’est passé ; vous pouvez témoigner qu’on m’a escroqué, qu’on m’a…»
Hestler l’interrompit : « Dites donc, qu’est-ce que vous faites là en dehors de la queue ? Je sais que vous êtes déplacé, pourquoi n’êtes-vous pas à votre nouvelle case ?
— Je… Je ne peux pas m’y résoudre, bredouilla-t-il. Ma ! femme, mes enfants… Ils comptent tous sur moi.
— Il fallait y penser plus tôt.
— Je vous jure que je n’y pouvais rien ; ça m’a pris si ; soudainement, et…
— Vous avez perdu votre place. Je n’y peux rien ! moi.
— Si je dois tout recommencer maintenant… J’aurai soixante-dix ans quand j’arriverai à la fenêtre !
— Ce n’est pas mon affaire…
— … Mais si seulement vous expliquiez à la police de la file ce qui s’est passé, que vous leur expliquiez mon cas particulier…
— Vous êtes cinglé ! je ne peux pas faire ça.
— Mais vous… je me suis toujours dit que vous aviez l’air d’un chic type…
— Vous feriez mieux de partir. Imaginez que quelqu’un me voit discuter avec vous.
— Il fallait que je vienne vous parler, je ne sais pas votre nom mais après tout ça fait neuf ans qu’on est à quatre cases l’un de l’autre…
— Partez ! avant que je n’appelle un flic de file. »
Hestler eut du mal à reprendre ses aises après que Quatrième Derrière fut parti. Il y avait une mouche dans la queuebane, la nuit était chaude. La file avança encore et Hestler dut sortir et pousser la queuebane. Plus que deux cases ! l’excitation était si intense qu’il se sentait un peu malade. Encore deux mouvements et il serait à la fenêtre. Il ouvrirait le coffret et présenterait les papiers, en prenant son temps, le tout en règle et en bon ordre. Brusquement, il eut un pincement au cœur en se demandant si personne n’avait fait de gaffe là-bas derrière dans la file, soit en oubliant de signer quelque chose ou en oubliant un sceau de notaire ou une signature de témoin. Non, ils n’avaient pas pu faire ça. Rien n’était aussi stupide. A cause de ça on risquait de se faire jeter de la file, perdre sa place et devoir retourner tout au bout de la queue…
Hestler écarta ces idées noires. Il était un peu nerveux, voilà tout. Mais qui ne le serait pas ? Après cette nuit, sa vie serait complètement transformée ; c’en serait fini de faire la queue pour lui. Il aurait le temps… tout le temps qu’il voudrait pour faire les choses auxquelles il n’avait pu penser pendant toutes ces années.
Quelqu’un se mit à crier, tout près. Hestler sortit en trébuchant de la queuebane et vit Deuxième Devant, maintenant en tête de file, brandir le poing sous le nez du petit visage à moustache noire et visière verte encadré dans la fenêtre et baigné d’une lumière blanche et crue.
« Imbécile, idiot, abruti ! hurlait Deuxième Devant. Qu’est-ce que ça veut dire : ramenez-le chez vous et faites épeler à votre femme son deuxième prénom ! »
Deux costauds de la police de file l’empoignèrent par les bras et l’emmenèrent. Hestler avança d’une case, poussant la queuebane sur ses roulettes. Plus qu’un devant ; après ce serait à lui. Bah ! il n’y avait pas de bile à se faire ; la file avait progressé à la vitesse de l’éclair mais il faudrait quelques heures encore pour inspecter le gars devant. Il avait le temps de se détendre, de se calmer les nerfs, de se préparer à répondre aux questions…
« Je ne comprends pas, monsieur, disait la voix fluette de Premier Devant à la petite moustache noire derrière la fenêtre. Mes papiers sont tout à fait en règle, je vous assure.
— Vous m’avez dit vous-même que votre père était mort, fit la petite voix cassante de Moustache Noire. Ce qui signifie qu’il vous faut recommencer le formulaire 56839847565342-B en six exemplaires, contresignés par le médecin, la police des domiciles, ainsi que les dérogations des services A, B, C, etc. Tout ça se trouve dans le règlement.
— Mais ! mais il est mort il y a à peine deux heures ; je viens juste de l’apprendre…
— Deux heures ou deux ans, il est mort tout pareil.
— Mais ! je vais perdre ma place ! Si je ne vous l’avais-pas dit…
— Eh bien, je n’en aurai rien su. Mais vous l’avez dit, c’est vrai aussi.
— Ne pourriez-vous pas faire comme si je n’avais rien dit ?
— Vous insinuez que je pourrais frauder ?
— Non… non…» Premier Devant tourna les talons et s’éloigna d’un pas mal assuré, serrant dans sa main les papiers refusés. Hestler avala sa salive.
« Suivant », dit Moustache Noire.
Les doigts d’Hestler tremblaient visiblement quand il ouvrit le coffret. Il étala les papiers rose pâle (douze exemplaires), les papiers puce (neuf exemplaires), les papiers jaune citron (quatorze exemplaires), les papiers vert pâle, (cinq exemplaires)… cinq seulement ? Était-ce bien cela, en aurait-il perdu un ? L’angoisse lui serra la poitrine comme un étau.
« Rose pâle : douze exemplaires, annonça le fonctionnaire d’un air sombre.
— … Ou… Oui. Ce n’est pas cela ? fit Hestler en bégayant.
— Bien sûr. » Le préposé continua de compter les papiers, faisant d’obscures annotations dans les coins.
Il faisait presque jour quand le fonctionnaire tamponna le dernier feuillet, colla le dernier timbre, fourra la liasse de documents inspectés dans une fente puis leva les yeux sur le suivant derrière Hestler.
Hestler hésita, tenant le coffret dans ses doigts inertes. Il semblait anormalement léger.
« C’est tout, fit le préposé ; Suivant. »
Il avança vers la fenêtre, bousculé, par Premier Derrière. C’était un petit « Debout » bancal avec de grosses lèvres pendantes et de grandes oreilles. Hestler ne l’avait jamais bien regardé avant. Il fut pris de l’envie de lui expliquer comment ça s’était passé, de lui donner quelques tuyaux amicaux comme un vieux vétéran de la fenêtre à un petit nouveau. Mais l’homme ne lui adressa pas un regard.
S’écartant, Hestler aperçut la queuebane. Elle avait l’air abandonnée, inutile. Il pensa à toutes les heures, les jours, les années qu’il avait passés dedans, recroquevillé sur son hamaccroupi…
« Vous pouvez la prendre », dit-il impulsivement à Deuxième Derrière, une femme courtaude aux joues flasques. Il gesticulait montrant la queuebane. Elle eut un reniflement de mépris et l’ignora. Il remonta la file en flânant, observant avec curiosité les gens qui s’y trouvaient, les visages et silhouettes variés, grands, gros, minces, vieux, jeunes – ces derniers en petit nombre –, leurs vêtements usés, leurs cheveux coiffés ou non. Certains avaient du poil sur le visage, d’autres avaient les lèvres faites, tous étaient laids chacun à sa manière.
Il rencontra Galpert filant vers lui sur le cyclomoteur. Galpert ralentit, la bouche grande ouverte, et s’arrêta.
Hestler s’aperçut que son cousin avait des chevilles maigres et osseuses émergeant de ses chaussettes marron. L’élastique de l’une d’elles ayant trépassé, la chaussette tombait, laissant apparaître le blanc laiteux de la peau.
« Farn… Que… ?
— Ça y est. » Hestler lui présenta le coffret vide.
« Ça y est… ? » Galpert, éberlué, porta son regard sur la lointaine fenêtre.
« Ça y est, ce n’était pas terrible en vérité.
— Alors… je… je n’ai donc pas besoin de…» La voix de Galpert s’éteignit.
« Non, pas besoin, Galpert, plus jamais.
— Oui mais que… ? » Galpert regarda Hestler puis la file puis de nouveau Hestler : « Tu viens, Farn ?
— Je… je crois que je vais me promener un peu ; histoire de savourer ça, tu vois.
— Bon », fit Galpert. Il remit le cyclo en marche et s’éloigna lentement sur la rampe.
Soudain, Hestler se mit à penser au temps… à tout ce temps qui s’étendait devant lui, tel un gouffre. Qu’en ferait-il ? Il faillit rappeler Galpert, mais finalement il se tourna et reprit sa marche le long de la file. Les visages regardaient au-delà de lui, par-dessus lui, à travers lui.
Le milieu de la journée arriva puis s’en fut. Hestler se procura un hot-dog tout sec et du lait chaud dans un gobelet de carton chez un marchand ambulant dont le triporteur était surmonté d’un grand parasol ; un poulet apprivoisé était perché à l’arrière. Il continua, scrutant les visages. Ils étaient tous si laids ! Ils lui firent pitié ; ils étaient si loin de la fenêtre. A un moment il aperçut Argall et lui fit signe ; mais Argall regardait de l’autre côté. Il se retourna ; la fenêtre était à peine visible, minuscule point sombre vers lequel la file s’égrenait. Que pensaient-ils, à faire la queue comme ça ? Comme ils devaient l’envier !
Mais personne ne semblait le voir. Vers le coucher du soleil il commença de se sentir seul. Il avait envie de parler à quelqu’un mais aucun des visages qui passait ne lui était sympathique.
Il faisait presque nuit quand il atteignit le bout de la file. Au-delà, la plaine déserte s’étendait jusqu’à l’horizon obscur. Comme ça avait l’air morne et solitaire là-bas.
« Comme ça a l’air morne, s’entendit-il dire au petit gars au visage grêlé qui se pressait au bout de la file les mains dans les poches. « Et solitaire ».
« Vous faites la queue, ou quoi ? », demanda le petit gars.
Hestler regarda une nouvelle fois l’horizon blême. Il s’approcha et se plaça derrière le jeunot.
« Bien sûr », fit-il.
Traduit par BERNARD RAISON.
In the queue.
© Damon Knight, 1971.
© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.