AVRIL, AN TRENTE-CINQ
Busiris, dans l’Illinois, avait cent mille habitants. Le plus jeune était âgé de trente-cinq ans, le plus vieux de cent un ans. Le rythme des décès allait s’accélérant au fur et à mesure que s’élevait l’âge moyen. Jamais, sur le plan matériel, « la vie n’avait été plus belle » comme le successeur de Lister ne cessait de le dire aux U.S.N.A. Et c’était la vérité – bien que le taux des suicides, après s’être stabilisé, ait repris sa lente escalade. L’usage de l’alcool et de la marihuana se généralisait – de plus en plus nombreux étaient les citoyens qui s’abandonnaient à une lente autodestruction. Les HSG – hypersexogènes – transformaient jusqu’aux plus vieux en supermatous et en chattes en chaleur. Ils le payaient de temps en temps d’un arrêt du cœur ou d’une attaque. Le gouvernement avait bien fait une timide tentative pour retirer les HSG du marché, mais la tempête de protestations qui s’était ensuivie avait obligé les autorités à les remettre en libre circulation. Il y eut quelques bons esprits pour prétendre que le gouvernement n’en était pas fâché – que ce n’était pour lui qu’un moyen de se débarrasser au plus vite des vieux – mais ce raisonnement cynique ne rencontra que peu d’échos.
Canute avait soixante-trois ans, et les vieilles blessures qu’il avait reçues au cours de l’attentat du parc du quartier Sud se rappelaient parfois à son souvenir. Il détenait toujours la présidence du CONE, mais s’était déchargé de la plupart de ses responsabilités sur ses cadets. Maria était morte trois ans plus tôt, à la suite, peut-être, de l’absorption d’une dose de HSG – mais sans que rien ne le prouve non plus, selon les propres conclusions du coroner. Canute avait épousé Amanda Tilkeson, après un délai convenable.
Amanda, ce jour-là, l’avait accompagné à la pêche. Ils avaient quitté la maison avant l’aube. Il habitait toujours là maison de Highview Drive, bien que cela lui procurât maintenant plus de soucis que de plaisir. Il était dans l’obligation de faire lui-même presque tous les travaux de peinture, de réparations, de plomberie ou d’électricité. Les professionnels, plombiers, électriciens ou peintres, étaient bien trop rares, et bien trop portés sur les vacances à rallonge, pour qu’on pût compter sur eux. Canute avait suivi des cours spéciaux pour propriétaires et avait appris tout ce qu’il fallait savoir pour l’entretien d’une maison. Mais il avait dû quand même condamner la plus grande partie de l’habitation. Amanda et lui-même devaient se contenter de six malheureuses pièces.
Le soleil n’était pas encore levé que leur voiture suivait la crête qui, sur plusieurs kilomètres, dominait l’Illinois avant de plonger vers le fleuve dont les eaux miroitaient sous la lune. Ils traversèrent, au pied des collines, la zone où s’entassaient autrefois les modestes logis des ouvriers de la Société des Matériels de terrassement Diesel. Ces maisons avaient disparu et sur leur emplacement croissaient maintenant les arbres d’une jeune forêt. Canute longea le fleuve jusqu’à L’Ivory Club, dont les membres maintenaient toujours le caractère exclusif. Il s’embarqua, toujours avec Amanda, sur sa confortable vedette à vapeur à quatre couchettes et alla mouiller sur l’autre rive de l’Illinois, loin de toute trace de civilisation, pour regarder le soleil apparaître sur les collines.
L’aspect du fleuve était tout autre que celui que lui avait connu Canute aux matins de son enfance. La pureté de ses eaux permettait au regard de plonger très loin dans leur cristal et de distinguer, à la lueur du soleil levant, les poissons jusqu’à plusieurs mètres de profondeur.
Sa faune était redevenue ce qu’elle était lors de l’arrivée de l’homme blanc sur ses rives : Canute vit une belle truite de rivière, un brochet et un poisson-chat.
Il disposa ses leurres et, assis, contempla sur l’autre bord, vers le sud et l’ouest, l’endroit où se dressait la ville basse de Busiris – mais pour combien de temps encore ? Il y avait toujours là l’hôtel de ville, la prison et les bâtiments des diverses administrations – fédérales, État et ville. Mais ces immeubles ne dépassaient pas deux étages et disparaissaient derrière un écran de grands arbres. Les bâtiments élevés – celui de l’ancien palais de justice, de la compagnie d’Assurances sur la Vie de Busiris, de l’hôtel Champlain, des matériels de terrassement Diesel – avaient tous été jetés bas. Se rendre dans la ville basse, c’était maintenant passer d’un parc à un autre.
« Tu sais, Amanda, dit-il doucement, il y a encore des gens qui maudissent Clabb. Mais Clabb a sauvé le monde – et comment ! Si les choses avaient continué comme elles allaient, avec la population en constante expansion, la pollution croissante, la faillite de l’économie et de l’éducation, l’humanité serait retournée à la barbarie. Il se pourrait bien que Clabb ait un jour sa statue et figure en bonne place dans les livres d’histoire.
— Je me demande ce qu’il est devenu, dit-elle.
— Il aurait maintenant quatre-vingt-six ans, il est donc très possible qu’il soit mort. Mais s’il ne l’est pas, on devrait lui faire savoir qu’il a de fortes chances de se voir mis au rang des plus grands hommes – sinon au-dessus d’eux – par quelques personnes au moins et suivi de près par Lister.
— Je ne peux toujours pas lui pardonner de m’avoir empêchée d’avoir d’autres enfants.
— Dis-toi plutôt qu’il t’a sans doute empêchée d’avoir le cœur brisé et d’être rongée par l’amertume et la déception.
— Mes enfants m’auraient comblée d’amour et auraient été le soutien de mes vieux jours.
— Me dis donc pas de bêtises. Il y a longtemps, certainement, que tu serais morte, et tes enfants aussi. Ou alors, si vous étiez restés en vie, vous seriez maintenant soit entassés dans des taudis, soit contraints d’errer par toute la Terre à la recherche d’un endroit respirable. Tu n’aurais bénéficié d’aucun traitement gériatrique : tu ne serais plus qu’une vieille femme arthritique et édentée et non cette belle plante, en pleine santé, que l’on prendrait pour une jeune fille. »
Jackson était expert en l’art de rendre une femme heureuse.
Sur le chemin du retour, ils passèrent près d’une équipe de démolition en train d’abattre l’antique maison William, qui avait été construite cent dix ans plus tôt. Le docteur William et son épouse étaient morts à quelques jours d’intervalle. L’équipe de démolition se composait de plusieurs gros engins et d’un seul homme qui, assis dans un véhicule, devant son tableau de commandes, les dirigeait à distance. Du fond de son fauteuil, il regardait les machines coordonner leurs efforts.