Théâtre du Palais-Royal, loge du comédien Molière Molière peut être fier de lui. Les Fâcheux a remporté un nouveau triomphe.
Le comédien de génie a encore excellé, se donnant jusqu’à se brûler.
Il est face à son miroir, se démaquille et reste un instant dans le silence avant de rejoindre les autres, et de fêter dignement cette heureuse nuit. Le voici revenu à Paris depuis bientôt trois ans. C’en est désormais fini des années de vaches maigres ! Treize années sur les routes ! Devant lui, à côté du miroir, la bourse n’a pas changé de place. Il n’y manque pas une pièce. Cette bourse, Molière la reçut de d’Artagnan de la part de l’aventurier don Juan de Tolède. Ce dernier lui commandait une pièce peu avant de mourir. Molière repoussa souvent la mise en chantier de cette commande qui devait dépasser ce qu’il avait jusque-là entrepris. Il ne pouvait faire moins qu’un chef-d’œuvre, et cette exigence, un peu démesurée, l’accablait, il est vrai. Il jugeait bon, finalement, de se délier la main et l’esprit, et de remettre à plus tard, au temps de la maturité, ce morceau dont il faudra bien accoucher un jour. Don Juan, beau titre de pièce, beau sujet. Patience Molière, patience. Du reste, c’est avec une certaine fierté qu’il peut poser son regard sur cette escarcelle. Il fut tentant, bien des fois, d’y puiser quelque secours quand le vent forçait, que la faim travaillait le corps… Mais Molière s’en faisait gageure ; d’abord la production, d’abord le labeur, ensuite la récompense.
Molière laisse retomber sa main, il pose son mouchoir. Il se sert un verre de vin. Il contemple la robe du breuvage. Il croit voir tout un passé ressurgir, remonter des profondeurs, scintiller en images à la surface de cette eau en habit de pourpre.
Finalement, il aura attendu deux années de plus avant de quitter Paris. C’est qu’Hercule avait disparu. Voilà maintenant dix-huit ans ! Dix-huit ans ! Toute une vie. Oui, Molière s’essaya à la tragédie, par défi, par entêtement, il voulut vaincre sur place, mais au fond de lui, la décision était déjà prise. Il y eut ces années de rébellion, période de latence qui s’acheva pour un court séjour en prison. Pour dettes. Ce fut la goutte d’eau.
Tout homme, en passant sur terre, doit traverser un désert…
Mieux vaut que cela soit au début qu’à la fin, se dit Molière.
Il a mérité ses récompenses. Avec le temps et la patience, la feuille de mûrier devient satin. Le voilà devenu le protégé de Monsieur, et mieux, du roi lui-même. Un roi qui n’est distant qu’en société. Je vais épouser Armande, je suis un homme comblé.
Pourtant, Molière repense à ce désert, et il songe à son ami Fouquet. Pour lui, la longue et rude traversée ne fait que commencer. Il aurait été si heureux de voir se renouveler le succès de cette pièce. Mais lui, qui le protégera désormais de l’envie de Colbert, des foudres du roi ? Dieu lui-même semble l’avoir abandonné à son sort.
On frappe à la porte.
— Entrez ! dit Molière.
C’est un porteur de billet. Un message pour le comédien. Molière déchire l’enveloppe. Ces deux mots le frappent de plein fouet.
C’est fait.
Signé : Pierre Mathieu, prévôt d’armes en la Ville de Paris
C’est bien, justice est rendue.
Molière respire à nouveau.
Il pose la carte de son ami, le maître d’armes, et il lève son verre.
— À ta santé, François de Lyon.
On frappe de nouveau.
— Entrez, entrez… Ah, c’est toi Julien ! Veux-tu un verre ? Tu as été parfait. Je te félicite.
Ce Julien, désormais membre de la troupe de l’Illustre-Théâtre, ce Julien qui s’appelait autrefois Bastoche, accepte volontiers, il va se servir. Il déguste. Il apprécie. C’est vrai qu’il est bon, bien drapé, de bonne laine.
— Vin de Beaune, mon ami, dit Molière.
— Vous ne devinerez jamais.
— Quoi donc ?
— Votre farouche ennemi, ce coquin de Janisse de La Ravoie, ce paon, maître en l’hôtel de Rambouillet, ce critique passé poète, ce drôle emplumé que vous corrigez à chacune de vos pièces, et que nous reconnaissons toujours sous quelque ridicule que ce soit… Eh bien, il est encore dans la salle. Il dort ! On n’ose aller le réveiller. Il dort ! Vous rendez-vous compte ?
Molière sourit, mais sans joie. Il dort, oui, d’un éternel sommeil.
— Eh bien, dit Molière, qu’il dorme. Demain, il fera jour, nous lui montrerons la porte. Attendez-moi dehors, nous sortons. Je vous rejoins.
— Bien, dit Julien, alors, à tout de suite.
Molière finit de se maquiller. Il va sans doute se sentir un peu seul maintenant que son adversaire vient de tirer sa révérence. Mais Molière ne se fait pas d’illusion, le talent est une plante rare, qui ne pousse que dans le cœur de l’homme, quand ces parasites sont légion : ils fleurissent dans tout salon, et ces salons ne cessent de croître en réputation, lui fournissant toujours tout à la fois de nouvelles cabales d’ennemis et de nouveaux sujets d’étude, ils sont la source même de son inépuisable inspiration. Soudain Molière se fige. La petite porte, sa porte dérobée vient de s’entrouvrir.
Le comédien est pris d’un frisson.
Il n’ose se retourner. Ses ennemis lui auraient-ils envoyé un assassin ? Va-t-il connaître le même sort que cet homme, assoupi dans son théâtre ? Doit-il également faire ses adieux ? Maintenant, quand tout semble lui réussir. J’ai tant de choses à faire encore !
— Qui êtes-vous ?
Un homme s’avance, l’épée au fourreau, couvert d’une longue cape et d’un large feutre. Il porte un masque. Un long masque qui lui couvre tout le visage.
La main de l’homme se dirige vers son visage, elle retire la protection. Molière ne le reconnaît pas sur-le-champ. Il porte une barbe pour cacher ses cicatrices le long de sa joue. Mais sous cette barbe… serait-ce possible ? Depuis tout ce temps, dix-huit ans. Molière se lève, son cœur bat à tout rompre.
— Hercule ? C’est toi !
Oui, c’est bien Hercule. Les deux hommes se prennent dans les bras, comme des frères. Molière tend un siège à son vieil ami. Il est si fier de le recevoir ici, dans ce théâtre, dans ce palais ! Ils ont tant de choses à se dire !
Ce masque ! Quelle heureuse trouvaille !
Molière s’apprête à saisir sa bouteille de vin de Beaune, mais ce qu’il faut, c’est du vin de Champagne. Il ouvre une bouteille, remplit une coupe et l’apporte à son ami.
Hercule accepte le verre, mais il est grave comme un tombeau, se traits sont tirés.
Molière ne le voit pas encore, mais il est blessé. Blessure de guerre.
Avant même de porter la coupe à ses lèvres, il en vient aux faits, avec franchise : — Molière, mon ami, j’ai besoin d’aide.