Mise au point
— Monsieur de Villefranche, dit don Juan de Tolède, ce que nous nous apprêtions à faire à l’ombre, nous devons l’accomplir au grand jour. Comme le disait d’Artagnan, ces égraineurs de chapelets veulent chanter leurs litanies au beau milieu de votre cortège funèbre. Donnons-leur satisfaction. Exauçons leur prière, et ne laissons planer aucun doute : vous n’avez pas été la victime d’un attentat, non, vous êtes mort dans le respect des traditions : touché par une estocade imparable. Vous avez rejoint ce frère que vous n’avez pu venger.
Edmond de Villefranche se raidit, il n’apprécie guère que l’on vienne retourner le poignard dans la plaie. Mais l’aventurier a un plan. Il faut lui obéir et lui laisser la direction des opérations.
— Mais Hercule ? demande le gentilhomme, qu’advient-il de lui ? Qui veillera à sa protection ?
Don Juan de Tolède doit dire toute la vérité. Edmond de Villefranche se révolte. Il ne conçoit pas que l’on puisse le laisser aux mains de cette femme. Mais l’aventurier finit par le convaincre. Desdémone est tenue sous bonne garde. Il faut encore lui faire confiance. Après tout, même s’il fut absent, don Juan reste son père, il fait valoir ses droits et Edmond doit fléchir. La discussion est close.
Les duellistes s’isolent et répètent la partition de leur combat qui doit être réglé comme du papier à musique. Cela fait, il faut encore songer aux accessoires. Nous devons prélever du sang et garder à disposition un véhicule de transport. Cette fois, c’est Edmond qui tend le bras. Don Juan procède à la saignée, il semble avoir fait cela toute sa vie. Le liquide est ensuite répandu sur la poitrine du gentilhomme, il imbibe sa chemise. De mon côté, je vais monnayer l’achat d’une charrette. Celle d’un livreur, avec toutes ses marchandises, payées au double de leur valeur, j’en deviens le maître, le conducteur.
Tout est en place.
Ne reste qu’à trouver le lieu. Il doit être à la fois public et relativement protégé. Il ne s’agit pas de se donner en spectacle, de braver les interdits avec provocation. L’affrontement se déroulera rue des Fauconniers. L’emplacement choisi, il faut encore soudoyer des témoins, qui auront pour mission de crier la nouvelle, de faire circuler le nom du coupable, ainsi que celui de la victime. Un seul suffira. Mieux vaut un émissaire de confiance. Bastoche m’a donné une adresse où le joindre, je m’y présente, chapeau bas, recouvert de ma cape, sous ce faux nom de Jean Lavoie comme convenu. On me fait patienter. Quelques instants plus tard, Bastoche m’a rejoint, je l’embarque à ma droite.
Mon père est oiseau, ma mère est oiselle
Nous approchons de la rue des Fauconniers.
Nous nous rangeons, à l’abri. Je descends de voiture et à l’aide d’un foulard, j’établis le signal : Nous sommes prêts, à vous de jouer.
Quelques instants plus tard, les comédiens font leur entrée.
— C’est vous que je cherche, monsieur don Juan de Tolède, dit Edmond à voix haute, en interpellant Amadéor. Il y a dix-sept ans, vous avez tué Tancrède de Gaillusac, traîtreusement, ignoblement, mais le fantôme réclame justice, je suis sa voix, je suis son bras, je suis son frère, en garde ! Défendez votre vie !
Le combat s’engage. Ces messieurs se donnent sans compter. L’escrime est de la meilleure école. Les attaques, les ripostes, les parades, les coups de pointe, tout fait sensation. C’est un duel remarquable. De maître à maître, d’égal à égal. Pourtant, le sort doit trancher. Il semble hésiter entre le style et le risque, l’art et l’audace, mais le risque et l’audace l’emportent. La botte va comme le vent. Edmond de Villefranche tombe à terre, il ne se relèvera pas. Les témoins environnants, cachés sous les arcades, à l’ombre des façades, derrière les portes entrebâillées, sortent pas à pas de leurs retraites. Ils voient l’aventurier s’approcher du cadavre, essuyer insolemment – cela semble être sa signature après exécution – la pointe de son épée rougie sur le revers de ce linceul, la cape appartenant au défunt, avant de plonger sa main aux côtés du vaincu, et de ramener une bourse aussitôt empochée. Stupeur. Cet homme n’est pas un gentilhomme, c’est un homme d’épée, mais un tueur de gens, un homme d’argent, un maraud.
L’aventurier rengaine sa rapière, puis en tendant à bout de bras le butin devant lui, il s’adresse à tous :
— Qui veut boire ? Qui veut pécher ? Je paye l’ivresse et la volupté, la pourpre du vin et la chair des putains ! Allons, aucun fripon ? N’y a-t-il que des hypocrites et des lâches aux environs ?
Sa tirade achevée, l’aventurier reste un instant immobile, comme s’il défiait la ville entière, comme s’il se tenait prêt à lui tenir tête, à lui faire lâcher la mesure de toute la longueur de son espadon, une lame trempée dans le Tage, une lame qui a dû tuer sans frémir, aveuglément, généreusement, de Séville à Tolède, de Venise à Milan, de Vienne à Bruges, à travers toute la vieille Europe et par-delà les mers.
Alors que l’écho de ses paroles, la chape de sa rude superbe, lâchés de haut, retombent sur toute la place dans un silence religieux, l’aventurier don Juan de Tolède salue solennellement la dépouille du vaincu. Puis, d’un pas tranquille, il s’en va, une chanson sur les lèvres, si légère en ces heures dramatiques, tout en faisant sauter dans une main sa prise de guerre – la bourse du mort :
Mon père est oiseau
Ma mère est oiselle
Je passe l’eau sans nacelle
Je passe l’eau sans bateau