Avant la pièce
Les récompenses de Desdémone
À Paris, la Fronde fait rage, mais au château de Saint-Germain, le soleil est revenu.
D’Artagnan est de nouveau près du roi.
« Quand nous arrivons, Sire, la cour est vide. Pourquoi ? Parce que l’hôtel est plein. Il a déjà ouvert ses portes, et le public a pris place sur les bancs, de l’autre côté de la demeure princière. Nous entrons les coudées franches, ayant tout le loisir d’occuper à notre guise l’espace réservé aux équipages encombrants.
Nul doute que les spectateurs de prestige ont été déposés par leurs carrosses à quelques pas du théâtre. Il valait probablement mieux ne pas montrer sa voiture, ses armoiries, à la porte de ce gouffre où le Diable irait ce soir chanter la grand-messe. On préféra donc achever pédestrement le reste du trajet, acceptant de salir dans la boue et le purin ses bottes et ses souliers pourvu que sa réputation restât immaculée.
L’escorte armée, ayant accompli sa mission, peut repartir, les bohémiens, eux, s’éparpillent. Nous descendons du coche ou de cheval, nous mettons pied à terre. Nul danger. Investie par la garde personnelle de Son Éminence, la place est sécurisée.
Monsieur votre parrain va peut-être essuyer quelques foudres, mais il ne chercha pas à dissimuler sa présence. Car il est bien là. Officiellement, il est venu assister à la pièce. Du reste, il tenait effectivement à honorer l’invitation que Desdémone lui adressa. Il veut montrer qu’il soutient les arts, le théâtre, qu’il se moque du qu’en-dira-t-on, et que s’il est ministre du royaume de France, il ne renie pas pour autant ses origines. N’est-il pas, lui aussi, le jouet des mauvais esprits ? Ce que l’on colporte sur cette femme vaut bien tout le mal que l’on pense de lui. L’Italien se montre solidaire de sa compatriote, le calomnié soutient l’injuriée.
Officieusement, Son Éminence vient donner la main à son ancienne maîtresse pour recevoir secrètement sa véritable descendante. Secrètement, oui. L’enfant retrouvée est attendue par sa mère, devant l’entrée, pour être conduite à son père.
Desdémone nous reçoit dans son habit de scène. Sa grâce si altière, son port de reine, sont magnifiés par cette toilette espagnole, cette armure de velours où le corps et l’âme sont retenus prisonniers, ce carcan de dentelle aux frontières desquelles les mains fines sont si joliment mises en valeur. Les cheveux noués en lourdes tresses, le cou allongé, la tête droite, le regard clair, les lèvres scellées par la pudeur, l’hôtesse nous fait face.
De l’autre côté, tous l’attendent, acteurs et spectateurs, masques et partenaires. Elle n’aura pas beaucoup de temps pour elle, pour ces retrouvailles.
Elle se domine, mais on la devine profondément troublée.
Desdémone ose enfin se mouvoir. Ses mains tremblent légèrement, ses joues rosissent. Son regard irradie.
— Dieu, que vous êtes belle, dit-elle à sa fille, qui reste stoïque, impénétrable, dans sa robe de satin.
Comprenant aussitôt – par divination – qui est l’auteur de cette transformation, Desdémone s’incline face à l’aventurier :
— Vous songez à tout, monsieur.
— Un diamant d’un tel éclat, dit-il en s’inclinant à son tour, doit se présenter sur un écrin de velours.
— Comment vous remercier ?
Don Juan de Tolède doit masquer ses sentiments plus que son visage, il se tient droit, porte une main à la garde de l’épée, et tend l’autre… En se montrant infiniment grossier, il espère sans doute aider l’Alouette à prendre son essor.
— En vous montrant généreuse.
Margaux tourne la tête, dévisage son protecteur, cet homme qu’elle aime, cet homme qui la dédaigne, la blesse, l’injurie par son impudence. L’incompréhension se lit dans son regard. Ainsi, c’était pour de l’argent ?
L’hôtesse, elle, se montre un peu surprise, mais consent volontiers à donner satisfaction.
— Tout ce qui est ici, dit-elle en ouvrant les bras, vous appartient, servez-vous.
— Tout ? demande don Juan, en faisant un pas vers l’Italienne.
— Tout, confirme cette dernière, sans hésiter.
— Dans ce cas, dit l’aventurier en s’approchant encore de son interlocutrice, en prenant son menton dans sa main de cuir, permettez que je vous embrasse.
Desdémone se raidit, ce qui se réchauffait lentement en elle se glace soudain, ce qui s’ouvrait se referme. Elle repousse délicatement la main de don Juan. Il doit y avoir méprise…
— Ici ? Maintenant ? demande-t-elle. Vous plaisantez ?
L’aventurier respire à pleins poumons, il bombe le torse, et nous désigne, allant toujours plus loin, plus bas, dans l’outrecuidance :
— Quoi ? Ça vous gêne qu’on nous regarde ?
L’Italienne jette sur lui un regard plein de mépris.
— C’est bien vrai, vous n’êtes donc qu’un aventurier !
Mon équipier ne baisse pas les yeux, ni le ton.
— Je suis don Juan, bourreau des cœurs, embrassez-moi. Et soyez heureuse que je n’en demande pas davantage, puisque vous êtes prête à dire amen à tous mes désirs.
Desdémone rougit jusqu’au front. Il dépasse les bornes.
Margaux est folle de rage, elle aussi s’empourpre, mais de colère.
Non, l’aventurier ne plaisante pas. Il faut lui obéir, puisqu’il a tous pouvoirs.
Desdémone tend la tête vers son débiteur. Face à son égal, son rival, son miroir, la grande séductrice outragée montre un visage de bois.
L’aventurier se recule à l’instant où ses lèvres vont toucher celles de cette vénéneuse conquête. Cela ne lui plaît pas, il se fait comprendre :
— De grâce, dit-il, mettez-y du vôtre. Comme je le disais jadis à votre fille, les baisers volés n’ont aucune saveur. Je voudrais pouvoir exprimer mon plaisir avec les mots du poète Tristan l’Hermite :
Au point que j’expirais, tu m’as rendu le jour,
Baiser, dont jusqu’au cœur le sentiment me touche
Don Juan patiente, il attend de voir changer l’expression de ce visage, la couleur de ce regard, le dessin de ces lèvres. Quand il se juge satisfait de ce qu’on lui présente, de ce que l’on s’accorde à lui offrir, il ôte son chapeau, approche sa bouche, ferme les yeux et reçoit son tribut.
Cela fait, il se recule avec lenteur, reprend une pose normale et tire sa conclusion, en conservant un même cynisme :
— Les racontars sont bien des farces destinées aux esprits les plus crédules. Je suis toujours debout, le baiser de la Vierge n’a rien de mortel. Ne t’en déplaise, Fortunio, je n’ai pas rencontré ma mort sur un bouton de rose.
Comme si cela n’était pas assez, don Juan se retourne vers l’Alouette et lui parle en ces mots :
— Merci, mademoiselle, votre délivrance m’a permis d’obtenir ce que je convoitais plus que tout. Me voici comblé.
Pour toute réponse, la jeune femme lui envoie une gifle à tout rompre. L’aventurier la reçoit dignement, sans sourciller.
— Bon sang ne saurait mentir ! dit-il en portant son gant à sa mâchoire avant de poursuivre en montrant la mère et la fille désormais côte à côte : ici ou là, autant de flamme que de tempérament ! On ne saurait choisir.
Amadéor s’incline jusqu’à terre, le feutre à la main, le panache balayant le sol.
— Aussi, je me retire, dit-il.
L’aventurier s’écarte. Après s’être honteusement conduit, au mépris de tous les usages, de toutes et de tous, il présente Belles-Manières en lui rendant justice :
— Sans l’aide de monsieur Belles-Manières, votre fille chérie restait prisonnière. Mais rassurez-vous, belle madame, je ne crois pas que notre ami songe à passer après moi sur vos lèvres, vous n’aurez pas à le payer en nature.
Belles-Manières bouscule don Juan de l’épaule. Il porte la main à son épée, il va tirer le fer. Mais Amadéor retient son geste.
— Eh bien, monsieur La Mort, mon outrecuidance vous choque peut-être ? Il est vrai que monsieur est un maraud de la plus fine épice. Gardez votre lame au fourreau, mon ami, vous risqueriez de la déshonorer en la tournant contre ce malappris qui vous parle.
Après avoir mûrement réfléchi aux conséquences qu’entraînerait son action punitive, Belles-Manières range son épée, et se tourne vers Desdémone :
— Madame, dit-il, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour Lanteaume. J’avais une dette envers lui, comme auprès de ces messieurs, dit-il en nous désignant, don Juan, Edmond et moi-même. Me voilà soulagé. Ma plus grande joie, ce soir, sera d’aller au théâtre, vous voir et vous entendre. Être brigand n’interdit pas d’avoir une âme, et peut-être même de l’esprit.
— Monsieur Belles-Manières, vous portez bien votre nom, dit Desdémone en s’inclinant devant l’honorable truand qui nous quitte avec solennité pour aller s’installer dans la salle.
Desdémone veut encore savoir comment nous aimerions, monsieur de Villefranche et moi-même, être récompensés. Je me contente de lui répondre :
— Service de Son Éminence.
— Quant à moi, madame, déclare le gentilhomme, pour tout dire, j’aimerais fort que vous rendiez sa liberté à Hercule. Je crois bien me faire comprendre.
Cette parole, prononcée d’une voix neutre, mais pourtant pleine de sous-entendus, c’est un nouvel affront qu’il faut essuyer dignement.
Desdémone va donc répondre d’un même timbre, incolore, par des propos tout aussi sybillins, à la demande du gentilhomme :
— Rassurez-vous, monsieur, j’ai déjà pris mes dispositions. Aussi, dès demain, Hercule pourra retrouver son maître.
Jusqu’à rendre le souffle
Chaque belligérant ayant reçu sa récompense, intérieure, symbolique, charnelle ou sous forme d’engagement, Desdémone nous prie de bien vouloir attendre. Elle entraîne sa fille avec elle, en s’écartant de quelques pas seulement.
Sur ces entrefaites, des éclats de rire résonnent jusqu’à nous. Ils ont traversé la cour.
En effet, ce ne peut être que lui. Le voici chargé de distraire le public en attendant les retardataires. Nous restons sans bouger, don Juan de Tolède, Edmond de Villefranche et moi-même. Tous trois silencieux, nous ne pouvons rien entendre, mais nous sommes tenus de voir ce qui s’accomplit devant nos yeux. Ces yeux ont en effet pour mission de veiller sur celle qui est désormais non plus la protégée de Lanteaume, mais celle de Son Éminence, et ce jusqu’à ce qu’elle soit mise en sûreté.
Il m’est donc impossible, Sire, de vous rapporter les paroles qui furent échangées entre cette mère au passé douloureux et cette fille ayant vu s’écrouler son univers comme un château de cartes.
Cet entretien dut ressembler à une lutte. Mais il faut croire que le pardon et donc l’amour en sortirent victorieux, puisque nous vîmes au débouché d’une conversation passionnée, la mère et la fille se prendre dans les bras, rester ainsi toute une minute, autant dire une éternité, une éternité capable sinon de rattraper le temps perdu, du moins de panser bien des blessures.
Après avoir épongé ses larmes, en détournant la tête, Desdémone revient nous confier sa fille. Elle a retrouvé cette hauteur souveraine, cette morgue d’une femme qui, à en juger par la mine comme par la tenue, pourrait être de Castille… Cette morgue qui doit cacher sous un masque de froideur, la violence des émotions qui l’assaillent :
— J’ai cru comprendre qu’il n’y avait plus guère de secrets entre nous, messieurs. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que le cardinal vous attend, en compagnie de mademoiselle. Montez l’escalier. Vous verrez deux gardes devant sa porte. Le mot est Miséricorde. Son Éminence prend ses précautions. Quant à moi, je vous quitte, je vous dis adieu. La bonne patience de notre illustre public doit avoir ses limites. Je devine ces spectateurs fort pressés de voir la grande prostituée se livrer en pâture. Croyez-moi sur parole, ils obtiendront satisfaction, car ce soir, messieurs, j’entends bien me donner à tous, jusqu’à en perdre le souffle.
Nous montons les escaliers. Étrange sensation pour votre narrateur, Sire, qui reconnaît un décor découvert jadis sur la pointe des pieds. À mon grand soulagement, le cardinal a changé de pièce. En effet, les gardes tiennent l’entrée, nous leur donnons le mot, nous entrons.
Cette chambre est décorée avec un soin rigoureux, un goût certain. L’Italienne se plaît manifestement à vivre dans un décor de rêve.
Devant tant de splendeurs, de luxe et raffinement, tant de merveilles auxquelles elle ne fut point habituée, l’Alouette reste à quelques pas de la porte, totalement éblouie. Fascinée par ce qu’elle voit, elle semble oublier qu’elle eut le privilège de vivre quotidiennement au milieu des créations les plus originales, les plus variées, les plus admirables qui soient. La nature, ce ciel sur terre, avec ces fées que sont les libellules et les papillons, et ces anges que sont les oiseaux, n’est-elle pas la source même de toutes inventions ?
Monsieur votre parrain est fébrile, mais fort digne, en habit de pourpre.
Il tourne le dos à une grande fenêtre donnant sur la cour.
Après avoir été immédiatement attirée et captivée par ces tableaux et ces marbres, l’enfant sauvage aperçoit enfin cette figure à contre-jour, celle son père, et là encore, elle demeure pétrifiée, n’osant faire le premier pas.
Le cardinal s’avance. Plein de respect et de contenance, il vient baiser la main de sa fille.
— Mademoiselle, je suis ébloui, dit-il, vous avez la grâce et la beauté de votre mère.
Il est tentant de critiquer, de maudire, de railler le cardinal de loin, mais il est difficile de ne pas succomber à son charme quand on l’approche. Les dernières résistances de la jeune femme ne tiennent plus que sur un pied, elles vacillent. Cet homme qu’elle voit face à elle ne correspond pas à l’image qu’elle s’était faite de lui. C’est au contraire trait pour trait la figure en chair et en âme dont l’aventurier don Juan de Tolède lui a brossé le portrait vivant, énergique figure peinte dans le mouvement et l’action.
Un reste de retenue, pourtant, empêche la jeune femme de céder complètement au pouvoir de son nouveau protecteur. Entre ce sourire paternel qui lui réchauffe le cœur et sa nouvelle apparence de frondeuse revenue en grâce, une ombre s’interpose. Cette ombre au tableau, cette ombre moitié homme, moitié fantôme, moitié proie, moitié loup, ce revenant qui tourne en cage, en remuant ses chaînes un pied dans la fosse, les mains accrochées au barreaux, ce chêne déraciné, ce tigre enfermé, c’est Lanteaume.
Et comme si l’ombre pouvait parler ou simplement faire barrière les bras croisés, protégeant encore celle qui ne lui appartient plus, le cardinal choisit de ne pas forcer les choses. Il installe sa fille sur un siège, lui demande de bien vouloir l’excuser quelques instants, et c’est à nous qu’il s’adresse.