Au Louvre

Une lueur au fond des yeux, d’Artagnan reprend son récit :

 

« Arrivé au Palais-Royal, on me fait lanterner.

Autant l’avouer, la patience n’est pas mon fort. J’aime agir sur le fait, brusquer les démarches, parler sans détour, être en chasse. Du reste, j’ai hâte d’avertir Sa Majesté.

Je suis bien resté une heure debout, à sécher sur pied, avant de me résoudre à accepter ce tabouret que l’on me tend.

Depuis le lever du jour, une foule de courtisans a envahi les couloirs et les antichambres. On ose espérer qu’un vent de changement va souffler sur la France, et qu’il ramènera en faveur ces opposants d’hier, tenus en disgrâce loin du Louvre.

De fiers émigrés reviennent d’exil, des proies redevenues prédateurs, depuis la mort du loup, sortent de leurs terriers.

Devant moi, dans la file, quelques plaisants célestins aux grands airs tirent sans crainte leur vengeance en montrant un portrait du cardinal de Richelieu, exposé sur le mur. Ils s’enhardissent à rire de lui, sous sa barbe. Mais c’est là une minorité. Les autres aiment mieux détourner la tête que de croiser le regard de ce juge, et passer sous silence leurs pensées profondes. Tout mort qu’il est, on le sent vivre encore. Peut-être craint-on superstitieusement, sinon d’être conduit par le ministre implacable à la Bastille ou à l’échafaud, du moins de se voir poursuivi en songe par l’âme de son fantôme.

Le roi, votre père, vit ses dernières heures.

Depuis que son confesseur veille à la place du Conseiller, au chevet de Louis le Juste, on imagine unanimement que la charité et le pardon accordé vont succéder à l’heure des châtiments.

En somme, repentant ou non, on vient à la porte de la reine faire entendre ses prières, offrir ses services, quémander une place d’honneur pour sa descendance, une pension pour ses vieux jours, solliciter l’héritage d’une province, le champ du voisin.

On est surpris de ne pas être reçu à bras ouverts. Les demandes seront étudiées, mais rien n’est promis.

Je peux enfin être reçu en audience, dans un cabinet, loin des yeux et des oreilles.

— Ainsi, me dit la reine après que je l’eus informée, mes sentiments, eux, ne m’ont point trompée. Ces hommes oseront tout. Je vous félicite, monsieur le chevalier, pour la rapidité, l’efficacité et la discrétion de votre enquête.

— Votre Majesté est trop bonne, dis-je. Je n’ai eu qu’à approcher à couvert la menace qu’elle apercevait au loin.

— Une menace pourtant si proche que je la sens se mêler à mes pas et me glacer le dos. Hélas, je ressens trop vivement désormais l’angoisse sous le joug de laquelle vécut mon mari le roi ! Ne jamais savoir à quel ami se confier, à quel saint se vouer ! Où placer sa confiance ? Je ne verrai que serpents sous les fleurs, des ombres pour chaque couloir, des poignards dans chaque main !

— Si je puis me permettre, Votre Majesté, voyez comme le roi du ciel vous soutient dans l’épreuve. Il vous ouvre les yeux et vous prévient à temps. Du reste, l’ennemi a toujours quelque chose à nous offrir, à ses dépens. Observez-le et prenez-le en exemple. Comme lui, vous ne devez rien laisser paraître, ne rien laisser percer, ni de vos pensées, ni de vos atouts, jusqu’à l’heure de la sentence. Mettez un masque de politesse sur votre courroux comme il croit vous tromper par un sourire et bien cacher son intrigue sous un dévouement apparent.

— Faut-il vraiment les laisser libres d’agir ?

— Sauf votre respect, vous ne pouvez riposter à la légère. Nous devons les confondre, les nommer un par un, en détaillant le rôle de chacun, leur faire respirer l’odeur de ce crime qu’ils n’auront pu commettre, en plaçant sous leur nez la preuve écrite de leurs sinistres complicités. Faites-les rougir sans qu’ils puissent se dérober.

— Je dois m’en remettre à vous.

— Je m’engage à vous faire sortir, vous et monsieur le cardinal, triomphants de cette affaire. Cet attentat par le poison ne pourra être commis au pied levé. Il faut que j’approche cette Italienne. Elle est une priorité. S’il m’arrivait malheur, vous sauriez d’où vient la menace. Le pire est donc écarté.

— Ce serait un grand malheur que de vous perdre. Que Dieu vous garde, chevalier !

 

Ainsi s’achève notre entretien.

La reine m’offre sa main à baiser et je me retire en la saluant.

Le comédien de Paris

Je dois donc sans délai me lancer sur les pas de cette empoisonneuse.

Sous un beau soleil, je longe les quais. Dans le ciel, pas un nuage. Illuminée comme un vitrail, la Seine suit son cours, charriant les barques légères et les navires en partance. Les rameurs se saluent. On entonne des chansons d’autrefois, on accoste dans la bonne humeur, on débarque sans peine le pont de ses marchandises. C’est le printemps, le mois de mai, la saison des amours.

J’ai pour intention de retrouver mon fidèle assistant, ce jeune brigandeau nommé Bastoche.

Le drôle réside habituellement loin des quartiers gardés, au dos de Notre-Dame, à l’ombre de sa protection, dans l’un des coupe-gorge des rues de la Truanderie. »

 

Le roi s’interroge :

— L’honnête homme que vous êtes ne court-il pas de grands risques en s’aventurant dans ces dédales sans escorte ?

— Deux mots suffisent là-bas à faire de l’importun un ami. Ces mots valent de l’or : nourris-moi. Bastoche m’offrit ce sésame pour l’avoir jadis délivré des mains de monsieur de Paris, le bourreau de la Ville.

— Ainsi, l’on peut mourir si jeune, en place publique ? Moi, le roi, je l’ignorais.

D’Artagnan fixe le roi et répond avec un ton où la franchise se joint à l’ironie :

— Oh, il ne s’agissait que de lui ôter le poing, de lui couper une aile. On espérait peut-être pour lui qu’il volerait mieux de l’autre.

 

« Cependant, les choses ne se passent pas toujours comme on l’a prévu. Je marche d’un bon pas pour aller jusqu’à lui, tirer si possible quelque bruit nouveau qui m’aiguillerait dans mon enquête. Mais l’aide que j’attends d’un enfant me vient du Ciel, sous forme d’un heureux hasard. Au final, les rôles s’inverseront, et j’irai rejoindre Bastoche non pour le questionner, mais l’informer afin de nous mettre au diapason. »

D’Artagnan avale une gorgée de vin, pose son verre, et se penche vers le roi, avant de lui parler :

— J’imagine bien, Sire, que vous devez être impatient de pister à mes côtés, sous ma protection, ces fauteurs de troubles et leurs ténébreux serviteurs.

— Oh oui, je le suis !

— Cependant, je dois vous prévenir, le chemin d’une enquête est aussi jalonné de périls que de détours. Pour atteindre la cible, la flèche de l’archer ira droit à son but, mais l’agent du secret progresse par cercles, comme l’oiseau de proie. Quand l’ennemi se déguise, qu’il cache ses troupes, qu’il soudoie des complices et des intermédiaires en toutes places, vos yeux, vos oreilles et votre intuition doivent rester constamment en éveil. À tout instant, il faut être prêt à quitter la proie pour l’ombre, car la proie peut-être un leurre. Quant à l’ombre, elle se déplace, elle disparaît ici pour frapper ailleurs. Les plans de bataille sont pour les armées ordonnées, l’agent du secret improvise, s’adapte, son esprit doit être semblable à la vague, souple et mobile. En la présente, nous allons devoir sortir de la ligne, nous promener dans la Capitale, aller au spectacle… faire semblant d’oublier notre enquête.

— Mais je vous suis bien volontiers, chevalier. Rien ne presse. Emmenez-moi, guidez-moi, faites-moi découvrir le théâtre du monde, la vie du dehors, je veux entendre mes sujets parler en toute liberté, je veux les voir vivre avec naturel, comme s’ils n’avaient rien à me cacher, comme si j’étais l’un des leurs.

— À vos ordres, Majesté ! s’exclame d’Artagnan en tapant dans ses mains. Reprenons les faits :

 

« Devant moi, grande foule, forte agitation… On se rassemble ; on tend son oreille, on écarquille ses yeux et l’on ne tarde pas à rétrécir l’avenue, au risque de contraindre le passage des coches et des carrosses. On rit à ventre déboutonné. Les ouvriers du port eux-mêmes ne peuvent s’empêcher de tourner la tête vers le centre de la place, quitte à ralentir la besogne.

Sur ce lieu d’exécution où Ravaillac fut mis en pièces, où la sorcière Galigaï brûla vive, le comédien a dressé ses tréteaux de foire et son horizon : cette planche de bois résumant le monde en un seul trait. Hormis les acteurs, la scène est vide. Le décor fut dressé et taillé par les architectes d’autrefois : l’Hôtel de Ville siège à l’arrière-plan, en guise de toile de fond.

Plutôt que de contourner la place de Grève, comme tout un chacun, je cède à la curiosité.

Gardons-nous, Sire, de condamner cette faiblesse.

En vérité, Majesté, la tentation peut être envoyée par Dieu au secours de l’homme. N’en déplaise à nos prêcheurs de sermons, le Diable n’en a pas l’usufruit.

Nous ne tarderons pas à voir comme j’ai bien fait de me laisser divertir : en oubliant mon devoir, je continuais néanmoins de lui rester dévoué.

Tout est paradoxe.

Bien sot qui ne voit la vérité que d’un œil. Quand la pensée est borgne, la conscience est aveugle.

Mais ne restons pas plus longtemps à l’écart, mêlons nos rires à ceux du public. Sur l’estrade, un jeune farceur se démène pour dix. Il est partout… et d’une drôlerie ! À se donner des talons dans le derrière. Dans son œil, mobile comme une roulette, court une étincelle, celle de l’intelligence, car son comique est profond. Ses sourcils, d’un beau noir, ne sont jamais au repos : deux duellistes en bataille.

Face à lui, sur la scène, une jeune femme n’ose encore accorder tout à fait ses faveurs. Elle minaude. »

 

Le roi, lui aussi, ouvre grand les yeux.

— Pourriez-vous me jouer la scène, chevalier ?

— Je vais essayer.

 

« — Vous me parlez gentiment, dit la jeune femme, mais je me méfie. Comprenez-vous… les hommes sont bien menteurs paraît-il. Ils ont beau dire qu’ils vous aiment, on voit bien assez tôt à quoi ils pensent.

— Mais moi, répond le farceur, je ne pense pas, je ne pense plus. Mon cœur bat trop fort. Je suis pris, je me rends, prenez-moi… Je tombe à vos pieds.

Et le comédien s’exécute.

— Relevez-vous, monsieur, je ne suis pas la sainte Vierge.

L’homme prend le public à part et dit :

— Dieu merci !

Puis, vers la femme :

— Non, vous êtes un ange.

— Flatteur ! C’est donc vrai, vous avez du sentiment ?

— Ah, du sentiment, si vous saviez…

Mais à l’instant où le baiser va s’échanger, une autre femme apparaît. L’homme la voit, se détourne, se glisse derrière son interlocutrice, retourne sa veste, et passe un masque au nez immense sur son visage.

La seconde femme s’adresse à la première :

— Dites-moi, mademoiselle, vous n’auriez pas vu passer un homme à la veste rouge ?

— Veste rouge, dites-vous…

À cet instant le comédien, toujours caché – bien mal – se redresse d’un trait et tend le bras à main gauche.

— Là-bas ! dit-il avec vigueur. Dépêchez-vous, il marchait vite.

— Merci, monsieur, dit la femme un peu méfiante et hésitante. Mais pourquoi ce masque ?

— Ah, madame, c’est par pudeur, je cache ma laideur.

L’autre femme revient devant et s’adresse à l’autre.

— Mais cet homme, au juste, que vous cherchez, qui est-il ?

— Mon mari.

Et la femme s’en va.

Le comédien se donne sans ménagement. Il est plein d’inventions, les numéros s’enchaînent à la diable, et l’on voit bien vite que tout Paris cherche après notre homme. Un usurier, ainsi, réclame le mauvais payeur. La drôlerie atteint son comble. Aussi naïf que les précédents, le prêteur questionne le farceur, toujours masqué, qui ne peut s’empêcher de nous amuser encore.

— Il est vrai, dit-il, monsieur, que du haut de ma tribune, je vois passer bien du monde.

— À la bonne heure, ces dix écus sont à vous si vous m’aidez à le retrouver.

— Est-il beau garçon ?

— Je crois.

— Les cheveux bruns ?

— En effet.

— D’une bonne tournure, ma taille et ma silhouette ?

— Il semblerait, oui.

— Une veste rouge ?

— C’est exact.

— Un chapeau gris ?

— Absolument ! C’est lui ! En tous points !

Et le comédien tend la main. L’autre hésite, mais finit par payer.

Une fois l’argent empoché, le farceur finit par conclure :

— Jamais vu.

La foule est hilare.

— Vous vous moquez !

— Du tout. Depuis deux heures que je fais le guet sur ces planches, je ne vois passer devant moi que des individus tous contraires à ce modèle. Des blonds et des roux, des petits et des râblés !

Un héros de roman tient tête à un grincheux personnage roulant carrosse

Mais je dois tourner la tête. Derrière moi, à quelques pas, se joue une autre comédie.

Venu du Pont-Neuf, un carrosse s’est engouffré à l’entrée de la place. Il est immobilisé par la foule. Au-devant de la voiture, trois cavaliers se chargent de lui dégager la route, ils font souffler leurs juments, ils donnent des ordres, montrent les éperons aux récalcitrants. Ils semblent prêts à lever l’épée s’il le faut, quitte à s’ouvrir un passage en taillant vaille que vaille dans ces buissons humains.

Un cavalier rebelle refuse de se laisser mener au doigt par cette milice privée.

Il est venu se mettre en travers du carrosse. Il n’a pas quitté la selle de son cheval. En vérité, tout silencieux qu’il soit encore, par la seule force de sa présence, il domine le parterre comme le farceur le plancher de la scène. Il est tout de clair vêtu, d’un habit jaune et blanc. Il est grand, fort bel homme, large d’épaules. Sa taille est nouée d’une écharpe de soie : son oriflamme. L’épée de rencontre qui bat aux flancs de ce cavalier magnifique est espagnole, j’en jurerais… de Tolède, sans doute. Ce doit être celle d’un pratiquant et non d’un courtisan.

Un vent d’autan agite le panache de ce voyageur.

Dans ce Paris de flèches et de clochers, de beaux esprits et de paroles captieuses, un capitan rapporte avec lui, comme un navire revenu d’Orient, un parfum d’ailleurs.

Authentique héros de roman, notre paladin est suivi d’un compagnon de voyage, d’un faire-valoir. Ce dernier, sans doute un troubadour, un acolyte plus qu’un valet, porte une dague à la ceinture, par-devant, et une guitare sur le dos. Il est plus frêle et plus jeune que son prédécesseur d’une dizaine d’années. Ses cheveux et ses yeux sont aussi sombres que ceux du cavalier sont dorés. Il est l’ombre de ce Soleil.

Mais revenons à notre comédie.

Celle qui se joue sur les planches n’est pas encore perturbée par celle de la coulisse, au pied de laquelle je me tiens spectateur.

 

— Place, manants ! crie le passager de la voiture.

L’homme s’impatiente. La voie qu’ouvrent au-devant les cavaliers de son escorte reste trop étroite à son goût. Il veut voir s’aligner, de part et d’autre, une haie bien rangée.

Tous ces piétons ramassés là pour assister bêtement à cette farce de village sont traités de tous les noms : gueux, marauds, faquins, et autres compliments.

Le mystérieux cavalier finit par se rapprocher des roues de la voiture.

— Allons, monsieur, dit-il avec politesse, passez donc la tête au-dehors et voyez comme ce comédien a du talent.

L’autre méprise. Je vois sa main gantée se tendre en direction de l’interlocuteur et d’un geste sec le prier de garder sa place, ou plutôt de rejoindre les rangs. Mais l’importun ne bouge pas d’un pouce. Soit, il faut donc en venir aux mots.

— Monsieur, écartez-vous, je n’ai pas le goût des bouffonneries. Du reste, je ne suis pas d’humeur.

Le cavalier se penche et esquisse un salut de la main.

Ce beau geste ne peut être adressé au râleur. Celui-ci doit être en bonne compagnie. En effet, le cavalier nous le confirme :

— Pensez au moins à votre fille. Elle semble être en âge de goûter la fine plaisanterie. Toute l’âme de Paris est dans le jeu de cet homme.

Cette fois, je vois le profil d’un visage passer le cadre de la portière. C’est une face bien raide, à la moustache fine, qui fronce les sourcils.

— Cette jeune femme est mon épouse !

Le mécontent montre le pommeau de sa canne. Il reprend :

— Encore une fois, écartez-vous !

Le cavalier ne fait faire qu’un pas à sa monture, comme pour ne pas recevoir de trop près le souffle fielleux de cette colère. Il se découvre et s’exclame insolemment :

— Mademoiselle, madame, recevez dès aujourd’hui toutes mes condoléances.

C’en est trop. Le passager enrage, fume, aboie. Puis… Dévisageant mieux son interlocuteur, il fait plus que s’indigner, il accuse publiquement.

— Mais je vous reconnais ! Bas les masques, brigand ! Assassin ! Fripon ! Voleur ! Belître ! Vous avez dérobé ma bourse ! Ma cassette ! Nos bijoux ! Au guet ! Au guet ! La police du roi ! Faites arrêter cet homme !

Les comédiens doivent renoncer. Le bruit est trop fort. Ils descendent de l’estrade quand la foule fait volte-face.

Les cavaliers de la garde, chargés d’ouvrir la route, sont prêts à baisser les bras. Tous leurs efforts ont été anéantis. Les gens arrivent par paquets pour s’engouffrer dans les brèches qu’ils ont creusées. On vient plus nombreux. D’ici et d’ailleurs. On entoure la voiture, on fait cercle.

Alarmée par tant de déplacements et de fureur, la maréchaussée passant là répond à l’appel. On voit des piques remonter la place pour s’approcher de la querelle. Devant l’autorité légitime, on s’écarte plus aisément, avec respect.

Le chevalier du guet demande explication, au nom de la loi, au nom du roi.

Le propriétaire de la voiture est sorti de sa cabine. Son escorte a fini par le rejoindre, elle entoure le suspect et son complice pour les empêcher de fuir.

Je suis aux premières loges. Encore une fois, je peux tout voir, tout entendre.

— Voyez cet homme, lance l’accusateur en désignant le cavalier du bout de sa canne, c’est un voleur de grands chemins ! À quatre lieues d’ici, lui et son commensal nous ont tendu une embuscade pour nous piller nos biens !

Le cavalier ne sourcille pas.

Toute cette force qui l’entoure, civile ou privée, ne l’effraie point. On attend sa réponse. On lui laisse la parole. Il va s’en servir brillamment.

— Comment ? Vous voulez dire qu’à deux seulement, nous aurions réussi ce tour de force d’arrêter le galop de vos chevaux, de mettre vos mercenaires hors de combat – trois hommes, si je ne m’abuse –, avant de vous dérober votre dot ? C’est flatteur.

Puis, prenant la foule à témoin, il conclut :

— Allons, pour un tel prodige, ce ne sont pas les chaînes que nous méritons, mais une ovation !

La foule se met à rire. On garde la note. L’entracte vaut la pièce.

Profitant de cette faveur qu’on lui accorde si chaleureusement, le cavalier désigne la troupe des acteurs venue se mêler aux spectateurs.

— Pardon à tous ces beaux comédiens, en revendiquant cette prouesse, je poursuis mes forfaits, prenant dans la foulée ces applaudissements qui vous reviennent.

Tous, en effet, se mettent à battre des mains. Des bravos s’envolent avec des chapeaux. Le passager du carrosse est humilié. Son épouse a bien fait de rester cachée aux regards, dans l’ombre de la cabine.

Le guet ne sait que faire. Faut-il se laisser aller à rire avec les autres, ou montrer visage de bois, afin d’affirmer l’impartialité de sa position ?

Le chevalier de cette milice se tourne vers l’offensé.

— Expliquez-vous, monsieur, nous voulons des faits.

Celui-ci va plaider.

— La vérité n’est pas dans le camp des rieurs ! Ce mauvais plaisant se moque pour mieux se disculper ! Un masque de comédien ne suffit pas à tromper l’œil de la justice ! S’il vint m’agresser le visage couvert, il ne prit pas la peine de changer son déguisement quand il se représenta à l’instant, plein d’impudence, par pure provocation ! Je l’ai mieux reconnu encore à sa mise qu’à ses traits !

La maréchaussée se tourne vers le cavalier.

— Monsieur, qu’avez-vous à dire pour votre décharge ?

— Oh, je ne suis guère étonné que ce monsieur, cédant aux préjugés de son âge, mesure la qualité d’un homme à la couleur de son habit.

Une nouvelle salve d’applaudissements salue la répartie.

— Cependant, continue le cavalier, je suis bien assuré que ces messieurs de la Force montreront plus de prudence.

— Au vrai, monsieur, dit le chevalier du guet, il nous faut des preuves.

— Fouillez-le ! s’exclame le passager du carrosse. Vous verrez qu’il porte sur lui ou dans l’une de ses sacoches ce récent butin que je pourrais vous détailler pièce à pièce. Rira bien qui rira le dernier !

— Mais soit, dit le cavalier. Je ne m’y oppose pas.

Les agents du guet s’exécutent. On ne trouve rien. On fouille également le second, le jeune homme aux cheveux noirs, mais là encore, chou blanc. Ces deux-là n’ont ni poudre ni plomb.

Le passager de la voiture n’y tient plus.

— Ce maraud l’aura caché dans l’une de ses retraites ! Faites-le parler ! Soumettez-le à la question !

— Tout beau, monsieur l’inquisiteur, répond l’accusé, un innocent a des droits.

— Il dit vrai, répond le chevalier du guet. Il faut en rester là.

Mais le propriétaire du carrosse ne peut souffrir l’offense. Il veut obtenir gain de cause, coûte que coûte. Il va s’entretenir en particulier avec l’agent de la prévôté. Il trouve des arguments, j’en perçois quelques bribes : Ce visage doit être connu de vos services, je jurerais qu’il est gravé sur l’un de vos avis de recherche… Là encore, rien n’y fait. Cette fois, l’accusateur s’écarte davantage, il entraîne son interlocuteur à le suivre, et lui glisse de nouvelles paroles à l’oreille. Le chevalier du guet semble fléchir, comme contraint.

Il va donner ordre à ses hommes de se saisir du cavalier et de son compagnon.

Voyant cela, je me décide à intervenir, après m’être présenté, avec toutes mes références.

L’accusateur jouit, manifestement, de hauts appuis. Le chevalier du guet se refuse à m’en dire davantage. Je dois abattre mon jeu, à mon tour.

— Je suis en service commandé. Mes ordres viennent de la reine et je place cet homme sous ma protection.

Pour mieux me faire comprendre, je révèle un blanc-seing, document de dernier recours.

L’autre, ne pouvant monter plus haut sans faire appel au parrainage du Tout-Puissant, doit en rester là.

On l’informe de sa défaite.

Je ne sais pas bien qui est ce cavalier, cet aventurier, mais je me fie à mon nez. Et parfois, il faut promptement choisir son camp sans être directement concerné. Je veux cet homme dans le mien, pressentant que cela pourrait bientôt m’être utile.

La foule s’écarte.

Le guet reprend sa marche. Le cavalier s’approche de la voiture avant qu’elle s’en aille. Il nargue son adversaire. Je peux tout entendre.

— Soyez beau joueur.

— Beau joueur ? dit l’autre en serrant les dents.

— Vous êtes dévalisé, bon. Eh bien, tâchez de vous refaire la main. J’irai braver la fortune rue de l’Ours, au cabaret de La Tour d’Auvergne, une bonne table de jeu, paraît-il…

— Avec mon argent qui vous attend sous une trappe, dans une cave du voisinage ?

— Détrompez-vous. La réalité, en la présente, est telle qu’elle se montre. Je n’ai plus un sol à miser sur le tapis, juste une bague que je garde à l’abri, au fond de mes bottes… par crainte des voleurs. Puisse ce reliquat – un bijou de famille – me porter chance et me remettre en selle. Alors, relevez-vous le défi ?

— Je ferais mieux de vous jeter mon gant ! Mais je ne m’appartiens pas.

— Tant mieux. J’attends votre réponse, serez-vous de la partie ?

— Assez, monsieur ! Nous sommes pillés ! Que croyez-vous ? Que je sois magicien, peut-être ? Que l’or me pousse dans la main ?

— Soyons clairs. Je ne dissimule aucun butin, je n’ai ni coffre ni grenier. En revanche, je crois qu’un homme de votre espèce, roulant carrosse, se garde bien de placer tous ses œufs dans le même panier. Je vois d’ici vos banquiers des environs : gras comme des cochons. Sonnez-les.

— Il suffit, maroufle ! Vous vous méprenez !

— Ben voyons. Ne le prenez pas mal, mais sauf votre respect, je doute fort que ce bel équipage suffise à tenir à bord une si ravissante épouse.

— Vous allez trop loin ! reprend l’offensé, je ne vous permets pas !

Une petite voix sort de la cabine.

— Nous irons.

— Comment ?

— Oui, mon ami, nous irons. Vous m’avez bien entendue. Vous retrouverez votre bien, sans perdre votre honneur et nous dépouillerons ce monsieur… Jusqu’à le mettre à nu.

Entre la jeune passagère et le séduisant cavalier, la connivence est désormais établie. Aveuglé par sa rancune, pressé de quitter cette place où il tient le mauvais rôle devant quantité de témoins, le mari baise la main de sa charmante épouse sans s’être aperçu de rien. L’imbécile. Il veut croire à cet heureux augure bénissant sa vengeance et s’en remet aux bons conseils de sa belle amie, une amie moins soucieuse en vérité – cela me saute aux yeux – de redorer son blason que d’assouvir son bon plaisir.

— Madame, termine l’offensé, qu’il soit fait selon votre volonté.

Puis, en se redressant, l’homme m’aperçoit. Il va commander le départ de sa voiture, mais il faut avant cela redresser le front devant l’ennemi.

— Monsieur, je ne vous salue pas.

— Fort bien, dis-je. Mais moi, qui dois-je saluer ?

— Me prenez-vous pour un sot ? Vous lâcher mon nom, pour qu’il soit, après l’incident du moment, répété à tous les échos, qu’il devienne le jouet des ivrognes et des putains du faubourg, qu’il traîne dans la rue, qu’on le roule dans la boue, qu’on le couvre de sarcasmes et de plaisanteries gauloises ! Allons, monsieur, je ne sais qui vous couvre et de quelle autorité vous dépendez, mais cela ne vous gardera pas toujours de ma riposte ! Aussi, rassurez-vous –mais alors il sera trop tard pour faire amende honorable – vous ne tarderez pas à savoir quel homme vous avez insulté en protégeant ce brigand ! Serviteur.

Sur ces mots, la main du maître tape contre la portière. Le cocher fait claquer son fouet et l’individu reprend sa route.

Pendant tout ce temps, profitant d’avoir été sur place pour se rendre utile, le guet, avant de poursuivre sa ronde, s’est dirigé vers l’estrade des comédiens. Les bateleurs sont priés de plier leurs tréteaux, de vider les lieux. Ce lieu de rassemblement n’est pas une esplanade faite pour le rire. Ici la coutume, faisant office de loi, veut sans doute que la tête d’affiche, sacrifiée à la fin de la représentation, ne puisse se relever d’entre les morts pour saluer son public.

La troupe fait contre mauvaise fortune riant visage. Car la foule vient de s’éparpiller sans avoir pu récompenser d’une bonne pièce d’argent le travail des artistes. Celui que tous s’apprêtaient à porter en triomphe s’approche pour nous saluer, moi et le mystérieux cavalier.

Le menteur devient Molière

— La chute promettait pourtant d’être bonne, dit-il. Allez, c’est égal, mon menteur n’est pas celui de monsieur Corneille, il n’aura pas eu le dernier mot.

— Et j’en suis désolé pour lui, dit le cavalier.

— Le canevas de l’intrigue, répond le comédien, ayant été conçu à la dernière minute, nous devions nous attendre à composer avec les imprévus. Ainsi va la vie : d’imposture en comédie, de rebond en coup de théâtre.

— Mais au juste, demande le cavalier, que devient votre menteur à la fin ? J’ose espérer que vous lui auriez épargné une issue tragique, que vous ne vous seriez pas laissé séduire par la situation pour le conduire en Grève…

— Oh non. Je ne suis pas taillé, hélas, pour ces dénouements solennels. Je n’ai pas les épaules assez larges, le drame est ce qu’il y a de plus beau et de plus grand, mais je ne suis qu’un trublion et j’aime tant faire le pitre !

Le cavalier prend un air grave.

— Le génie se mêle de tout. C’est un provocateur, il se rit des Écoles et des Traditions. À votre tour de les bousculer, et ne craignez pas la canne de ces vieillards. Faites monter les pieux hypocrites et les docteurs à lunettes sur l’échafaud. Que votre rire, l’arme de votre intelligence, les fauche sans reprise, et les jette dans la corbeille comme un seul homme !

— Ah, monsieur, répond le comédien, fort ému, vos paroles sont rudes, mais elles me parlent.

— Mais votre menteur ?

— Eh bien, justement, tombant le masque, notre menteur décide de mettre ses talents à profit. Il changera d’emploi tous les jours, évitant ainsi la routine, et pourrait même gagner son pain à la sueur de son front. Oui, après avoir quitté sa femme, il épousera le théâtre et se fera comédien.

— Bravo, en effet, vous êtes faits l’un pour l’autre. Comment vous nommez-vous ?

— Jean-Baptiste Poquelin.

— Monsieur Poquelin, vous irez loin et vous ferez parler de vous, mais sous un autre nom. Un nom de plume… L’esprit de l’homme monte plus haut quand il est porté par l’aile d’un oiseau. Il vous faut quelque chose de court et de sonnant, qui en impose. Tenez, il me vient du Ciel, je vous le tends, je ne suis que son messager, vous serez son interprète. N’en cherchez pas d’autres. Celui-là, Jean-Baptiste, vous baptise auteur et comédien, enfant des muses et danseur de cordes. Oubliez Poquelin, laissez-le aux ancêtres, et soyez Molière pour la postérité.

— Molière, c’est entendu, j’accepte. Monsieur, la recette est maigre mais fi de l’avarice, je dois vous payer à boire.

— Avec joie, dans ce cas, je vous donne rendez-vous à la taverne de la Tour d’Auvergne, rue de l’Ours. Nous boirons, je jouerai et je paierai, j’y tiens. Avec l’étoile que vous avez, vous me porterez chance.

Le comédien nous salue.

— Parfait. À plus tard, messieurs.

En se retirant, il se répétait tout heureux son nouveau nom, pour se le mettre en bouche.

 

Molière… Molière… Molière… Il est vrai que cela est bien trouvé. »

Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
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