Perspective royale
— Je n’aime pas cet homme, il me fait peur, dit le jeune roi.
— Lequel, Votre Majesté ? demande d’Artagnan, le sinistre boutiquier, le marchand de malheur ou le client mystérieux ?
— L’un me répugne et l’autre me terrifie. Cet inconnu œuvre dans l’ombre et ce sorcier s’y blottit. Je n’aime pas l’obscurité. Je choisirai le soleil pour emblème. Le soleil est la vie et la majesté. Quand je serai en âge d’exercer mon pouvoir, je mettrai plus de fenêtres aux palais et plus de lumière dans Paris. Ces quartiers que vous me faites visiter me font frémir. J’y vois dans mon esprit des hommes y vivant comme des rats… dans des refuges plutôt que des maisons, volant leurs nourritures, se terrant le jour et ne sortant que la nuit.
Le roi se lève. En tournant le dos au chevalier, il va se poster devant la fenêtre. Louis XIV ferme les yeux, tend son visage vers la lumière, comme s’il voulait l’aspirer, s’y réchauffer le cœur.
— Oui, moi le roi, je donnerai du pain aux nécessiteux, du travail aux désœuvrés, je rendrai la santé aux malades. Je veux que la clarté triomphe partout sous mon règne et que chaque homme ait sa part de rayons. Je refuse de partager ma domination avec le maître des ténèbres… je le renverrai en enfer ! Je serai le roi de tout un peuple et de ces vingt provinces qui font l’unité et la grandeur de la France ! Paris, où se tient le trône, comme la tête est au sommet, devra donner l’exemple du beau et du bien. Ces maux, ces lèpres, qui défigurent aujourd’hui notre capitale, sont une honte. La vermine est au pied du palais, la misère à la porte du gouvernement !
L’enfant roi se retourne. Il semble contempler là-haut une vision extraordinaire :
— Assainir ce foyer d’infection qui demeure à quelques jets de pierre de la maison du Louvre, c’est travailler au bonheur de toute une nation. Si l’eau est pure à la source, tous, hommes et bêtes, qui viendront en bas s’abreuver aux bras des rivières, en recevront les bienfaits. Je mettrai mes architectes à l’ouvrage. Les ponts seront dégagés, j’ouvrirai les rues, je ferai passer de l’air et du vent là où l’on étouffe, je couvrirai la fange de pavés et l’honnête homme sera partout chez lui. Il n’aura plus à craindre pour sa vie.
Essoufflé, mais vivifié, l’enfant conclut en baissant les yeux vers son protecteur :
— Voyez, chevalier, en me décrivant en détail ce passé tout récent, vous me faites voir l’avenir et tous ces changements que j’apporterai.
Le chevalier regarde son interlocuteur avec admiration. Ce roi pourrait bien changer les choses.
— Eh bien, Votre Majesté, c’est me faire beaucoup d’honneur. Votre vision est si bien dessinée que je la vois prendre corps comme si vous veniez, ligne par ligne, de la tracer sous mes yeux.
— Cependant, dit le roi en reprenant place, si nous apercevons le but à atteindre, si ce songe éveillé n’est plus si loin de devenir réalité, en la présente, je reste saisi d’effroi… cette araignée humaine, cet ouvrier du démon, ce spectre et ce soldat du crime se donnant la main, tout cela me laisse présager le pire. Votre rôdeur inconnu, ce bretteur sur gages me fait un effet particulier. Je le vois comme un agent fatal, l’instrument froid et cruel de la destinée… Il me fait penser à ce grand fou qu’était Ravaillac, le meurtrier de mon aïeul. Oui, cet homme prépare quelque chose, mais quoi et contre qui ? De grâce, chevalier, je vous prie de ne pas me faire souffrir plus longtemps et de me dire ce que vous savez.
— Sauf votre respect, Majesté, vous êtes en avance sur votre âge, mais ne précipitons pas les choses. Vous m’en tiendriez grief par la suite. Et je ne veux pas vous satisfaire un court instant, pour vous déplaire ensuite. Comme le dit notre don Juan, tout est dans la fin ! Quand notre récit sera achevé, vous verrez tout prendre sens, et comme chaque étape fut bien à sa place. Qui veut aller trop vite se repent au bout du chemin, et ne songe qu’à une chose : revenir en arrière. Mais alors, il est trop tard. La pièce est jouée.
— Entendu, vous m’avez convaincu.
— Le meilleur moyen de vous tenir en haleine, c’est encore de poursuivre notre marche, où tant d’autres surprises nous attendent.
— Sont-elles bonnes ?
— Certaines oui, d’autres non. C’est ce qui fait toute la force de l’histoire. Mais ne restons pas plus longtemps à l’arrêt et courons retrouver monsieur votre parrain, Son Éminence le cardinal de Mazarin, au pied de la statue de votre illustre grand-père, Henri le Quatrième.