Explications
Le cardinal poursuit :
— Mettons les choses à plat pour gagner du temps. Notre ami Amadéor en sait pratiquement autant que vous, chevalier, sur cette Cabale des Importants et les instruments susceptibles de la servir.
Le cardinal n’a pas à me regarder. Il tousse dans sa main. Il veut me faire passer un message : ce qu’il ne sait pas, ces révélations du jour, nous les garderons pour nous. Puis il reprend à mon intention, en désignant don Juan :
— Il y a plusieurs semaines, j’avais moi-même, à distance et par courrier, ordonné à mon agent de quitter Rome pour suivre la trace de cette empoisonneuse Desdémone faisant route pour la France. Je craignais, à juste titre, que sa présence à Paris n’annonçât de mauvais présages : de nouveaux crimes, des morts suspectes et fort utiles à quelques ambitieux agissant par mains interposées, des morts d’importance, ou simplement la mienne orchestrée en coulisse. Les conspirateurs, comme nous l’apprîmes ensuite, par vos rapports respectifs, messieurs, avaient bien l’intention de manœuvrer cette incomparable criminelle de manière à tuer l’Italien Mazarin par le mal de son pays : le poison.
— Ainsi, dis-je à don Juan, c’était vous ! Vous, l’autre espion, ce soir-là… dissimulé à quelques pas de moi, dans les ruines de cette bastide qui fit autrefois l’orgueil des Lanteaume !
— En effet, me répond l’aventurier. En effet. À travers moi, le cardinal avait pris les devants.
— Nos conspirateurs ont des affidés en tous lieux, répond le cardinal, mais je crois avoir de mon côté une assez bonne police.
« À la mort de Richelieu, nombre de ses agents du secret sont venus frapper à ma porte… Une porte étroite et dissimulée. Ces hommes obéissaient ainsi aux dernières instructions de mon prédécesseur, le cardinal de Richelieu, un architecte soucieux de sauvegarder par-delà la mort les mailles de cette toile invisible qu’il avait tissée de son vivant, jour après jour. Une toile immense couvrant tout Paris et s’étendant à l’étranger, chez nos alliés ou nos ennemis. Une toile relayant l’information, la rumeur, les messes basses… une toile dont chaque rayon prenant pied dans les plus illustres foyers de sédition, comme dans les alcôves les plus fermées, va traverser la rue ou l’océan pour aboutir, sous forme de murmure ou de lettre close, dans ce cabinet que j’occupe désormais.
Alerté à temps grâce à l’une de mes sources, j’envoyai Amadéor en approche, en le contactant par l’un de mes cavaliers, pour qu’il se rende sur place et qu’il prête l’oreille à ce qui se dirait là-bas, lors de cette petite veillée aux flambeaux.
Mais depuis, nous savons que tout a changé.
Ne pouvant plus compter sur cette Italienne pour me faire passer de vie à trépas, nos messieurs vont certainement mettre en route les préparatifs de cette manière forte, dont le sieur Lanteaume pourrait être l’instrument d’exécution. Je dis peut-être, puisque aux dernières nouvelles, celui-ci n’a point été informé des plans auxquels on le destine. Il serait d’ailleurs libre de refuser cette offre d’embauche qu’on ne va plus tarder à lui faire. Mais je doute qu’il laisse passer une si belle occasion de venger son honneur, de défendre ses idées, de recouvrer ses terres et de faire fortune.
Il s’agit donc de tourner notre attention du côté de ce rebelle et de son armée de coupe-jarrets.
Il n’est bien sûr pas question de s’en prendre à Lanteaume sans pouvoir légitimer son arrestation ou sa mort par d’impardonnables accusations. Nous devons briser son image de redresseur de torts, avant de le mettre aux fers ou de le conduire au billot. Car s’en prendre à un tel homme, ouvertement, c’est courir le risque de déclencher une émeute, de mettre Paris dans la rue. N’en faisons pas un martyr. De plus, ne l’oublions pas, il s’agit de prendre toute la Cabale dans notre nasse. Ces intrigants ne peuvent conspirer à loisir ! Sans honte et sans crainte ! Je ne suis pas monsieur de Richelieu, certes, mais si je n’ai ni les pouvoirs ni le désir d’abandonner ces Grands révoltés aux mains de monsieur de Paris, maître bourreau de la Ville, je puis en revanche user de représailles, les jeter à la mer, les forcer à l’exil, les faire périr d’ennui au fond d’une Bastille ! Et l’on y réfléchira à deux fois avant de rêver à ma perte !
Quoi qu’il en soit, Lanteaume est désormais dans notre œil de mire.
Tout risque de se jouer demain.
Madame Edwige de Bellerasse et monsieur l’abbé Grégoire de Ravigneaux
Je m’explique. Nous savons désormais avec certitude que monsieur de Gaillusac est l’ambassadeur de la Cabale. Monsieur Edmond de Villefranche nous en a apporté la preuve. Et j’imagine que la fête que ce truchement veut donner en son hôtel, demain, prend prétexte d’une pendaison de crémaillère pour couvrir dans la débauche et le bruit une petite réunion de conspirateurs. Oh, nos grands seigneurs, nos intrigantes en chef, se garderont sagement de montrer leur tête au balcon. À passage et à rivières, laquais devant et maîtres derrière… Les plus fervents sont au pied de leur chapelle priant à la réussite de leurs projets… Quant aux libertins, c’est la coupe aux lèvres, une maîtresse à leurs genoux, qu’ils attendent l’heureux dénouement de l’histoire !
En revanche si ceux-là demeurent en retrait, d’autres viennent en émissaires. Dès demain, je le sais de source sûre par mes agents, deux nouveaux satellites de la Cabale vont gagner Paris. Et quel joli couple ! Je vous présente par avance madame Edwige de Bellerasse. Cette habile comédienne est d’autant plus dangereuse qu’elle est d’une grande beauté. Depuis trois ans, elle joue à merveille un rôle qui semble avoir été écrit pour elle. Son mari est un ancien maréchal, vieux blessé de guerre, invalide et souffreteux, qui a deux fois son âge. Il n’en finit plus de mourir, au grand désespoir de sa jeune épouse. Pour user de sa liberté sans éveiller les suspicions, cette grande voyageuse, régulièrement absente du domicile conjugal multiplie les visites de charité. Là où sont les hospices, les hôtels-Dieu, les couvents et les monastères, les enfants trouvés et les grands malades, ses amants ne sont pas loin. Elle prie, du moins elle fait semblant, elle ouvre son cœur – aux fleurons des régiments – et elle intrigue, par jeu. Je sais tout d’elle par la bouche d’un capitaine qui fut son bon ami quelques jours et quelques nuits. Déçu d’avoir été déclassé soudain par un nouveau postulant qui offrait à cette changeante enfant tout l’attrait de la nouveauté, l’homme vint me trouver en confession, sachant, sans doute, par esprit de vengeance, qu’il ne pouvait frapper à meilleure porte pour porter un jour à cette maîtresse, par trop volage, un coup décisif. L’heure a sonné.
La voici, pour son dernier pèlerinage, accouplée à une âme non moins fine, et non moins double. J’ai nommé monsieur l’abbé Grégoire de Ravigneaux.
Ce bon prêtre, aux traits disgracieux, est une merveille en son genre. Bel esprit, habile théologien, érudit comme une encyclopédie, un rien pédant, cette langue dorée manie aussi bien le sermon que l’épigramme. Il se montre évidemment chaste, mais là encore la façade est trompeuse. Je gagerais que cet homme a des pensées secrètes, peut-être même des relations douteuses, des penchants inavouables, des péchés mignons. Il est encore tout jeune, il reste méconnu, mais il promet beaucoup. Il dut se faire remarquer pour ses compétences oratoires et son désir de plaire par des amis de monsieur Gondi, monsieur le coadjuteur en propre.
Le voici mis à l’épreuve, je suppose.
Quoi qu’il en soit, je mettrais ma main à couper que ces deux-là seront à la fête de monsieur de Gaillusac et qu’ils s’entretiendront avec lui, là-bas, à l’écart des invités, dans un cabinet de travail, ou même devant tous, des dernières actualités. Ils vont sans doute convenir avec notre ambassadeur des derniers détails préparant l’entrevue avec le brigand Lanteaume : le lieu et le jour de la rencontre, le prix de la somme promise, peut-être même vont-ils aborder les détails de la mise en œuvre de cette sinistre embuscade dans laquelle on espère me voir tomber. Ai-je besoin d’en dire davantage ? Messieurs mes alliés, amis du secret, je vous confie à vous, Amadéor, et à vous, Amadieu, la mission suivante : en premier lieu, vous glisser parmi les invités de monsieur de Gaillusac. Nos cabaleurs ont leurs faux dévots, ayons les nôtres. Prenez-moi en exemple et grimez-vous tous deux, que l’un ait toute l’apparence d’un bon bourgeois, ami du Parlement. Quant à l’autre, son confesseur, qu’il se ride, qu’il se perruque, qu’il se courbe et joue le sourd, cela lui permettra aisément d’être indiscret sans que quiconque ne songe à se méfier. Le premier se présentera sous le nom de Gilles Tancelin, le second, la sourde oreille, se fera appeler monsieur l’abbé Bernardin du Querroy. Ces intrigants – nos deux compères, madame Edwige de Bellerasse et monsieur l’abbé Grégoire de Ravigneaux – viennent quêter à Paris (c’est la raison officielle de leur pérégrination) les subsides de généreux donateurs, afin que toutes les bonnes volontés de la cour se donnent la main et soutiennent l’édification d’un nouvel orphelinat aux portes de la Ville. Vous allez tous deux, l’un le bourgeois, l’autre le confesseur, l’assistant dans ses dévotions, apporter votre propre contribution à l’œuvre sainte, par une générosité digne d’éloges. »
Ce disant, Son Éminence va chercher sous les plis de son manteau une bourse pleine qu’il remet entre les mains de l’aventurier.
— Oserais-je profiter de cette largesse pour solliciter l’aide de quelques renforts pécunieux ? demande don Juan de Tolède. Les eaux sont basses…
— Tenez, monsieur l’orphelin, dit le cardinal en offrant à son agent privilégié le soutien demandé sous forme d’une bourse de petite taille. Je ne puis faire davantage pour l’heure. Vous aurez le double à notre prochaine rencontre, si toutefois vous m’apportez de bonnes nouvelles. J’aimerais avoir un compte-rendu après-demain. Je vous ferai parvenir à tous deux une adresse où nous retrouver. Varions les points de rencontre et ne prenons pas d’habitudes. Par ailleurs, en un second temps, je souhaite que l’un de vous, sans doute monsieur Amadéor, puisse approcher la troupe de monsieur Lanteaume, et s’il le faut, qu’il soit prêt à l’infiltrer.
— C’est en effet possible, dit don Juan. Pour l’approche, rien de plus simple : il me suffirait de revoir cette jeune frondeuse qui ne vous aime pas beaucoup et qui manie assez bien le couteau de lancer.
— Je sais d’ailleurs, dis-je, où la contacter et peut-être avoir le bonheur de la croiser.
Je suis donc poussé à retranscrire le rapport de Bastoche :
— La belle frondeuse surnommée l’Alouette, répondant au prénom de Margaux, s’est fait entreprendre courtoisement par un jeune élégant de bonne maison, soudain pris d’amour pour cette enfant rebelle vivant en marge des lois. Il la remarqua à la taverne de La Tour d’Auvergne où il était présent. Ce galant déposera sa correspondance amoureuse à une adresse de son choix, chez madame Louise Duramont, pâtissière en sa profession, la boutique ne faisant pas crédit, mais pouvant à l’occasion, pour certaines gens d’un entourage familier, faire office de boîte à lettres. On peut donc supposer que la jeune séditieuse cache son émotion derrière un ton d’autorité qui ne demanderait qu’à s’adoucir avec le temps et le soutien de quelques missives parfumées.
— Diable, dit don Juan, j’ai donc un concurrent ! Il faut agir vite avant que ce rival, que je pourrais toutefois mettre au bout de mon épée et remplacer au pied levé, ne me prenne de vitesse. Quoi qu’il en soit, l’information est de première importance. Nous avons un poste d’observation, un relais où faire passer nos propres mots, nos compliments amoureux. Cette révélation sera mise à profit, dès ce soir, j’y tiens ! Quant à la possibilité de rejoindre la compagnie de Lanteaume, c’est chose jouable, j’ai déjà eu, à peine arrivé, de la part de ce brigand, une offre de ralliement.
— Je me suis laissé conter l’histoire par d’Artagnan, en effet, dit le cardinal. Puis après un court silence, Son Éminence replace ses lunettes postiches sur son nez et s’apprête à nous quitter sur ces mots :
— Eh bien, messieurs, si tout est convenu entre nous, il ne me reste plus qu’à vous dire bonne nuit et bonne chance ! Que Dieu vous garde !
Amadéor a de la suite dans les idées
Ainsi donc, poursuit d’Artagnan, je reprends ma route au côté d’Amadéor, de don Juan de Tolède. Quel étrange personnage ! Il est peut-être l’agent privilégié de Mazarin, il n’en reste pas moins un aventurier libre de ses mouvements, une tête brûlée éprise d’initiative. Il a des ordres, des consignes, mais pour le reste, il agit à sa guise. Aucune autorité, si haute soit-elle, ne l’empêchera d’aller chercher l’argent où bon lui semble, de jouer sa vie à la roulette. Si le cardinal vient de lui demander de renoncer à la conquête de Desdémone, notre homme qui fit mine d’acquiescer ne perd pas de vue cet objectif prioritaire.
— J’en fais une affaire personnelle, me dit-il. Je fus enchanté que Son Éminence Giulio Mazarini me commandât ce travail. D’ailleurs, tout est en place. Je n’ai plus qu’à me présenter chez elle, nous avons rendez-vous ! Pour un dîner aux chandelles…
— Vraiment ? dis-je.
— Comme je vous le dis.
— Mais comment avez-vous fait ?
— Ah, mon ami, c’est toute une histoire, et j’ai bien failli y laisser ma peau.
Prenez ce qui vient…
L’aventurier s’explique :
« Il est décidément vrai qu’approcher cette femme d’un peu trop près, c’est jouer avec le feu. En l’occurrence, cependant, elle ne fut point directement responsable du péril que j’encourus. Tout a commencé dans la matinée. Vous étiez alors en audience chez monsieur le cardinal… votre présence là-bas, vos paroles, la suite de votre enquête, votre excursion chez la belle Desdémone, les confidences surprises, l’espion démasqué, tout cela me fut rapporté mot à mot par Son Éminence dans un courrier écrit sur le vif et diligenté de son cabinet à mon poste de repli cet après-midi même. Bref, vous étiez en audience, je demeurai à l’Auberge du Petit Parisien. Je venais de quitter le lit de cette chère Adélaïde. Là-dessus, un scandale éclate à la porte de l’hostellerie. Comme tous les curieux aux environs, je tiens à savoir pourquoi l’on s’alarme. L’affaire n’a rien d’extraordinaire. Un voyageur portant les armes venait de quitter la selle de son cheval et s’apprêtait à faire porter ses bagages. Il souhaitait prendre une chambre dans l’hôtel pour quelques jours. Mais avant même de passer l’enseigne et de sonner l’aubergiste, un voleur à la sauvette courut lui dérober sa bourse que l’imprudent avait laissée pendante près de ses sacoches… L’homme essaya de rattraper le fuyard, peine perdue. Ce tire-laine était parti avec toute la fortune de notre malheureux cavalier, réduit à la mendicité.
— Allons, monsieur, lui dis-je, remettez-vous, ne vous laissez pas abattre, ce qui est parti n’est plus à vous, mais prenez ce qui vient et remettez tout en jeu.
Je lui tends quelques pièces et je l’entraîne à ma suite à passer la porte d’un bouchon où l’on bat les cartes du destin, où roulent les dés de la chance. L’homme fait si bien qu’il retrouve tous ses fonds de départ et pousse l’heureuse fortune jusqu’à repartir les mains pleines. Nous partageons.
— Je suis en dette, me dit-il, l’argent ne fait pas tout. Vous m’avez remis en joie, et cela mérite récompense, que puis-je faire pour vous ?
Depuis un moment déjà, je réfléchissais à la bonne manière d’approcher Desdémone. Hier au soir, en voyant qu’elle n’avait d’yeux que pour notre jeune Hercule, je pris le parti de garder encore quelque distance et d’attendre mon heure ; du reste, comme vous le savez, je m’étais engagé, pour mon compte cette fois, à vendre mon épée et peut-être ce qu’il reste de mon âme pour tuer Edmond de Villefranche et recueillir en récompense les charmes de mademoiselle Adélaïde. L’affaire prit un tournant inattendu. Je pus rejoindre le lit de la belle sans coucher sur ma conscience la mort du gentilhomme. Au réveil, je n’étais qu’à moitié satisfait : l’Italienne me revenait en mémoire. Je voyais son visage, ses yeux insondables, je songeais à la Gloire, au bonheur fou de l’avoir, quelques heures au moins, entre mes bras et je pris la résolution de ne pas lanterner plus longtemps. Cela tombait à point, puisque j’appris ensuite qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre ! La chandelle brûlait. Je ne voulais pas faire naufrage au port.
D’ailleurs, cette fin imminente pouvait jouer en ma faveur. Quand tout est perdu, on ne songe plus qu’à l’essentiel, et l’essentiel, c’est l’amour.
J’allais donc brusquer les choses, forcer son cœur, la soumettre par un coup d’audace, l’enlever comme un maître reprend son dû et la quitter en vainqueur.
Le plan…
Quant cet inconnu se présenta sur mon chemin, et me proposa ses services, mon plan était déjà arrêté. Soit, il allait y apporter sa contribution volontaire.
— Fort bien, lui dis-je en répondant à son invitation, il y a peut-être moyen de vous rendre utile. Êtes-vous habile de votre main, à l’épée, j’entends ?
— Cher monsieur, me dit-il, à ce jeu-là, je n’ai pas encore trouvé mon pareil.
— Parfait, lui dis-je. Voici l’affaire : j’ai pour ambition démesurée d’approcher une femme inattaquable. Cependant, chaque être a son talon d’Achille. Il semblerait que cette divinité ait un faible pour les entrées théâtrales et les défenseurs au panache blanc… Qu’à cela ne tienne… Voici donc l’idée : vous attaquerez son carrosse, et je surgirai de nulle part pour sauver la passagère des mains de son agresseur. Vous vous défendrez de manière à me mettre en valeur. Vous porterez un coup décisif et l’on croira un instant que le plus habile des deux n’est pas le moins lâche. Mais, non, alors que la dame de mon cœur se voit tomber en pâmoison, je pare votre dernière estocade, et je fais sauter votre arme. Ouf ! En s’imaginant m’avoir perdu sans avoir pu me connaître, me parler, me remercier, elle comprend que ce sauveur ne l’a pas seulement libérée d’un guet-apens, mais qu’il vient bien davantage de lui faire quitter cette prison sans feu ni pain que l’on nomme le désamour. Je n’y gagnerai peut-être pas un baiser donné sur-le-champ, au pas de sa portière, où j’irai tomber à genoux, mais je serai en droit d’être reçu à souper, d’avoir la parole, d’être entendu, de faire ma cour…
L’affaire est ainsi conclue.
Par ailleurs, je veux mêler Fortunio à cette opération.
Il fera le second brigand, masqué jusqu’aux yeux. Ce renfort n’aurait pu remplacer l’escrimeur en titre, mais il fera illusion dans le décor. Reste à trouver le moyen de faire sortir l’Italienne de son hôtel en espérant qu’elle voyage sans escorte. Le moyen, je le trouve. J’ai bien vu, je le répète, comme Desdémone fut charmée par ce jeune Hercule, qui a tant de fraîcheur, de jeunesse et de talent. Aussi ai-je pris le risque de me servir de lui sans le prévenir. J’ai écrit un petit billet signé Rodrigue où je demandais en quelques mots un rendez-vous, au clair de lune, de l’autre côté des remparts. Certes, je pouvais par la suite être démasqué… Après tout, je ne demandais qu’à rentrer dans la place, une fois l’accès autorisé, je saurais bien comment occuper le terrain.
Tout s’est déroulé ainsi que je l’avais prévu. Du moins, presque… L’Italienne a mordu à l’hameçon. L’embuscade est tendue, les faux brigands sortent pistolets au poing. J’arrive avant qu’il ne soit trop tard, je me poste devant les armes, protégeant la femme outrageusement menacée, j’évite une balle qui siffle dans l’air… Car l’on fait feu de tout bois… avec de la poudre blanche, je le suppose… et je passe à l’action. Nous ferraillons avec brutalité, nul doute pour Desdémone : ces hommes vont s’écharper jusqu’au dernier sang. Mais alors tout bascule… dans la lutte, je vois mon adversaire, non pas Fortunio, mais l’inconnu, se prendre au jeu. Il ne triche plus. Nous nous rapprochons du carrosse. La chance me sourit, je désarme le drôle. Mais alors, au lieu de fuir, il sort une dague et prend l’Italienne en otage.
— Jette ton épée, me dit-il.
Que faire ? Lui demander des explications, faire tomber le masque et révéler l’imposture ? Je suis prêt à m’y résoudre, quand surgit un cavalier.
Oui, d’Artagnan !
Et le cavalier n’écoutant que son courage, bondit de son cheval pour agripper mon complice, ou plutôt mon adversaire. Il l’entraîne à la chute, tous deux roulent à terre. Je reprends mon arme… Trop tard. Notre brigand masqué a gagné la colline. L’autre sauveur est blessé au bras, dans la lutte, il a reçu un mauvais coup. Une plaie ouverte qui mettra quelques jours à se refermer. Ce secours inattendu, je le reconnais : César Ravier, Altus, le conseiller de l’Italienne, son étoile polaire. Que faisait-il là ? Diable, je ne l’avais pas invité, au nom d’Hercule, au nom de Rodrigue, à venir se présenter également au rendez-vous, pour tenir la lumière. Cette question, c’est également celle que pose l’empoisonneuse. Mais l’homme, incapable de rentrer seul, demande à être soigné et raccompagné. Je vous expliquerai plus tard, dit-il à son élève. Plus tard, cela signifie sans doute loin de moi. L’Italienne ne peut refuser de répondre à cette prière. Après tout, cet homme s’est fait blesser pour elle… M’est avis qu’il la suivait, et qu’il est amoureux fou, jaloux à en crever. En voiture, monsieur ! Son cheval est attaché à l’arrière. On fait demi-tour. Après tout, ce n’est pas plus mal. Ne pouvant plus se rendre au point de rencontre, Desdémone ne pourra s’interroger sur l’absence du jeune homme… et supposer ainsi que cette altercation à couteaux tirés ne fut qu’une imposture.
Avant le départ du carrosse, je viens tout de même auprès de madame me faire reconnaître. Nous échangeons quelques mots, mais sans pouvoir s’épancher, diable, l’importun tend l’oreille. Je parviens néanmoins à obtenir ce que je souhaitais : ce fameux rendez-vous. Il est pour demain soir…
Voilà, mon ami. Mais si je suis satisfait du résultat (reste à espérer que l’Italienne vive encore pendant un jour et une nuit), j’avoue ne pas apprécier d’avoir ainsi été pris en traître. »
— Je crois, dis-je, avoir une part de l’explication. L’homme vous a-t-il laissé son nom ?
D’Artagnan y voit clair
— Charles Lacroix, répond l’aventurier.
— Celui que j’ai rencontré s’est présenté sous le nom de Fabien Delorme…
— Les noms, je suis bien placé pour savoir qu’il suffit d’en changer pour être un autre homme.
— Eh bien, si ce traître est bien celui auquel je pense, vous l’avez échappé belle. En revanche, monsieur César Ravier peut dire son manus.
Je décris le personnage auquel je fais allusion : notre sinistre client de l’antre infernal, le marchand de poison. Je comprends maintenant pourquoi cet assassin de métier que le hasard me fit rencontrer au détour d’un chemin nous observa tous trois, hier au soir, sur cette place sans lumière où nous livrâmes bataille contre ces brigands lancés après monsieur Edmond de Villefranche.
— Ma parole ! Nous nous donnions en spectacle ! s’exclame don Juan de Tolède.
— Oui. Il y avait cet intrigant d’un côté, et l’un de mes agents de l’autre, ne le quittant pas des yeux.
— Vous avez donc des troupes, d’Artagnan, cachées dans l’ombre ?
— Puisque nous sommes désormais associés en cette affaire, je puis vous en faire la confidence. Ce second dont je réponds comme de moi-même, se nomme Bastoche. C’est un gamin de Paris. Je l’avais laissé derrière moi, il repéra aussitôt cet intrus dissimulé dans la rue d’en face. Et j’en déduis d’après vos dires que c’est bien vous, et vous seul qu’il suivait, qu’il surveillait, qu’il observait sous tous rapports. Manifestement ce mercenaire a été engagé pour vous tuer. Mais notre homme est un meurtrier patient et précautionneux. Il étudie sa proie avant de l’affronter, la sonde en profondeur, afin de déjouer ses forces, d’user de ses faiblesses. Voyons d’abord pour votre force : il eut le privilège de vous voir à l’œuvre, dans la peau du duelliste. Nul doute qu’il en tira la conclusion suivante : Ce trompe-la-mort ne craint pas de se battre seul contre deux, il touche et fait mouche, d’une main froide. C’est un maître. L’affaire est loin d’être jouée d’avance. Voyons pour votre faiblesse ensuite : si la morale ne vous retient pas, si le plaisir, le danger, les femmes et la mort vous attirent, vous n’êtes pas seulement le libertin sans vergogne ou l’homme de bronze que vous paraissez être. Vous avez du cœur et pour vous le besoin d’argent n’est qu’un moyen de courir l’aventure. Vous prenez celui qui ne vous appartient pas comme vous donnez le vôtre. Cela, notre individu en prit bonne note. Vous pouvez vaincre monsieur de Villefranche, mais quand d’autres viennent en renfort, par panache, vous changez de face.
— Méfiez-vous, d’Artagnan, dit don Juan d’un air désinvolte, quoi qu’en dise Son Éminence, je suis des plus inconstant, tel un nuage en plein vent.
Je souris et je poursuis :
— Donc, voici comment je vois les choses. Il sait où vous logez, où vous trouver. Le coup du vol (le vol de son argent au pied de cette auberge que vous venez de regagner au petit matin) est un leurre. Il paye en sous-main ce jeune voleur pour que tous le voient détrousser ce voyageur (son employeur) qui vient de mettre pied à terre. Le bruit vous attire dehors, vous trouvez bon air à ce monsieur… vous riez un peu dans votre barbe de voir comment cet arrivant s’est si vite laissé dépouiller. Un indifférent en serait resté là. Pas vous. L’homme est démuni, vous avez avec vous le salaire du crime (pris sur les assassins mis en échec). C’est plus qu’il vous faut. Au lieu de tout garder – et notre homme compte bien tenter sa chance en misant sur votre générosité irréfléchie –, vous partagez le tout avec cet inconnu. Le lien est fait. Votre ennemi est votre débiteur. Il est entré dans votre cercle. On ne se méfie pas assez d’un homme à qui l’on donne ce qu’il n’a pas demandé. Cet inconnu n’a plus d’idées préconçues. Le reste est affaire de circonstance. Vous allez lui offrir, sans prendre garde, une occasion comme il n’aurait pu en rêver. Vous l’entraînez dans un tripot. Il gagne. La chance est de son côté, cela le met en confiance. Quel service puis-je vous rendre ? demande-t-il. Et vous arrangez ensemble cette intrigue galante grâce à laquelle il va pouvoir croiser le fer sans que vous songiez à vous défendre contre un véritable adversaire. C’est l’opportunité idéale. Bastoche eut l’heureuse idée, la veille, de le suivre jusqu’à son gîte. Je me rends là-bas, en plein après-midi pour tenter de voir ce que manigance ce mystérieux rôdeur. J’arrive quand il sort. Je le suis. Il va frapper à la porte d’un commerçant douteux. N’entre pas qui veut. Il y a un signal. Je fais mon enquête après son départ. Oh… le bouge n’a rien d’une maison spécialisée ayant pignon sur rue. Diable, nous ne sommes pas en Italie où ces choses se passent au grand air. Il ne s’agit pas d’acheter à sa valeur, sans masque au visage, un poison distillé par un artisan éclairé, l’un de ces couteux remèdes, qui depuis l’avènement des Césars, ont changé tant de fois le cours de l’Histoire. Nous sommes en France, à Paris, et l’on se cache, on travaille en amateur, dans une pièce ténébreuse, dans un cul-de-sac noir comme l’Enfer. Bref, notre homme a payé à prix d’or un produit incertain, dont il enduira sa lame. Deux précautions valent mieux qu’une. Vous êtes invincible, il sera retors. Qu’il vous griffe seulement et vous êtes mort. Mais tout ne s’est pas déroulé comme il le souhaitait.
— Ainsi cet homme qui a la face d’un monstre fut ce soir quelque chose comme mon ange gardien. Il a pris le coup que j’aurais dû recevoir, ce n’était pas mon heure, mais la sienne.
— Et savez-vous pourquoi cet homme cherche à vous tuer ?
— Il faudrait d’abord savoir qui l’emploie. J’imagine qu’il a fait du chemin. Il n’est pas impossible qu’il m’ait suivi depuis Rome. Mais enfin ce ne sont pas les ennemis qui manquent… Un mari jaloux… Une maîtresse désespérée… Les hypothèses sont légion. Qu’importe, me voilà prévenu. D’ailleurs, je suppose que notre homme cherchera à se faire oublier.
— Un temps du moins. Mais il pourrait revenir quand vous ne l’attendrez plus.