Au bon plaisir
Après m’être assuré qu’Henri vit toujours, qu’il n’est qu’inconscient, je sors précipitamment. Je me fais indiquer la trace de mes cavaliers. En vérité, cette piste est facile à suivre. On les voit de loin, on ne manque pas de remarquer leur belle allure. D’ailleurs, ils ne sont pas pressés. Ils prennent le temps de sourire aux femmes qui rosissent en me désignant la rue par où ils viennent de passer. Ils font marcher leurs destriers au petit pas, ils jettent des sacs de pièces aux manants, ils ont toutes les élégances.
Je les retrouve enfin.
Ils sont là, à quelques foulées seulement. Ils tournent à main gauche, s’engagent dans une étroite venelle. Je m’en approche. Je sors l’épée. C’est une impasse au bout de laquelle pend une enseigne en fer forgée. Les figurines, un faune cornu et une Vénus callipyge, suspendues aux deux bords de la cartouche titrant le lieu Au bon plaisir, ne laissent place à aucune ambiguïté.
Ici, le verbe aimer se conjugue au présent, moyennant finance.
Je revois le tableau comme s’il était accroché au mur, devant moi. Un grand escalier en pierre conduit à une large porte. Une porte écarlate surmontée d’une lanterne rouge. Les murs sont couverts de lierre. La vigne vierge est à l’honneur. Des tourterelles roucoulent dans une cage en osier vert anglais, posée sur le perron. Des pigeons et des colombes volent d’un balcon à l’autre. Il y a trois fenêtres à l’étage. Celle du milieu est entrouverte. Sa vitre polychrome miroite au soleil. Sur le côté, un autre escalier, dont on ne voit que l’angle des marches, conduit à une porte dérobée.
La moitié de la rue est plongée dans l’ombre. La lumière est au bout du chemin.
Les cavaliers descendent de leurs chevaux. Ils montent l’escalier, heurtent le marteau contre la porte. Une femme bien en chair les accueille à bras ouverts, mais en bloquant le passage de toute sa largeur.
— Voilà beau temps qu’on ne vous avait vu, monsieur Philippe, dit-elle à mon ennemi. Je vous croyais mort. Je vois que vous n’êtes pas seul.
— Mes disciples… répond le visiteur en présentant ses affidés. Il y aura du travail pour tout le monde. Nous en voulons trois chacun.
— Quelle santé !
— C’est Pâques, la Violay ! Je reviens à la vie et j’ai une faim de loup ! dit-il en portant la main à la poitrine de la maîtresse de maison.
— J’ose espérer, sans faire offense, que la bête n’est plus aux abois. Je vous recevrai volontiers, mais cette fois, dit la femme en tendant la main, il faut montrer patte blanche.
— Tiens, Cerbère, lui répond l’homme en lui déposant une bourse dans la main. Voici le denier de saint Pierre. Pour tous mes péchés. Ceux d’hier et d’aujourd’hui.
— Dans ce cas, dit la femme en empochant la somme et en poussant sa porte, le Paradis vous est ouvert.
Les filles approchent, sortent de l’entrée, encadrent ces messieurs, se pendent à leurs bras, tandis que l’ogresse les encourage :
— Allez, mes agnelles, courez vous faire dévorer…
— Un instant ! dis-je en approchant.
Je suis plongé dans cette pénombre qui couvre la première moitié de la ruelle, mais le fil de mon épée luit dans les ténèbres.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demande mon homme en repoussant ces filles accrochées à lui.
— Je suis un homme à qui vous avez fait miroiter la lune, en lui tendant l’échelle de votre nom pour y monter. Mais le bois était pourri, il a cédé sous mon poids à la première marche.
Je fais un pas de plus et mon visage sort de l’ombre.
— Ah ! C’est toi ! dit-il. Un homme… tu veux dire un enfant en quête d’identité.
Les autres s’interrogent. Les hommes et les femmes. Les amis et les filles de joie. Les compagnons de débauche sont prêts à montrer les dents, mais leur maître les retient.
— Attendez-moi sans bouger. Je descends, je règle cette affaire et je remonte.
L’homme vient à ma rencontre, sans craindre la pointe de mon arme. Il se juge à l’abri. Il croit que l’argent paye tout, rachète tout… il se trompe.
— Eh oui, me dit-il, tu es bien jeune, quoique tu paraisses plus que ton âge. Tu sens encore le pain frais et l’herbe verte. Ce parfum qui va te quitter pour ne plus jamais revenir, c’est celui de l’innocence. Remercie-moi, je viens de faire ton éducation. Tu avais peut-être des songes plein la tête : inutile fardeau. Tu rêvais de te mesurer au monde… Mensonge, tricherie, veulerie : le monde est une putain, le monde est faux. Une âme qui se réveille, c’est une pucelle qui perd sa fleur. Tu as mal, tu saignes…
Il se tourne vers l’un de ses compagnons, et lui dit :
— Mille pistoles pour ce drôle.
L’autre se rebelle.
— Tu plaisantes ?
— Exauce mes désirs et ne discute pas.
La somme demandée est lancée de loin. L’homme l’attrape au vol, se retourne et me la tend :
— Voici de quoi te guérir, panser tes plaies, connaître le plaisir, y prendre goût jusqu’à rendre l’âme… Prends, insiste-t-il, prends et monte. Monte dans l’une de ces chambres, je t’invite à découvrir cette senteur animale qui va désormais te coller à la peau : l’odeur d’une femme.
Il me lance la bourse, je l’attrape. Puis il reprend :
— Dieu m’aime. Je viens de toucher un héritage. Papa est mort. Je n’y croyais plus. Me voici riche comme le pape. Alors ? C’est entendu ? Sans rancune ?
Je passe la bourse sous mon pourpoint. L’autre se méprend.
— À la bonne heure, me dit-il. Maintenant, range cette épée et suis-moi. Il n’est pas impossible que nous devenions les meilleurs amis du monde. Les grandes amitiés, le sais-tu, partent souvent du mauvais pied. Dans un an, on en rira, et c’est toi qui raconteras l’histoire.
Mais l’épée reste à sa place.
— Eh bien, que fais-tu ? me demande-t-il, je crois m’être fait pardonner pourtant.
— Avec cette bourse, dis-je, je me paye sur votre personne. Faute d’une casaque de mousquetaire aux couleurs du roi, je me ferai tailler un habit rouge et je ne répondrai qu’à la volonté de la flamme qui m’anime !
L’autre voit bien qu’il n’y a pas à discuter.
Il sort l’épée, se met en garde.
— Un habit rouge… Pauvre de toi ! me dit-il en levant la main pour appeler ses complices en renfort. Nous allons en effet te coucher dans un drap de sang ! À moi Vairsac ! Duvivien ! Jolimont ! Rendons-lui les hommages par quatre lames à la fois, puisque ce drôle veut mourir dans la pourpre !
Un carré va se former, on m’enferme de tous côtés.
— Pas devant chez moi ! crie l’ogresse. Floralie, va chercher le guet !
Une prostituée descend les marches.
Monsieur Philippe a un mot :
— Par crainte du qu’en dira-t-on – le comble chez une putain – la mère Violay vient de perdre ses meilleurs clients ainsi qu’une employée modèle ! Vairsac, coupe-lui les jambes et réglons ce différend sans plus de témoins.
Le maraud va en effet se diriger vers la fille qui voit une pointe de rapière avancer vers elle. Je m’élance et j’interpose le fil de ma lame pour contrer l’assassin.
En sauvant cette femme, je la laisse partir accomplir son devoir, je libère le destin.
Il peut encore être contrarié. L’un de mes adversaires prend la relève. Il sort une dague, arme son bras et vise la fugitive qui gagne le bout de la rue, à l’instant où paraît un homme, face à elle. Cet homme, c’est Henri.
Qui tombe, meurt
Henri est revenu à lui, et pour la seconde fois, il m’a retrouvé.
Avant que la dague soit projetée, qu’elle atteigne cette femme ou cet allié qui se trouvent si rapprochés, je fais voler mon épée vers le tireur. Le tranchant de ma lame ne fait qu’effleurer ma cible, mais cela suffit à dévier son arme. La dague n’atteint pas son but. Quant à moi, je suis désarmé.
Henri laisse la fille s’échapper, et court vers moi pour me venir en aide. Il prend un coup d’épée, sous la clavicule, un coup qui m’était destiné. Mais le Lion tient debout et riposte aussitôt, en portant l’estoc au ventre de son adversaire.
Je peux reprendre mon arme.
Les duellistes se rassemblent dans un cercle étroit. Henri et moi sommes dos à dos. Les fers se croisent. Les couperets s’aiguisent les uns sur les autres. D’un geste hardi et prompt, Henri parvient à paralyser un faisceau de lames, à bloquer l’offensive. Il repousse l’étreinte qui se resserre, nos ennemis reprennent de la distance et nous rendent un peu d’air.
On se remet en garde, avant de revenir à l’attaque.
Pendant ce temps, Monsieur Philippe croit reconnaître Henri…
— Vous, dit-il ! L’homme qui n’a qu’un bras !
Je n’ai pas le loisir d’en apprendre davantage.
Voyant que l’homme ne se couvre plus, qu’il baisse son arme, par l’effet de surprise, Henri saisit l’ouverture, il crée l’effroi en se fendant au plus haut. La pointe de sa rapière traverse la bouche de mon ennemi et ressort aussi sec, couverte de sang.
— Un seul suffira ! dit-il pour conclure, tandis que Monsieur Philippe tombe comme un pantin désarticulé.
Deux de moins.
De mon côté, je profite également de la stupeur de mes adversaires pour frapper d’estoc. J’ai porté une première pointe au bas-ventre, puis la seconde au milieu du cou. Il est fini, le temps où je montrais encore trop de clémence. Mais quand je me retourne, Henri fléchit, puis il tombe. L’une de ses cuisses est ouverte de long en large. Avant de s’effondrer, il peut encore lever le bras et contrer un coup de tranchant. Notre dernier homme ne peut parer sur deux fronts. Je tire sur le flanc, ma lame s’enfonce par le côté, jusqu’à la garde. C’est une boucherie. Les morts se chevauchent. Des flaques de sang couvrent l’esplanade. Henri veut se relever, mais l’effort est vain. Il ne peut plus marcher.
La porte dérobée vient de s’ouvrir.
Une main se tend.
— Venez ! Vite ! me dit-on.
En effet une milice approche. Une dizaine d’archers.
Je veux soulever Henri, le porter, mais il me repousse violemment.
— Qui tombe, meurt, me dit-il. Relève-toi ! Et promets-moi de rester debout ! Jure-le !
Je veux le supplier de me suivre, j’implore son pardon. Mais tout ce qu’il veut, c’est un oui de ma part.
J’obéis. Je pars. Je l’abandonne.
Je passe la porte dérobée, des larmes plein les yeux, la honte au cœur, la rage au ventre, sans pouvoir empêcher le guet de prendre cet homme brisé qui vient de me sauver pour la deuxième fois.
Il veut payer pour moi, racheter mes fautes au prix de sa vie.
Le remplaçant
Les duels sont interdits.
Quiconque sera pris sur le fait sera décapité en place publique.
Richelieu n’entend guère la plaisanterie en matière d’édit.
Pour empêcher les bretteurs au sang chaud de s’ouvrir les veines à chaque coin de rue, sans rime ni raison, le cardinal veut faire des exemples. Lui aussi ignore la miséricorde. C’est une lutte à mort. Il faut marquer les esprits au fer rouge, et briser les indomptables. La noblesse ne pourra plus s’ébattre à sa guise. Elle marchera derrière l’État ou derrière le bourreau.
Henri ne fera pas exception à la règle : il donnera sa tête.
Je suis l’auteur anonyme de ce drame. J’ai juré. Je ne peux me faire reconnaître, accompagner mon maître pour son dernier transport. En sortant de chez Tréville, je pensais avoir tout perdu. Comme je me trompais ! On m’avait arraché un bras, on ne m’avait pas encore arraché le cœur. Désormais c’est chose faite.
La honte, le dégoût sont si forts que je ne peux retrouver Jeanne. Comment lui avouer ce qui est arrivé ? Lui dire les yeux dans les yeux que son père va mourir à cause de moi…
Je ne pourrai plus jamais lui parler, plus jamais la toucher.
Elle ne doit plus me voir.
Je dois disparaître.
Cependant, je reviens une dernière fois aux alentours, à quelques pas de sa porte, dans cette maison où nous fûmes aux anges avant que j’y verse les larmes, la mort et la désolation.
Je vais voir Paul, un voisin, un ami. Il aime Jeanne en secret. Mais il s’efface. J’ai lu dans son cœur.
— Tu as ta chance, lui dis-je simplement. Jeanne aura besoin d’une épaule sur laquelle s’appuyer. Tu lui offriras la tienne. Et tu lui donneras ceci de ma part, dis-je en lui tendant le médaillon, mon porte-chance.
Je lui explique ce qui s’est passé, ce que j’ai fait. Cela aussi, il pourra le transmettre, afin qu’elle sache… faute de comprendre ou de pouvoir pardonner un jour.
Avant de quitter la France, je tiens à subir ma part de supplice. Quand Henri s’avancera sur l’estrade, quand il placera sa tête sur le billot, je serai là, je verrai tout.
Dans les faubourgs, ce jour-là, une nouvelle sensationnelle fait grand bruit.
Monsieur de Paris, le maître exécuteur de la Ville, ne pourra accomplir son devoir. Il est fort souffrant et tout aussi incapable que notre Cid originel de l’hôtel de Bourgogne de monter sur les planches. Il doit céder sa place à un remplaçant, homme de probité et de grand métier, dont la réputation n’est plus à faire.
Cet homme vient de Rouen. Cet homme, c’est monsieur Germain Hackard de La Hache, mon propre père.