Nouvelle rencontre
Le carrosse vient de doubler d’Artagnan. Mais le voici à nouveau arrêté à l’entrée de la rue Saint-Honoré. Cette rue, d’Artagnan doit également la prendre pour atteindre son gîte. Des cavaliers font obstruction. Si la voiture repart aussitôt, alors qu’on lui ouvre la route, les autres passants ne peuvent jouir d’une même liberté. La muraille vient de se refermer derrière le magnifique équipage.
D’Artagnan n’aime guère cette entrave menaçante.
Ces cavaliers ne semblent pas être des gens de police, ni même des militaires, mais des mercenaires. Ils ont la mine de l’emploi.
Un spadassin s’approche du chevalier. Il espère le faire reculer sans un mot. Mais d’Artagnan ne bronche pas. Il tente de contourner l’obstacle. Le cavalier se replace en travers du piéton en s’exprimant clairement :
— Halte-là, on ne passe pas.
— Grand bien vous fasse, monsieur, je passe car c’est ici ma route.
— Vous la contournerez.
— Pour la rallonger ? Non point. Il fait froid, écartez-vous.
Le cavalier tire l’épée. Ce geste vif alerte les compagnons de l’empêcheur de passer. Ils viennent en renfort encercler l’audacieux. Cependant, l’homme de tête les pousse au retrait.
— Laissez-le moi, j’en fais mon affaire.
Le cavalier met pied à terre alors que d’Artagnan se réjouit. Voilà enfin une occasion de fléchir les jarrets et de jouer du poignet, cela lui manquait !
En engageant le fer, il retrouve ses vingt ans. Il se défend sans cesser de sourire et se fend avec hardiesse. En quelques passes seulement, il a désarmé son adversaire, expédié à terre d’un croc-en-jambe.
Des couleurs aux joues, d’Artagnan ouvre grand les bras, laisse échapper un Cape de Dious tonitruant et se prépare à reprendre le combat, contre forte partie.
En effet, les arrières viennent prendre la relève, en gagnant le devant de la scène. Hélas, pour l’honneur des uns et le plaisir de l’autre, ils sont à nouveau priés de garder les rangs. Un nouveau cavalier fait irruption.
Si le vaincu est le sergent de ce régiment, celui-là en est le capitaine. On se soumet à ses ordres.
Il domine d’ailleurs le cercle, de toute son autorité.
C’est un homme aux traits sévères, à la moustache retroussée, il est vêtu de noir et porte une cicatrice sous l’œil gauche. Son visage se déride, il sourit, l’œil pétillant. Un timbre chaud et grave résonne dans l’air :
— Ainsi, c’est bien vous ! J’ai reconnu votre voix. Cependant, cet accent… ne l’aviez-vous perdu en rentrant chez les mousquetaires, monsieur d’Artagnan ?
— Je le retrouve en m’amusant, monsieur de Rochefort. Si ma compagnie, d’ailleurs, est dissoute, je reste dans l’âme ce jeune homme de province…
— Hardi et batailleur… Jovial et téméraire.
— Loyal envers ses compagnons et fidèle à son cœur.
— Au vrai, vous n’avez pas changé. Vous faites plaisir à voir. Il se respire autour de votre personne un parfum d’antan. Il me monte aux narines et me chauffe les entrailles.
— J’en suis bien aise. Vous allez donc pouvoir donner le meilleur de vous-même. Pourquoi ne pas mesurer nos forces une nouvelle fois ?
— J’aimerais. Croyez-le. Mais pour l’heure je suis en service.
— Ah, c’est navrant. Et quel maître servez-vous aujourd’hui ?
— Un maître sans chair ni âme, invincible et immortel : l’argent.
Un chariot arrive par-derrière. Rochefort lui fait signe de passer tandis que d’Artagnan s’écarte. Puis, le désignant à son ancien ennemi, le chevalier demande explication :
— Au nom de notre vieille amitié, monsieur, dites-m’en plus.
Rochefort entraîne d’Artagnan à quelques pas. Loin des cavaliers.
— Cela restera entre nous ?
— Ma parole.
— En l’honneur de la fête des Rois, le Mazarin – qui est, je crois, votre protecteur – voulut charitablement livrer ce matin pains et galettes à tous ces pauvres diables faisant la mendicité dans Paris.
— Vilaine besogne que la vôtre. Vous allez empêcher cette livraison ?
— Non pas. Nous avons pour ordre de récupérer les paniers et de changer le nom du généreux donateur.
D’Artagnan ne met pas longtemps à comprendre. Décidément, tout concorde.
— Laissez-moi deviner : le voleur qui vous emploie vient tout juste de passer : monsieur de Gondi, monseigneur le coadjuteur.
— Ah, on ne peut rien vous cacher !
— Que voulez-vous… C’est aux basses méthodes que l’on reconnaît les petites gens, si grands soient-ils. Serviteur, monsieur de Rochefort.
Les deux hommes se saluent avec respect.
Évidemment, Rochefort accorde le passage. Les gardes doivent faire profil bas et laisser le chevalier s’en retourner chez lui, par le plus court chemin.
La galette, le message et la bourse
D’Artagnan arrive enfin à son domicile. Il respire au passage, dans la cour, un doux fumet : celui d’un pot-au-feu que mitonne le bon Planchet, le cordon-bleu de cette maison.
Ce bon Planchet fait désormais partie des murs. Il a pris de l’embonpoint en conservant sa bonhomie. Plus que le valet, mieux que le laquais, il est désormais le modeste intendant de cette résidence d’un cadet devenu lieutenant, d’un lieutenant devenu l’agent du pouvoir. Hélas, la façade est trompeuse.
Aujourd’hui comme hier, le chevalier va sans un liard d’économie devant lui. Les gens d’honneur ne sont pas faits pour être riches. Les bottes ferrées d’or, ils oublieraient ce qu’ils sont : des êtres libres. Il faut donc s’en remettre sans déshonneur à ses amis, à ses maîtresses, aux caprices de la chance et à l’astuce du fidèle Planchet, qui tient la boutique en habile homme. Quand les poches de son maître sont vides, il ouvre sa réserve et trouve une bourse sous une latte du parquet. Si la faim menace, il part sans un mot, enfourche un baudet et revient avec un jambon à main gauche et trois bouteilles couchées dans la besace. Tout cela est fait dans le dos du chevalier qui n’en demande pas davantage, mais se félicite d’avoir un tel fournisseur près duquel les mauvaises passes sont changées en joyeux soupers, à la fortune du pot.
D’Artagnan pousse la porte de son logis. La fumée du rôt lui monte au nez. Douce senteur. Le repas est prêt. Le couvert est mis. Avec Planchet, les choses de première importance – boire, festoyer – ne passent jamais au second plan.
Pour tout bonjour, Planchet, une louche à la main, un tablier à la taille, invite le chevalier, sans lever la tête, à bien vouloir prendre place. Toujours penché sur son ouvrage, le marmiton goûte son ragoût, se délecte, se complimente, repose sa large cuillère, saisit une bonne cuvée rapportée du cellier, en fait sauter le bouchon et tend la bouteille à son maître.
D’Artagnan le félicite.
— Bon, au moins, nous avons à manger chez nous.
— Pour le reste, répond Planchet en se servant à boire, voyez dehors, Paris se nourrit de colère et d’aigreur.
D’Artagnan s’inquiète.
— Triste pitance. Mais nous, aurons-nous un dessert ?
— Me croirez-vous ? Plus une galette en boulangerie, pas le moindre gâteau, je vais devoir mettre la main à la pâte.
À cet instant un homme entre dans la cour.
D’une main, il apporte au chevalier d’Artagnan une magnifique galette au nom du cardinal.
De l’autre, il tend un message noué d’un ruban, puis une escarcelle pesant d’un bon poids.
Le messager se retire… D’Artagnan passe la galette à Planchet et garde pour lui la lettre cachetée ainsi que ce salaire providentiel.
Il défait le ruban et brise le sceau.
— Ah ! dit d’Artagnan à son complice, les affaires reprennent !
Il ajoute :
— Planchet, tu brosseras pour ce soir mon habit de sortie.
— Le plus beau ? Avec les dorures ?
— Le plus noir, Planchet. Celui qui vous cache un homme à la nuit tombée.
— Cela sera fait. Autre chose ?
— Oui, tu nettoieras mes pistolets et tu affûteras mes lames.
— Je vois… Tout particulièrement la belle épée de Tolède que vous offrit le cardinal pour la Noël ?
— J’aimerais mieux la vieille, le cadeau d’Athos. La garde est plus sobre.
— Bien. Est-ce tout ?
— Non, encore une chose, Planchet, tu passeras chez mademoiselle de Beaulieu lui annoncer la triste nouvelle, ce soir point de souper aux chandelles, le devoir avant tout.
Puis, se ravisant :
— Tout compte fait, va pour l’épée de Tolède ! Le cardinal sera content… Quant à mademoiselle de Beaulieu, eh bien, dis-lui que je passerai de bonne heure… Diable, après tout, la nuit est au roi, mais la reine aura sa couronne.