Plan D
Puis, revenant dans la cabine, Gondi poursuit :
— Plan D, mes amis. Ce sera plus long, plus insidieux. Les lettres et les lettrés, voici mon idée. Non plus le poison ou la manière forte, mais l’encerclement. Cet idiot de Mazarin n’a de goût que pour l’opéra et la danse… et un peu de peinture, je vous l’accorde ; en revanche, il néglige à tort de s’attacher l’appui des plumitifs. Grave erreur. Richelieu du moins avait son Académie. Ayons la nôtre, elle sera frondeuse. Et je lui prédis bien plus de gloire et de bons mots qu’à cette légion d’écrivains modèles. Un pamphlet est tellement plus réjouissant qu’un éloge. Le panégyriste peine à la tâche. Enchaîné à son pupitre comme un galérien à son navire, il doit tirer toutes les ficelles du métier dans le vain espoir d’ébranler les cloches de la renommée. Alors que le satiriste est un artiste, un brigand, tout lui est permis. Reconnaissez-vous cette fenêtre ? demande le coadjuteur en désignant le troisième étage d’un appartement face à eux. C’est celle de Philémon Janisse de La Ravoie. J’ai fabriqué cet homme, un innocent de province qui avait tout à apprendre et qui ne demandait qu’à bien faire. Il a dépassé mes espérances. Je lui ai fait signer mes premiers papiers pour le pousser un peu dans le monde et voir comment il allait réagir au feu. J’entends lui donner à mes côtés la direction d’un bataillon de rimeurs et d’enchanteurs. Les mots sont plus puissants que les balles, le fer ou le venin. Ils traversent le temps. Portons nos attaques par le Verbe et non seulement le cardinal en mourra, mais il ne s’en relèvera jamais. Son image restera à jamais attachée aux rires féroces que nous allons déchaîner contre elle. Les injures se gravent dans l’airain, les bienfaits dans le sable.
— Toujours une idée en tête, je vous félicite, Gondi, dit Marie de Rohan. Cela va certainement coûter quelques investissements.
— Naturellement, répond le coadjuteur, mais je compte sur votre collaboration, duchesse, et sur toutes les bonnes volontés. Du reste, chez le poète le sang de la révolte ne demande qu’à crier. Ils se mettraient à l’ouvrage contre un jambon et une bouteille de vin, nous serons grands princes en leur offrant quelques suppléments… des vêtements chauds et peut-être un peu d’amour.
— Tiens, dit Marie de Rohan, il sort justement un homme de chez votre Janisse de La Ravoie…
Où l’on voit que l’apparition de d’Artagnan pourrait changer le destin de Molière
— Diable, je le reconnais, dit Beaufort qui vient d’achever sa sieste, et qui ouvre justement les yeux pour apercevoir la silhouette de l’autre côté de la rue. Ce drôle est des plus talentueux, en vérité. Je l’ai vu se donner en spectacle sur des tréteaux dépliés en pleine rue. J’ai ri comme un coffre. Eh bien, savez-vous ? Je crois que je vais le prendre sous mon aile. Il serait fâcheux de voir ce beau merle se perdre dans la nature.
Mais à cet instant, celui qui sort de l’immeuble du critique Janisse de La Ravoie reconnaît à son tour deux cavaliers passant au galop devant lui.
Il lève la main et les hèle :
— Holà, ami d’Artagnan ! Hercule !
Mais les cavaliers sont déjà hors de vue, ils sont passés sans le voir ni l’entendre.
Beaufort, lui, s’apprête à sortir du carrosse, mais Gondi le retient.
— Ce drôle, dit-il, comme vous avez pu l’entendre, est l’ami de d’Artagnan et d’Artagnan, cela nous le savons, est à Mazarin.
— Bon, eh bien ?
— On ne s’allie pas avec l’ennemi… Et puis, du reste, à quoi songez-vous, à vous acheter la compagnie d’un bouffon ? Allons, duc ! Sortez de vos songeries, nous ne sommes plus à la cour des Valois.
— Vous avez raison, Gondi, dit Beaufort, je suis un seigneur d’un autre âge. Ce farceur étourdissant me changerait de vos airs à la mode. Vous êtes brillant, Gondi, mais sous ce vernis, tout est morne. Et moi, j’aime la gaieté, les odeurs, la couleur des vitraux, l’amour en chair et la guerre en musique !
Ce disant, François de Vendôme, duc de Beaufort, s’approche de la portière.
— Où allez-vous, demande la duchesse, qui goûte fort les sursauts d’humeur de ce jeune coq qui porte si bien son nom.
— Place de Grève, répond l’homme, en passant devant Gondi en lui écrasant les pieds.
François de Vendôme ouvre la portière, sort, et poursuit dehors :
— Comme la plèbe dont je partage les goûts primaires en matière d’amusement, je trouve qu’une exécution publique avec décollation vous offre toujours son lot de sensations fortes.
— Et qui va-t-on raccourcir ? demande encore la duchesse.
— Un aventurier, un bretteur, un coupeur de gorges. Il n’est pas impossible, dit Beaufort en baisant la main de son interlocutrice, que je verse quelques larmes.
Sans plus de cérémonie, sans un regard pour le bon apôtre, François de Vendôme reprend sa route, à pied. Il cherche un temps à retrouver ce jeune comédien de talent qui l’a tant amusé, ce farceur désormais nommé Molière – cela Beaufort l’ignore encore – mais il a disparu. Dommage, se dit le duc.
Mais Beaufort retrouve le sourire.
Il a bon fond.
Le comique s’en est allé avec son brio, reste l’acteur tragique et son échafaud.
D’un bon pas, le cœur joyeux, François de Vendôme, prince de sang, petit-fils d’Henri IV, va donc se mêler à la foule qui se rassemble en masse sur la place de Grève.
Molière en marche
Je suis le dernier des imbéciles et le premier des naïfs ! se dit Molière en sortant de chez son tourmenteur, l’ennemi juré Janisse de La Ravoie. Venir chez lui, le narguer avec mon manuscrit sous le bras ! À tenter le diable ! Fallait-il être sot ! Ton orgueil te perdra, Molière, comme il perd tous les hommes !
Dépité, effondré, détruit, et en même temps plein de feu, de rage et de colère, plein de forces, Molière ne les voit passer que trop tard.
— Holà ! Ami d’Artagnan, Hercule !
Ils ont déjà disparu.
Un autre cavalier était d’ailleurs avec eux, à moins que ce ne fût une cavalière ? Peste, il lui a bien semblé reconnaître le charmant minois de cette jeune frondeuse, celle de la Tour d’Auvergne, la protégée de ce Lanteaume mené à la Bastille. Curieuse association, se dit le comédien, que pouvaient-ils faire tous trois ensemble à filer ainsi au galop de leurs chevaux emballés ?
Molière n’a pas prêté l’oreille aux rumeurs. Sitôt la pièce achevée, il quitta l’hôtel de l’Italienne et travailla toute la nuit à conclure la rédaction de son premier ouvrage. Une première œuvre qui n’aura pas fait long feu… Il ignore donc ce qui va se jouer sur l’échafaud, place de Grève.
Molière hésite un instant à s’y rendre.
Par nostalgie, puisque c’est là-bas qu’un aventurier protecteur lui donna ce nom qui va désormais être le sien, ce nom qu’il devra pousser sur les routes de France, étape par étape, été comme hiver, qu’il vente ou qu’il neige, sous la pluie et dans la boue. Ce nom qu’il devra récrire en toutes lettres au bas d’un nouveau manuscrit. Un nouveau manuscrit qu’il tâchera cette fois de conserver avec plus de prudence.
Molière a bonne mémoire, il garde en tête le canevas de la pièce, quelques répliques… Mais hélas, les plus drôles, les plus inventives, celles qui jaillirent de la plume comme par accident, celles-là devaient être saisies au vol. Elles sont maintenant perdues dans les cendres, retournées au néant.
Molière quitte la rue de la Colombe où ce corbeau de Janisse de La Ravoie a fait son nid, et s’engage dans la rue Neuve-Notre-Dame.
Molière était fier de son travail, pourtant, il comprend maintenant qu’il y manquait quelque chose. Je ne dois pas la récrire, ni même la parfaire, se dit-il, mais la repenser.
Non, Molière n’a pas tout perdu.
Cette confession que lui a faite le critique, il s’en servira.
Une nouvelle figure apparaît, plus sombre, plus pathétique. Le rire qu’il déclenchera n’en sera que plus fort, il viendra de plus loin. Soudain, Molière s’arrête.
Il lève les yeux, voit le porche de la cathédrale : Paris ! Et dire que je vais devoir quitter tout cela ! La beauté de ses architectures, le carillon incessant de ses mille églises, ses maîtres et ses orateurs, son passé glorieux et son avenir en marche !
Du reste, si la décision est prise, il faut encore convaincre les autres, la troupe.
Molière aura-t-il le courage de partir seul affronter l’inconnu (non pas le monde, puisque le monde est à Paris) ? Madeleine le suivra-t-elle ? Au fond de lui Molière espère aussi retrouver cette bohémienne, la croiser encore !
Si personne ne venait, il y aurait peut-être moyen de partir avec elle, à son bord. Allons, Molière, se dit-il, il faut voir le bon côté des choses, ce départ, c’est l’aventure, la découverte, le changement.
Mais tout cela flotte au loin, irréel, insaisissable.
Molière a passé le Petit Pont, rue de la Huchette, le voici rue de la Harpe et il a soif.
Une taverne lui fait face, il entre.
C’est sans doute l’un des derniers verres que je vais prendre ici, se dit-il en soupirant.
— Diable, il n’y a pas grand monde dans ce cabaret, dit Molière en passant le seuil.
Il s’apprête à faire demi-tour, à aller ailleurs chercher un peu de compagnie, un peu de chaleur humaine, le brouhaha des bavardages, mais une voix venue du fond de la salle – vide, par ailleurs – l’en dissuade.
L’inconnu dans la salle
— Si c’est du monde que vous voulez voir, il faudra marcher vers la place de Grève. Ignorez-vous qu’il se joue là-bas une pièce de premier ordre ?
— En vérité, monsieur, dit Molière, je l’ignorais.
— Une décollation. Couic !
— Le bourreau surpasse le comédien, dit Molière et le drame l’emporte encore sur le rire ! On le hait, on le craint, mais on ne manque jamais une de ses apparitions. J’aimerais pouvoir vider ainsi toutes les tavernes de Paris.
— Ah ! Vous êtes donc comédien ?
Molière s’approche de son interlocuteur. Il le distingue fort mal encore. Ce que Molière peut voir distinctement, c’est ce qui se trouve devant l’individu, posé sur la table : un feutre aux bords retroussés, une rapière à longue lame, arme de race, une pipe fumante et un broc de vin que l’homme a vidé… puisqu’il fait signe à l’hôtelier de le lui remplir à nouveau.
Tout cela n’effarouche pas pour autant le jeune comédien. Il se fie à son oreille, c’est-à-dire à la voix de cet homme. Et cette voix ne lui déplaît pas. Ce genre d’individu doit avoir des choses à raconter, se dit Molière, qui au fond, ne demande qu’à les entendre. La vie des autres, c’est pour le comédien une pluie sur une terre en amour. Il faut s’en imprégner, il en sort toujours quelque chose de fertile. Sans ces témoignages authentiques, comment donner chair et vie à ces figures de papier qui devront porter sur la page ou le devant de la scène les douleurs, les contradictions, les égarements, les tourments et les aspirations des hommes ?
— Comédien ? Certainement, répond Molière, je rajouterais bien dramaturge, mais je n’en ai plus les moyens, faute de preuve à l’appui.
L’individu se lève et invite Molière à s’asseoir, en face de lui.
— Auteur, comédien… Dans ce cas, vous savez lire ?
— Assurément, cher monsieur, dit Molière en s’asseyant. Cette tête que vous voyez peser sur mes épaules manqua même d’être celle d’un avocat.
L’individu arrête l’aubergiste, lui demande un autre verre. Celui-ci s’exécute et revient aussitôt. Le gobelet posé devant Molière est rempli à rouge bord. L’individu veut trinquer avec son interlocuteur. On choque les récipients.
— Un honnête homme ! dit l’inconnu. Vous êtes celui qu’il me faut.
Molière boit une gorgée et répond, tel Ulysse revenu d’un long voyage et de bien des illusions :
— Pour être honnête, il ne suffit pas de parler la langue d’Homère ou de Virgile, il faut encore ne pas les faire rougir en empruntant leurs paroles.
— Jeune homme, vous m’êtes sympathique. Je me fie à mon nez, et vous avez une bonne tête.
— Le compliment me va droit au cœur, dit Molière avec un demi-sourire.
Non, il ne regrette pas d’avoir accepté l’invitation. Le visage de cet homme, qu’il peut maintenant voir en détail, a toute une palette d’expressions, tout un jeu de physionomies qui l’émerveille intérieurement.
L’individu reprend sa pipe. Il la rallume à la flamme de cette chandelle posée devant lui.
— J’ai une affaire à vous proposer, jeune homme.
— Honnête ? demande Molière, avec amusement, après avoir repris une gorgée de vin.
— Mieux, lucrative, dit l’homme en posant une bourse sur la table.
— En effet, dit Molière, qui n’en revient pas. Et que faut-il faire pour gagner une telle somme ? Je vous préviens, mes mains sont blanches, et je ne tiens pas à les couvrir de sang.
Le visage de l’individu se referme. Pour le sang, c’est malheureusement trop tard, l’or que voilà l’a fait couler.
— De la lecture, simplement de la lecture. Mais puisque vous êtes comédien, je crois que vous pourrez mettre le ton, trouver la note.
Molière regarde la bourse, sans oser y porter la main.
— Vous me demandez simplement de vous lire quelque chose… contre cette fortune ? Je ne vois pas ce que contient cette escarcelle, mais je le devine, j’ai mesuré son poids en entendant le bruit de sa chute sur la table.
L’individu délace les cordons de la bourse, fait apercevoir le butin, pose sa pipe et prend une sacoche posée à côté de lui. Il l’ouvre, montre ce qu’elle contient : un ensemble de huit cahiers de cuir, et dit :
— D’abord ce quelque chose, comme vous pouvez le constater, pèse son poids. Nous en avons pour plusieurs jours. C’est un travail de longue haleine. Êtes-vous libre ?
— Comme l’air, répond Molière.
— Parfait. Ensuite, de vous à moi, il paraîtrait que ce livre contient des choses, des choses qui pourraient déplaire à plus d’un. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment.
— Il y aurait là des secrets révélés, des noms cités sans ménagement, au mépris des convenances. Avant d’aller plus loin, je tiens à être franc, ce manuscrit devait faire un bel ouvrage, en caractères d’imprimerie, mais l’imprimeur est mort et les livres ont brûlé, quant à l’auteur. Eh bien, si vous lisez, vous saurez ce qu’il est advenu de lui, mais pour cela, il faudra aller tout au bout de l’histoire. Je ne veux pas vous effrayer, mais ainsi je n’aurai pas l’impression de vous prendre en traître. Alors, qu’en dites-vous ?
Molière réfléchit un instant, les yeux grands ouverts.
Du danger, des secrets. Comment repousser une pareille offre ?
— Affaire conclue, monsieur, je suis votre homme ! Du reste, il faut bien mourir de quelque chose. Quand voulez-vous commencer ?
— Mais j’allais vous dire tout de suite, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Nous sommes seuls dans ce cabaret comme dans un chez soi. Je vous offre le vin et le couvert, en plus du reste, c’est entendu.
— Monsieur, toutes les conditions sont réunies, cette offre, décidément, ne se refuse pas.
Molière va prendre le premier cahier, quand il demande :
— Mais au fait, savez-vous qui l’on exécute place de Grève ? Monsieur…
— Enchanté. Molière.
— Pour votre question, je l’ignore. Un privilégié, dit Pierre Mathieu en se signant, cela ne fait aucun doute… et non pas un vulgaire gibier de potence. Mais peut-être préférez-vous que nous remettions notre affaire à plus tard ?
— Simple curiosité. Commençons-nous ?
— J’allais vous en prier. Molière, à vous la parole !
1- Porter le chapeau rouge : en argot d’époque, avoir la tête tranchée.