Chapitre six

Au cabaret de la Tour d’Auvergne,
la bonne fortune ne sait pas sur quel pied aller

Fabien Delorme ou l’oiseau de mauvaise augure

« Cette journée, placée sous la coupe du destin, doit être celle des présentations. La scène est dressée : l’action se jouera entre Paris et ses environs, derrière ces enceintes gardées, dans ses rues étroites et ses palais de pierre et de briques, palais où l’on pénétrera, Sire, par la porte de devant, avec les honneurs, ou par les galeries souterraines et secrètes, un flambeau à la main, en parfait incognito. Cependant, nous ne pourrons toujours demeurer cloisonnés entre des remparts et des murs, grâce à Dieu, nous aurons besoin, parfois, pour les nécessités de nos enquêtes, de prendre un cheval et de gagner les bois, de passer chez l’ennemi, dans ce camp étendu et nomade que tient Lanteaume avec ses hommes, imprenables brigands…

Quoi qu’il en soit, comme je le disais, cette première journée distribue les rôles – nous verrons que plus d’un, en cette affaire jouera double emploi –, c’est une exposition des caractères. Les enjeux, pour l’heure, évidents – sauver le cardinal et la reine, obtenir des preuves incriminant les comploteurs –, ne tarderont pas à s’intensifier, à se diversifier. Ce sera intrigue sur intrigue, piège sur piège. Nous marchons le long d’un couloir, mais au premier virage, nous verrons s’étendre devant nous les dédales d’un labyrinthe.

Pour l’heure, les protagonistes vont par deux. Nous avons d’abord ce seigneur en carrosse et son épouse, ensuite ce don Juan et son assistant troubadour, viennent encore ce gentilhomme Edmond de Villefranche et son page Hercule… cette Italienne Desdémone suivie de son ombre, le conseiller occulte, César Ravier, dit Altus… ; j’aurai, moi, pour complice Bastoche, que nous allons incessamment retrouver et mettre à contribution. Quelques figures isolées entreront bientôt dans la partie, l’une d’elles, la première, va m’être jetée dans les jambes, mais voici.

 

Je marche à vive allure. Les paroles des uns et des autres, toutes ces rencontres étonnantes me donnent matière à songer. Desdémone viendra plus tard, au théâtre, j’ai choisi de la laisser libre avant de la retrouver là-bas. Cette piste n’est pas perdue. Mais une petite voix me conseille de ne pas négliger ces nouveaux intervenants, je les vois prendre place sur l’échiquier, les uns blancs, les autres noirs, simples pions, fous ou cavaliers.

Je vais d’ailleurs faire connaissance avec cette jeune frondeuse, protégée de Lanteaume. L’observer, elle, c’est aussi l’étudier, lui. Je passe donc en revue, dans ma tête, l’ensemble de ces conversations que j’ai tenues. Je suis absorbé dans mes pensées, et j’oublie de regarder devant moi. Au croisement d’une rue, je heurte ainsi et presque de plein fouet un cavalier à pied, tenant sa monture par la bride.

Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche, de prononcer des excuses que face à moi, une épée hors du fourreau se tient prête à m’ouvrir la gorge sans autre forme de procès. Le réveil est soudain, brutal. N’étant point accoutumé à voir se tendre vers mon cou une pointe acérée sans présenter la mienne en retour, je retrouve mes esprits en faisant aussitôt un pas de retrait… le fer à la main. Nos lames sont en vis-à-vis. Elles n’attendent qu’un ordre de la pensée pour passer à l’offensive.

Moment dramatique. On se jauge par les yeux avant de s’exposer davantage. Quelles sont les intentions de l’autre ?

— Eh bien, monsieur, dis-je, vous voilà bien sur vos gardes !

— Les rues de Paris sont réputées dangereuses.

— La nuit surtout, loin des rondes et des lampes, je vous le confirme, certains viviers grouillent d’activité.

— J’entends… Si l’ombre est peuplée, je préviens la sûreté en me méfiant tout autant de ce qui peut jaillir à la débauchée, en plein midi.

Les lames restent en position.

J’entame mon investigation

— Ainsi, vous n’êtes point de la Ville ?

— Non, monsieur, je découvre. Et les pierres et l’habitant.

— J’ose espérer que les uns et les autres vous font bon accueil.

— Les murs sont bien défendus et les indigènes se montrent prévenants, peut-être un peu pressés et légèrement curieux.

L’homme finit par baisser son épée, lentement, avant de la ranger à sa ceinture.

Je dois faire de même.

Mon interlocuteur reprend la parole :

— Cependant, je cherche encore à découvrir les beautés cachées de la capitale, ses fleurs et ses jardins…

— Oui… ?

— Ses hôtelières et ses filles de joie. Puisque nous engageons un début de conversation, en toute simplicité, me ferez-vous l’amitié de me conseiller un relais de votre choix ?

— Hélas, monsieur, vous êtes mal tombé.

— C’est plutôt vous qui êtes tombé sur moi, sauf votre respect, me rétorque-t-il.

— Au vrai, monsieur, au vrai, et d’ailleurs, les choses ont débuté sur un mauvais pied et je vous dois bien des excuses. Car tout est de ma faute. J’avais le nez en l’air.

— Ne vous excusez pas. Ce rentre-dedans m’a permis d’échanger quelques mots avec un homme des plus civils et fort honnête, j’en jurerais.

— Serviteur, monsieur, serviteur. J’ose croire que vous êtes également gentilhomme, puisque vous portez l’épée.

— Diable, parlerais-je au lieutenant criminel de cette bonne ville de Paris ?

— Non, monsieur, non, pardonnez mes questions. Elles sont trop franches et trop spontanées, je le crains.

— Eh bien, à tout dire, en ce qui concerne cette épée, il m’est arrivé d’en faire commerce, je ne le cache pas.

— Diable, décidément, vous piquez ma curiosité, pour quel emploi ?

— Celui d’un homme de troupe, puis d’un meneur de régiment. J’ai servi quelques armées, de Flandres et d’ailleurs… avant de reprendre ma liberté. J’ai gardé cette escorte en souvenir, dit-il en montrant le fil de sa rapière. Et puis, enfin, comme je le disais, nul n’est à l’abri d’une mauvaise rencontre.

— C’est en effet une belle arme que vous avez là. Je me flatte d’être un peu connaisseur. Quand vous l’exposiez à la lumière, je crus apercevoir, au creuset de la gouttière, une inscription gravée… la signature d’un maître ? Une devise, peut-être ? Un cri de guerre ?

— Vous avez l’œil d’un aigle, monsieur. D’ordinaire, celui qui peut admirer la qualité de cette lame, en effet finement forgée, n’a guère le loisir de déchiffrer la sentence.

— Ainsi, c’en est une ?

— Une prière, un salut. Un hommage rendu au vaincu. Va en paix.

— Je vous demande pardon ?

L’homme me désigne la lame de sa rapière, et m’explique :

Va en paix, en pénétrant le siège de l’âme, ces trois mots-là l’aideront à gagner les portes du Ciel sans rancune, libre et légère.

— Délicate attention.

— Bien, cher monsieur, si vous ne pouvez m’indiquer une bonne adresse où délasser la fatigue conséquente au voyage, je vous tends la main.

J’accepte la salutation. L’homme a une bonne poigne.

— Économisez les deniers de votre bourse, monsieur, cette capitale regorge de jolies femmes dont le cœur reste à prendre. L’une d’elles doit vous attendre.

— Heureux augure. Nous verrons bien. Pourquoi pas ?

— Eh bien, au plaisir, monsieur, Paris est grand, mais les bons amis ne cessent de s’y retrouver sans s’être donné rendez-vous. Je me nomme d’Artagnan.

— Enchanté. Fabien Delorme… À bientôt peut-être.

— Oui, à bientôt.

 

J’ai engagé la conversation avec cet inconnu par curiosité et pour répondre à un pressentiment. L’enquêteur, je le répète, doit tendre l’oreille aux révélations intérieures. Je n’ai pas eu affaire à un personnage ordinaire. C’est une évidence. Il ne faut pas juger du bois par l’écorce, nous en parlions, pourtant, certains signes sont éloquents.

Le visage de ce Fabien Delorme, portant à l’oreille une large boucle d’or, au chef un feutre surmonté d’une longue plume de corbeau, me reste en mémoire comme si je venais de le croiser à l’instant… ce regard qui vous sonde le cœur et les reins n’est pas celui d’un innocent de province, Sire. Les horreurs que l’on contemple un jour, on les garde au fond de soi, mais au moindre remous, le limon remonte à la surface brouillant la clarté du miroir. Tant de cadavres pourtant lestés d’une lourde pierre reviennent flotter sur l’onde ! Oui, les yeux de cet homme sont aussi noirs que son habit de velours épais et de cuir souple est des plus sévères. Sa face au teint cuivré, marquée par la petite vérole, sa face inquiétante et virile est pleine de contraste. Les expressions qui l’animent et la transforment, variables et rapides, tantôt fuyantes, tantôt rieuses, révèlent un caractère singulier mêlant la rude franchise à la ruse sournoise, la force et la veulerie.

Oui, cet individu suspect peut se montrer des plus citadins et relativement ouvert en dépit de certaines précautions, mais sous l’étoffe du voyageur bien gardé (par deux lames au moins, la poignée d’une main gauche dépassait au bas du pourpoint), sous le vernis du soldat de fortune revenu à la vie civile, aux bonnes mœurs, je peux apercevoir l’ombre malfaisante d’un assassin attitré.

Que vient-il faire à Paris ? Qui vient-il occire ? Les questions se pressent à nouveau dans ma tête et font rouler quelques nuages ombrageux au bord de l’horizon.

Mais, en l’immédiat, laissons ce visiteur nous tourner le dos, qu’il aille, le pas léger, découvrir les maisons galantes de Paris, qu’il prenne du bon temps, qu’il s’oublie dans le jeu, le vin et la luxure. Ne cherchons pas à en apprendre davantage… Je l’ai dit et cela se vérifiera, ceux qui doivent se rencontrer, ceux qui doivent se retrouver n’ont qu’à se laisser conduire à la croisée des chemins, par la divine providence ou l’impitoyable fatalité.

Quant à nous, Majesté, et si vous le voulez bien, reprenons notre route…

Première manche

Au lieu de piquer droit vers la taverne où le don Juan me donna rendez-vous, je fais un léger détour. Je veux en effet saisir au passage le jeune Bastoche, mon troisième œil, et le garder avec moi jusqu’à la nuit tombée. Je le trouve fort heureusement sans avoir à le chercher longtemps dans l’une des rues du sombre quartier des Halles, occupé à quelques tours de passe-passe. Il est entouré d’une compagnie hétéroclite faite de jongleurs, de chiens errants, de faux infirmes, de boiteux suspects, gens sans aveu, mendiants de profession, marauds oisifs et autres étudiants déserteurs…

Ces derniers se concentrent les bras croisés, murmurant ou parlant fort en regardant devant eux, posée sur une planche, une rangée de gobelets. Sous l’un d’eux se cache une paire d’osselets qu’il faut retrouver en se fiant à son nez plutôt qu’à sa bonne vue, les récipients ayant été intervertis sous les yeux des joueurs avec une rapidité croissante. Un classique de l’attrape-nigaud auquel ne résistent que les plus avertis – ses anciennes victimes ayant autrefois assuré le profit de l’illusionniste.

Bastoche rechigne à l’idée d’abandonner des chalands si bien ferrés, et tous ces subsides à venir. Je lui fais miroiter une bonne pistole tout juste frappée pour encourager son dévouement. Il se range au parti du plus offrant.

En cours de route, je lui fais part de mes mésaventures de la matinée, je le tiens au parfum. Nous approchons de notre destination. Nos chemins doivent se séparer. Je le laisse partir devant moi et franchir la porte le premier. Notre association doit demeurer secrète. Je veux qu’il se faufile librement, qu’il donne l’impression de ne répondre à aucun ordre, qu’on ne puisse le suspecter de ne servir aucun maître.

À l’instant où je vais longer la taverne, une voiture vient se ranger.

C’est celle de ce fat, puissant bourgeois ou fortuné gentilhomme, je l’ignore encore, dévalisé en pleine forêt de Bondy, et dont nous fîmes la connaissance en place de Grève. Les cavaliers de sa garde mettent pied à terre. On va ouvrir la portière, le dos courbé et la main tendue pour accueillir celle de la passagère, cette jeune recluse que je vois maintenant dans la lumière du jour.

Je reste à l’arrêt pour mieux observer cette sortie.

Madame me reconnaît, incline légèrement la tête.

Je ne saurais dire ce qu’expriment son sourire et son regard jetés de haut, d’un sommet inaccessible au commun des mortels, un sommet où l’air doit être mordant et la solitude profonde. À tout dire, les sentiments de cette femme semblent partagés. Le maintien des apparences interdit la sincérité des émotions.

L’époux lui cède le pas.

Quel contraste !

C’est la fraîcheur, la grâce, la jeunesse d’un côté, l’austérité et la suffisance de l’autre. La rose et le chardon. Entre ces deux êtres si différents, vingt ans de séparation creusent un fossé que l’amour partagé ne saurait combler. Pourtant, un invisible trait d’union tient manifestement ce couple en accord : celui du calcul et de l’intérêt.

Le mari étire sa moustache et paraît dans son luxe dénué de fantaisie. Il porte une tenue d’un gris sombre, un petit chapeau serti d’une bande d’argent, des bottes et des gants couleur souris, une épée de parade à la taille.

Il me voit et m’ignore, feinte indifférence.

J’ouvre la porte et je me tiens à l’entrée. J’invite la captive à me précéder. L’autre croit bien évidemment que je vais m’écarter pour lui céder le passage. Erreur. Je lui coupe la route et lui vole son entrée remarquable.

Décidément, ces introductions qui font beaucoup dans la présentation de soi lui échappent sans cesse. C’est à peine si la porte ne lui tombe pas sur le nez, poussée par un violent courant d’air…

La déveine s’acharne aujourd’hui à le tourner en dérision.

La jeune épouse doit même se mettre la main au visage pour cacher sa honte quand notre homme paraît dans la pièce en trébuchant sur ce pied que je mis malicieusement en travers de ses jambes. On manqua d’un cheveu une dégringolade qui eût ligué dans le rire et la moquerie toute la salle contre lui.

Il se rattrape à temps au bras de son épouse. Celle-ci doit non plus le supporter, mais encore le soutenir bien malgré elle, afin d’empêcher que son diable de mari ne l’entraîne dans sa chute.

— Mon ami, vous me faites mal, finit-elle par s’exclamer tant le malheureux s’agrippe la main serrée à ce point d’appui.

Le fâcheux voit rouge. Il me cherche, mais j’ai déjà pris place, je ne suis plus là où il m’attend. Les gardes font leur entrée. Ils obéissent sans un mot à cet ordre silencieux qui leur est donné de la main : celui de fermer les côtés. Revenu de sa désastreuse apparition, la deuxième en moins d’un jour, notre homme au bras de son épouse va prendre le centre et se dirige droit à cette table de jeu où l’on attend sans impatience mais avec confiance tout cet argent frais qu’il voudra bien venir y perdre.

Notre don Juan a investi les lieux de toute sa présence. Ce paladin désargenté semble avoir conquis le monde. Autour de lui, une ronde s’est assemblée. Elle est faite de toutes les couleurs, de tous les rangs, des petits, des grands… une humanité entière s’est formée par juxtaposition. Là encore, le lien fédérateur est évident. Le bon vin réjouit le cœur de l’homme comme il fait les bons amis. Il semble sortir, avec toute une floraison de cochonnailles, d’agneaux à la broche, de poulets farcis, d’une corne d’abondance. Les bouches affamées sont pleines, les tasses ne sont jamais vides. Qui veut boire à la source n’a qu’à y porter son verre, qui veut se repaître la panse n’a qu’à se servir. Tout cela est joyeux et sonore. On dirait une fresque païenne et paillarde peinte dans la journée du pinceau enflammé de maître Rubens.

Au sein de ce fourmillement bigarré comme un habit d’Arlequin, je reconnais notre menteur, ce sieur Poquelin, rebaptisé Molière. Il est accompagné de sa troupe. Je viens me placer entre lui et Fortunio. Le comédien me présente ses compagnons de jeu – de jeu scénique, car en la présente, chacun se contente d’observer : d’ailleurs, le pot des recettes étant vide, nul ne doit songer à miser sur ces deniers empruntés au fonds de commerce –, je fais ainsi la connaissance d’une femme nommée Madeleine Béjart, la douce amie du brillant farceur. La troupe est désormais bien établie, elle a un nom et un beau nom : L’Illustre-Théâtre. Molière en est le fondateur, semble-t-il.

Intrigué par toute cette débauche de bonne heure, et ce foisonnement de bouteilles, j’interroge Fortunio :

— Votre don Juan semble être le maître du jeu. Il a vite fait fortune.

— L’habit ne fait pas le moine, mais il fait beaucoup.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que l’aubergiste s’est laissé séduire par la riche apparence de notre beau cavalier. Tant de rubans, de satins, de plumes et de lumières lui ont fait croire qu’un prince espagnol lui faisait l’insigne honneur de descendre chez lui pour remplir sa bourse et éblouir sa maison.

— J’imagine en effet que tous ces pots, toutes ces cruches, tout ce vin versé, et tous ces animaux abattus furent…

— … Commandés en confiance et à crédit. Cela, l’aubergiste l’ignore. En vérité, les frais s’additionnent, mais les profits ont du mal à s’établir. Depuis notre arrivée, les joueurs se succèdent et se remplacent. Certains ont pris, d’autres ont donné. Les cartes sont sans cesse redistribuées. La roue de la chance est en pleine révolution. Elle ne fait que tourner, de bas en haut et de haut en bas.

— Ainsi…

— Rien n’est joué encore et cette incertitude fait toute la joie de notre aventurier. Tenez, la table se libère et nos participants tant attendus vont pouvoir prendre place.

— Madame, dit don Juan à l’attention de la jeune épouse, en se levant pour elle, je ne saurais condamner ce voleur qui vous arracha ces pendentifs, ces colliers et ces diamants qui devaient orner votre cou, étinceler à vos mains, briller à vos oreilles…

L’époux veut lui couper la parole, mais don Juan lève la main et ordonne qu’on le laisse finir :

— N’en déplaise à votre époux, ces rivales écartées, nous n’en admirons que mieux l’incomparable ouvrage de la nature : la parure de votre visage, la nacre de votre peau, l’éclat de vos yeux.

— Bravo ! Hourra ! s’écrient les admirateurs du généreux risque-tout.

— Il est gris comme un cordelier, me dit Fortunio. Et les autres ne le sont pas moins.

La jeune femme se montre gênée, elle est en vérité conquise.

Son mari ne s’en aperçoit pas. Quoi qu’il en soit, il ne peut laisser dire :

— Gardez vos compliments de galanteux d’opérette, duc des corneilles, chevalier de la griffe, monsieur le gentilhomme de la courte épée !

L’aventurier se moque :

— Duc des corneilles, chevalier de la griffe, gentilhomme de la courte épée… Diable, avec toutes ces références complétant mes autres duchés de contrebande, me voilà désormais aussi titré qu’un conquérant du Nouveau Monde, ou qu’un bâtard au sang bleu.

On rit dans la salle. Don Juan reprend, du même ton :

— Me voilà votre égal, monsieur… monsieur comment, déjà ?

Voyant que l’autre reste silencieux, le brillant moqueur poursuit de plus belle, en prenant l’assistance à témoin :

— Ah ! J’oubliais, vous retenez votre nom de crainte qu’il ne s’échappe et vous revienne en guenilles, par la rue de la honte, roué et battu dans les couplets d’une chanson à boire !

L’offensé appelle sa garde. Mais son épouse lui commande la prudence, en lui murmurant un conseil à l’oreille. Finalement, pour toute réponse, le vieux mari ouvre son manteau, passe la main au côté et laisse tomber une bourse sur la table.

Les rires cessent, les bavardages s’interrompent, le silence s’installe. Ce ne sont pas les menaces dans l’air qui ont imposé le calme, un calme d’avant la tempête, mais le poids de ce sac d’argent. Le riche adversaire le désigne de la main, sans l’ouvrir et demande :

— Avez-vous de quoi suivre ?

Don Juan de Tolède regarde devant lui. Il n’a plus rien, table rase. Il reprend son investissement de départ en enlevant le bijou de son oreille. Il pose la mise devant lui et dit :

— Voici de quoi disputer une première manche.

Le barbon regarde l’objet et n’en croit pas ses yeux.

— Ainsi, après vous être lâchement dérobé, vous confirmez, dit-il. Quelle audace ! Quelle impudence !

Puis désignant la parure comme une chose monstrueuse, il prend son épouse à partie :

— Reconnaissez-vous, madame, cette pièce d’orfèvrerie que l’on vous déroba sur la grand-route ?

— Peut-être, oui, dit simplement l’intéressée.

— Peut-être ? Un cadeau de mariage ! Cet arrogant cavalier se moque de nous !

— Tout beau, monsieur, répond celui-ci, s’il vous rappelle un objet cher à vos yeux, il n’en aura que plus de prix. Battez-vous pour l’avoir…

L’aventurier se ressert à boire, il vide une bouteille qu’il lance derrière lui, sans regarder où elle tombera. Une bonne main la rattrape avant qu’elle n’avertisse l’hôtelier de l’état réel dans lequel se trouve le prodigue aventurier. Celui-ci vide son verre et achève sa phrase :

— … Dans les règles du jeu.

Le barbon prend la salle à témoin, il entend profiter de l’ébriété du séducteur pour prendre sa revanche.

— Me laisser reprendre ce qui m’appartient ? C’est là votre seule offre ? Vous n’avez rien de plus ?

Don Juan de Tolède se lève. Il est chancelant. Il tend sa coupe pour qu’on lui verse à boire. On le sert. De nouveau, il la vide d’un trait. Cette fois, c’est le verre qui est lancé. Et cette fois, personne ne peut le rattraper. Il va se briser au sol.

— Mais non, monsieur, comme je vous le disais, je vais en ce monde les mains libres. Je change de nom, de camp, de femme, et de pays quand il me plaît. Je joue ma vie pour un rien, à la moindre occasion… le matin au réveil, le soir, entre deux verres. Gagner un souvenir, un mot d’amour, ou tout perdre d’un claquement de doigts, c’est là mon plus cher divertissement.

En face, l’autre le regarde avec dégoût.

Mais don Juan en impose. Il poursuit :

— Vous voulez hausser les enchères… Fort bien, je me livre, si vous emportez la partie. Vous pourrez me donner à vos chiens, aux bâtons de vos gens, si le cœur vous en dit. Je fais le serment de n’opposer aucune résistance à la cruauté de vos sévices. Cela vous convient-il ?

— Assurément, répond simplement l’adversaire en invitant l’aventurier à s’asseoir.

Entre-temps, l’hôtelier, alerté par ce bruit de verre brisé, a surgi de sa cuisine. Il a entendu les paroles du don Juan. Paroles inquiétantes pour tous ses admirateurs et pour l’aubergiste en particulier. Il ne comprend que trop bien. On s’est… joué de lui.

Décomposé, il s’approche de l’aventurier et ne demande qu’à être rassuré :

— Mais enfin, monsieur plaisante, je suppose… Je veux dire au sujet de vos agapes, vous seriez prêt à partir sans me dédommager ?

Don Juan de Tolède ne va pas, hélas, lui apporter le réconfort qu’il attend :

— Ah mon ami, je crains qu’il ne faille vous faire payer en musique, si d’aventure la bonne chance me faisait faux bond. On chantera une complainte à mon départ, j’y compte… N’est-ce pas, Fortunio ? Eh oui, il est un temps pour s’enivrer sans songer aux malheurs qui vous attendent et un autre pour tremper son pain dans les larmes.

— Soyez sans crainte, s’exclame le barbon, si ce coquin me revient, l’on verra comme je peux être généreux dans la victoire. J’épongerai ses dettes en vous laissant ce rubis qu’il dépose sur le plateau avec sa petite personne.

— Voilà qui est dit, s’exclame l’aventurier. Allez en paix et rapportez-nous du vin, monsieur l’aubergiste. Quoi qu’il en soit, votre profit est assuré.

La partie commence avec les cartes.

Notre roi de cœur gagne la première tournée.

Le visage du barbon s’assombrit.

Les joues de son épouse se colorent.

La donne a momentanément changé.

Avant d’obtenir la chair et l’âme de ce don Juan, il faut d’abord reprendre la monnaie sonnante que l’on vient de laisser filer dans ce tour d’ouverture. Mon complice Bastoche, à qui rien n’échappe, me fait un signe. Il me désigne l’épouse. Je recule discrètement afin d’élargir mon champ de vision. Et ce que je vois me fait sourire.

En dessous de table, la belle fait du pied au don Juan. Un instant troublé par cette approche souterraine qui vaut presque une déclaration, celui-ci se laisse divertir et perd ses gains qu’il vient juste d’empocher. Tout est remis en jeu. C’est à se demander ce que veut réellement cette séductrice. Déstabiliser le joueur pour mieux le perdre et le punir ? Ou bien le laisser prendre par un mari abusé, afin de le délivrer ensuite, et l’avoir, ne serait-ce qu’une nuit, tout à elle ? Dans quel camp est-elle ? Le sait-elle elle-même ?

Ah, Sire, certaines femmes sont bien doubles et bien changeantes…

— Eh bien, monsieur, finit par dire le don Juan en écartant légèrement sa chaise, puisqu’à tout prendre, à ce jeu-là, le sort peine à trancher, passons à autre chose. Faisons rouler les dés.

— Les dés ! s’offusque son interlocuteur. Je suppose que vous avez pris l’habitude de les lancer sous la tente, entre ribauds et violeurs de femmes, pour remettre en jeu le sac de la veille. Cependant, regardez-moi, ai-je le profil d’un lansquenet ?

— Vous jouez petit et avec des gants. J’insiste. Au jugement de Dieu.

— Laissez Dieu à sa place : loin d’ici.

— Eh bien… Cette bourse contre ma peau. Sur un seul tour. Voyons si vous avez de l’estomac.

Le barbon veut trouver une belle manière de s’esquiver, mais son épouse lui fait les yeux doux. Relevez le gant, imposez-vous, semble dire ce regard. Le chantage est imparable.

— Soit. Pourquoi pas. Après tout… une fois n’est pas coutume.

On apporte une paire de dés, on vérifie leur authenticité.

Le barbon commence. Il fait un double cinq.

Don Juan est perdant. Il n’a fait que huit.

Dans la salle, c’est l’abattement. On ne veut pas y croire.

— Tenez, aubergiste, dit le vainqueur en remettant la bague qu’il avait promise. Payez-vous, monsieur, dit-il à son prisonnier, si vous voulez bien me suivre.

— Je vous la rachète, dit une voix venue de l’arrière.

Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
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