Les tourments du roi
Le cœur du jeune roi Louis XIV est en proie à la contradiction. L’impatience est là, l’attente fébrile : qu’adviendra-t-il de son héros don Juan de Tolède ? Va-t-il achever son existence si tumultueuse sur ce qui ressemble au berceau de ses origines ? Le nomade Abel périra-t-il une nouvelle fois sous le couteau du terrien, le jaloux Caïn ?
Ce colosse digne de Michel-Ange doit-il terminer son voyage dans le sang et les larmes ? Sa figure inoubliable prendra-t-elle place dans la pierre, sur un portail illustrant quelques hauts faits de l’Ancien Testament ? Ou bien don Juan de Tolède pourra-t-il être sauvé et paraître plus haut, aux pieds de la nouvelle Jérusalem ?
Le roi, oui, est impatient de le savoir.
Pourtant, il aimerait retarder l’échéance.
Par crainte, tout d’abord, de voir tomber son héros, son sauveur, son dieu. Car ce don Juan de Tolède est venu à son secours, il lui a fait oublier les orages de la Fronde, les déchirures du royaume, la perfidie des Grands, la disgrâce dans laquelle il est tenu, en exil, dans un bastion retranché. Il lui a fait oublier toutes ses peines sans rien lui cacher des réalités qu’il faudra affronter bientôt, des luttes qu’il devra poursuivre dans l’espoir de les conclure par la force et par la ruse. Oui, cet aventurier au front d’airain, amant de l’amour, est devenu son modèle.
Louis XIV voudra lui ressembler, l’égaler, à sa manière.
L’enfant est debout, face à la fenêtre, seul. Le jour se lève. Il sait déjà quel avenir l’attend. Libre, il ne le sera jamais. Cela, il vient de le comprendre, vivement, cruellement. Ce cavalier, cet aventurier, lui offre un modèle, oui, mais un modèle inaccessible. « Mon château sera ma prison. Mais si je ne puis courir les chemins là où bon me semble, ne dépendre de personne, eh bien, au moins, je serai le maître, un maître indiscuté. Et mes ennemis connaîtront un sort pareil au mien. Ils n’auront pas plus que moi le plaisir de jouir de ce que la destinée me refuse. »
Nous disions que le roi aimerait retarder l’échéance. La fin de cette histoire, c’est en effet la fin d’un rêve. Le retour au monde. Et puis, la fin de cette histoire, c’est aussi le départ de d’Artagnan, du moins de cette chambre.
Sa mère, la reine, le lui a bien dit, l’autre soir.
— Louis, le chevalier d’Artagnan ne peut toujours rester enfermé dans cette pièce, près de vous. Quand il terminera son récit, il continuera de veiller sur vous, mais vous comprendrez, mon fils, que le cardinal a prévu de l’employer à d’autres tâches. C’est un précieux serviteur et les amis fidèles sont rares.
Le roi reste dans ses pensées :
« Partager quelques instants de sa vie fut si passionnant ! Un mousquetaire… et quel mousquetaire ! Non pas seulement le mousquetaire du roi mais le roi des mousquetaires !
Mais le voici justement, qui entre, le chapeau à la main, soigneusement vêtu, mais sans effet de mode, sobrement, comme à l’accoutumée, le visage ouvert et l’œil plissé. »
— Installez-vous, chevalier, je ne demande qu’à vous entendre.