Un inconnu favorise la victoire

D’Artagnan songe à écourter ce récit, pour revenir au plus tôt aux intrigues politiques touchant aux affaires du royaume, mais le roi Louis XIV ne l’entend pas de cette oreille. Il est formel : il veut la suite. Il veut tout savoir. L’essentiel et le reste.

Il veut prendre place au sein de ce cercle d’amis, et retarder le plus longtemps l’heure de la séparation, quand chacun devra reprendre sa route.

Laissons donc la parole à Hercule, cette parole commune que le chevalier d’Artagnan fait revivre avec fidélité.

 

« Diego revient victorieux.

Il est vivant et l’autre est tombé, foudroyé.

Pourtant, les choses ne se sont pas déroulées simplement.

Au mépris des règles, l’adversaire de Diego ne vint pas seul, comme convenu, pour le rendez-vous des hommes, mais avec trois compagnons, dissimulés dans l’ombre, une ombre noire et profonde dont ils ne sortirent qu’au dernier instant, celui du face-à-face, pour encercler l’innocent, fermer sa retraite. Diego aurait dû mourir, en pliant sous le poids du nombre. Mais la Providence lui envoya un allié. Voyant cette jeune proie prise à l’étroit entre quatre lames tournées contre lui, un témoin lointain s’approcha de la scène du crime. Il se rangea aux côtés du faible et lui offrit le précieux soutien de sa lourde slavonne. Une longue rapière d’homme de guerre qui ne tarda pas à se couvrir de sang, à déchirer les pourpoints.

Quand Diego eut vaincu son adversaire, son partenaire avait achevé déjà le reste de la besogne. Deux hommes étaient morts de sa main, et le troisième avait fui.

— Comment vous remercier, monsieur ?

— J’étais assis à la table voisine de ces traîtres, avant votre arrivée. Je buvais mon vin, quand ils arrangeaient leurs plans, à haute voix. Sans honte, sans pudeur. J’ai patiemment attendu de voir qui allait tomber dans leurs filets. Je juge un homme à son visage autant qu’à ses actes. Vous n’avez pas vingt ans, et vous n’avez pas tremblé ni crié en constatant la perfidie de votre ennemi. J’ai aimé cela. Adieu.

 

Quand Diego veut demander le nom de ce combattant, lui serrer la main, celui-ci est déjà loin.

La fête est finie

Le duelliste victorieux rentre chez lui, pour n’y plus revenir, pour chercher l’élue de son cœur, celle qui partagera ses jours et ses nuits, mais la fête est finie. On ne rit plus, on ne danse plus, la musique a fait place au silence.

Les invités sont partis. La place est déserte. Des cierges brillent dans la nuit, les lanternes sont éteintes, les feux de joie ne sont plus que fumée. Les vapeurs de l’encens embrument l’atmosphère.

La mère de Diego se jette dans les bras de son fils.

Elle lui explique ce qu’elle sait.

Cette femme, Gabriela, a tué don Ruis, elle l’a empoisonné.

Diego refuse d’y croire. C’est impossible.

Mon père est mort et elle l’a tué.

Pour la mère de Diego, c’est le moment de parler.

Elle imagine pouvoir apaiser un peu la douleur de son fils en lui avouant la vérité.

— Don Ruis n’était pas ton père. Ton père s’appelait Philippe.

Philippe… Diego a bien entendu parler de cet homme, cet ami de don Ruis mort au Nouveau Monde. La mère de Diego ignore ce qui s’est passé là-bas. Elle ne sait pas qu’elle a épousé l’assassin de son promis. Elle ne peut donc l’apprendre à son fils.

Diego croit sentir la Terre s’ouvrir sous ses pieds.

Ses certitudes basculent, ses rêves s’évanouissent. La nuit est partout.

— Mais pourquoi cette femme l’aurait-elle tué ?

— Me voilà vengée, a-t-elle simplement dit quand elle est passée devant moi, captive, entre des hommes en armes, pour être conduite en prison.

— Se venger ? Mais de quoi ? De quel affront, de quel mal ?

— Je l’ignore.

Tu m’aideras

Pour l’heure, Diego n’en apprendra pas davantage.

Il demande à rester seul.

Sa mère le quitte.

Peu après, Francisco apparaît.

Il sait beaucoup de choses, maintenant.

Car il a reçu la confession entière du mourant.

Don Ruis lui a raconté toute l’histoire, il a reconnu tous ses crimes. Francisco sait également de qui Diego est le fils. Il sait que don Ruis a été puni par la main de la justice. Une si belle main, si blanche et si froide.

— Je ne veux pas croire, dit Diego à son meilleur ami, que cette femme, que Gabriela soit coupable !

Au lieu de rompre le secret de la confession, comme il devrait le faire s’il écoutait sa conscience, Francisco se refuse à soulager son ami. Il garde le silence, il retient son secret. Il ment.

— Elle est pourtant vouée au diable, dit-il. Elle a assumé son acte. C’est une sorcière et je crois qu’elle t’a envoûté. Elle sera châtiée pour son meurtre. Les juges la mèneront à l’échafaud, j’y veillerai personnellement.

— Non ! dit Diego avec rage. Non, je dois la délivrer, je l’aime, qu’importe l’accusation. Moi aussi je viens de tuer !

— Mais elle a empoisonné ton père !

— Don Ruis m’a élevé, mais il n’était pas mon père.

Francisco dissimule au mieux son trouble. Diego n’est pas censé savoir.

— J’ignore de quoi tu parles, mais quoi qu’il en soit, regarde-toi, la passion te fait perdre la raison.

— Tu m’aideras. Tu m’aideras à la sortir de là. Puisque tu es prêtre, tu peux entendre la prisonnière en confession. Aide-nous, tu es mon ami. J’ai un plan. Il peut réussir. Il suffira de convaincre Gabriela de se faire passer pour morte. Tu diras à ses geôliers que tu la trouvas sans vie, en entrant dans sa cellule. Qu’elle venait de s’étrangler… pour échapper aux supplices des flammes. Puisque tu portes la croix, tu pourras demander à la conduire toi-même sur un brasier de fortune, pour brûler sa chair.

Diego tente par tous moyens de convaincre son ami.

Francisco, de son côté, raisonne et détruit par la logique l’argumentation de son interlocuteur.

Mais Diego ne veut rien entendre.

Il est décidé à tout essayer.

Francisco finit par se laisser convaincre. Par amitié, il agira contre son devoir, il se fera complice d’un désespéré.

— Attends-moi demain, au cimetière, je serai là et la morte reprendra vie. Il faudra fuir, et ne jamais revenir.

— De toute façon, j’y étais préparé. Celui que j’ai vaincu en duel s’est présenté avant de mourir. Il s’agit d’un Grand. Des témoins, ce matin, m’ont entendu, sur le port, le défier en combat singulier. Mon nom est celui d’un conquistador, d’un aventurier qui se fit marchand, vendeur d’épices et de draps flamands. Je ne suis rien dans la balance, la famille de mon adversaire exigera ma tête, et personne ne refusera de la leur donner. Ici, mon avenir s’arrête devant la hache du bourreau. C’est ailleurs que je dois faire mes preuves.

Diego peut s’en aller.

Il s’imagine qu’un nouveau miracle va se produire, que son amour sera plus fort que tout.

Le lendemain, il vient au rendez-vous.

Mais ce n’est pas Francisco qui vient le rejoindre avec sa bien-aimée.

Ces hommes qui l’encerclent, ce sont des gardes civils venus l’arrêter.

Francisco l’a trahi.

Loin de lui venir en aide, il l’a dénoncé.

Pourquoi ? Diego n’oppose aucune résistance. Ce jeune homme que les gardes conduisent entre quatre murs n’est plus qu’un spectre, un être brisé autour de qui tout s’est effondré en moins d’un jour.

Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
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