Tron, vêtu de sa veste d’intérieur en velours rouge, fermée par un cordon, laissa tomber sur ses genoux le manuscrit qu’il était en train de lire et jeta un regard attendri vers le poêle en faïence blanc dans un coin du salon. Qu’il faisait bon dans le palais Balbi-Valier ! Ensuite, il jeta un regard tout aussi attendri à la princesse, assise dans sa méridienne de l’autre côté de la petite table basse, en train de lire ses dossiers. Elle se livrait à cette activité tous les soirs après dîner, pendant qu’il étudiait les manuscrits pour le prochain numéro de l’Emporio della poesia. Au fond, pensa-t-il, ils menaient désormais une vie de vieux couple. Ils avaient leurs rituels, leurs habitudes, leurs susceptibilités et leurs petites disputes. Ils s’étaient faits à l’idée que sa mère désapprouvait leurs fiançailles interminables. Et par chance, la princesse n’avait pas de parents. Eux aussi les auraient certainement poussés au mariage.
Pas de parents ? Enfin, pas tout à fait. Il y avait tout de même ce… Non ! Stop ! Tron était résolu à faire preuve de force de caractère et à ne plus accorder au neveu de la princesse une seule pensée de toute la soirée. Un neveu que la comtesse avait malgré tout qualifié de beau et intelligent. Ce qui était probablement très exagéré. Ou bien se pouvait-il que ce verdict reflétât la vérité ? Devrait-il peut-être prier Maria de lui montrer un portrait du jeune homme ? De cette manière, il saurait au moins s’il était vraiment… Bon sang ! Pourquoi ne réussissait-il pas à se sortir de l’esprit ce neveu beau et intelligent ?
La princesse portait sa confortable robe d’intérieur en cachemire noir. Elle avait fixé un lorgnon sur son nez et tenait dans la main droite un crayon rouge avec lequel elle notait de temps à autre une remarque dans la marge. Comme d’habitude après le dîner, elle se rattrapait sur le café et les cigarettes tandis que lui piochait des fruits candis dans une coupelle en argent. Tron poussa un profond soupir. Puis il fourra une cerise enrobée de sucre dans sa bouche et se replongea dans la lecture du manuscrit. Par bonheur, il avait toujours eu une grande capacité de concentration.
L’histoire que lui avait adressée un certain Arrigo Boito de Milan était captivante et bien écrite, quoique truffée d’expressions dialectales. C’était la dernière mode chez les auteurs piémontais. Ils s’appelaient les Scapagliati – les Débauchés. Pour eux, Manzoni était bon à mettre au rancart. Incroyable ! Tron secoua la tête. Manifestement, il n’était plus dans le coup. Savait-il au juste ce que la fougueuse jeunesse d’aujourd’hui lisait ? Ce que lisait par exemple ce… Non ! Tron s’était promis de ne plus penser au neveu de la princesse. Et surtout à ce nom ridicule ! Julien Sorelli ! N’était-ce pas à se tordre de rire ? Pourquoi pas simplement Giuliano ? Il se serait fait couper la langue plutôt que d’interroger Maria à son sujet.
À propos, avait-il déjà pris contact avec elle ? Tron leva les yeux de son manuscrit, bâilla et demanda sur un ton anodin :
— Ton neveu a-t-il donné signe de vie ? Ce jeune homme au prénom français. La comtesse m’a appris qu’il était arrivé dimanche soir.
À son tour, la princesse leva les yeux de ses papiers.
— Il s’appelle Julien Sorelli et il est arrivé par le train de Milan. En passant par Vérone.
Tron bâilla de nouveau.
— Tu ne m’as jamais dit que tu avais un neveu.
— Il n’y avait aucune raison. Nous ne nous sommes vus qu’une seule fois. C’était à Paris, il y a au moins dix ans. Je m’en souvenais à peine.
— Et cette correspondance ?
— Pardon ? Quelle correspondance ?
Et voilà ! Prise en flagrant délit.
— La comtesse m’a rapporté que des lettres circulaient entre Paris et Venise. Et qu’elles contenaient des photographies.
La princesse observa son fiancé d’un air amusé.
— T’a-t-elle raconté cela sur un certain ton ?
Oui, en effet. Cependant, Tron secoua la tête.
— Si c’est le cas, cela m’a échappé.
— Alors, tu n’as pas compris le sens profond du message.
— Quel message ?
La princesse lui jeta un œil empli de pitié.
— Tu connais ta mère, quand même ! Elle désire te voir marié.
— Je ne te suis pas tout à fait…
— C’est pourtant très simple, Alvise. Elle pense que, si tu es jaloux, tu te résoudras enfin à me demander ma main.
— Comment ? Pour éviter qu’un autre prenne ma place ? Me vole ma proie ?
Il rit.
— C’est absurde ! Quand comptes-tu le rencontrer ?
— Julien m’a envoyé un billet du palais Cavalli hier, répondit la princesse en tendant la main vers l’étui à cigarettes où elle rangeait ses Maria Mancini. De toute évidence, le comte de Chambord l’a surchargé de travail dès son arrivée. Mais il espère trouver bientôt un moment pour une première visite.
— Que tu attends avec impatience, je suppose.
— Que j’attends avec un certain intérêt, confirma la princesse. N’oublie pas que Julien est le secrétaire du comte de Chambord !
— Depuis quand t’intéresses-tu au comte de Chambord ?
Maria alluma une cigarette, inhala profondément et expira au-dessus de la table un anneau de fumée parfait.
— Je ne fais pas partie de ceux qui l’ont déjà enterré, reprit-elle. Napoléon III ne jouit pas d’une position aussi stable que beaucoup le pensent. Si sa chute n’était pas suivie par le retour de la République, le comte de Chambord pourrait être l’homme de la situation. Et si Julien était toujours son secrétaire à ce moment-là, mes affaires ne s’en porteraient pas plus mal.
Elle adressa à son fiancé un regard de désapprobation.
— Quant à toi, cela ne te ferait pas de mal de penser à un autre sujet. Tu ne croules pas sous le travail, me semble-t-il, depuis quelques jours.
Il sourit.
— Si l’on fait abstraction d’une tentative de meurtre hier, il ne s’est pas passé grand-chose au commissariat, en effet.
Elle fronça les sourcils.
— Une tentative de meurtre ? Qu’est-il arrivé ?
Ah ! il jouissait enfin de son attention.
— Hier, devant le Quadri, un Autrichien a agressé un habitant de Cannaregio qui arborait une cocarde tricolore à la boutonnière. On les a arrêtés tous les deux. Une fois au poste de garde, l’Autrichien a tenté de tuer l’autre.
Tron engloutit un morceau d’ananas.
— Je l’ai désarmé, poursuivit-il, la bouche pleine, et par la même occasion, je lui ai donné un coup de pied sur le nez. Cet olibrius prétendait être officier ! Le pire, c’est qu’il ne mentait pas.
La princesse ne put s’empêcher de rire.
— L’incident ne doit pas être du goût de Spaur ! Cela a-t-il des conséquences pour toi ?
— Je ne crois pas. L’Autrichien était soûl. Le seul problème, c’est que l’affaire a un relent politique.
— Un officier de Sa Majesté frappé par un policier de Venise ?
Tron hocha la tête.
— Cette histoire pourrait jeter une lumière défavorable sur la garde civile.
— Tu penses à cette remise de prix ?
— Comment es-tu au courant ?
— Par un article dans la Gazzetta di Venezia.
Le commissaire ne lisait presque jamais ce journal depuis qu’on ne le trouvait plus au Florian.
— Et que disait-il ?
La princesse réfléchit un instant.
— Que Graz, Salzbourg et Trieste sont vos concurrents les plus sérieux.
— C’est exact. Nous pouvons encore nous permettre un meurtre. À deux, nous serions contraints de partager la première place avec Graz. Spaur espère se voir invité à la Hofburg si Venise reste en tête.
— Ce pour quoi sa jeune et énergique épouse serait prête à tout, supposa Maria. Je me trompe ?
Tron ne pouvait que lui donner raison.
— Tu vois juste. Et énergique est le mot ! Elle est capable d’accuser le baron de tous les meurtres, comme s’il les avait commis en personne.
— Après quoi, le baron t’accusera à son tour comme si c’était toi qui les avais commis.
— C’est à craindre, hélas, acquiesça le commissaire. Il ne reste donc plus qu’à espérer que…
À cet instant, la porte du salon s’ouvrit. Moussada ou Massouda, l’un des serviteurs éthiopiens que Tron confondait toujours, s’avança sur le seuil. Derrière lui se tenait le sergent Caruso. Celui-ci s’approcha, et, malgré la faible lumière des chandelles, le commissaire remarqua qu’il était livide. Il salua son supérieur et s’inclina devant la princesse. Puis il dit :
— Nous avons un cadavre sur le môle. Dans une gondole.
Tron n’avait pas besoin de demander s’il s’agissait d’un accident. Dans ce cas, le sergent ne l’aurait pas dérangé à une heure aussi tardive. Il posa donc son manuscrit et se leva.
— Que s’est-il passé ?
— Un gondolier a découvert sous son felze le corps d’une femme, expliqua le policier. Elle était montée à bord devant la locanda Zanetto en compagnie d’un homme qui est descendu au Rialto. Quand ils sont arrivés à la Piazzetta, elle était morte.
— Suicide ?
— Impossible.
— Donc, l’homme l’a tuée ?
Le sergent hocha la tête.
— On dirait bien.
Il haussa les épaules et ajouta d’une voix bizarrement éteinte :
— Ce n’est pas beau à voir, commissaire, je vous préviens. L’inspecteur Bossi est déjà sur place.