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Il alla à la fenêtre, écarta légèrement le rideau et suivit du regard le commissaire qui traversa le jardin et prit à droite, en direction du campo San Vidal. Alors il revint vers son fauteuil et s’y laissa tomber avec un profond soupir. On ne pouvait vraiment pas dire qu’il fût satisfait du tour de leur conversation. Le commissaire n’avait fait aucun commentaire, mais il était clair qu’il n’avait pas cru un mot de ses allégations. Le destin de la France, les agents de Napoléon, on se serait cru dans un roman d’Alexandre Dumas ! Sur le coup pourtant, il n’avait rien trouvé de plus convaincant. Et il aurait été absurde de nier son escapade de la veille. Il ne se rappelait certes pas avoir aperçu le commandant de police sur la place Saint-Marc et avoir fait semblant de ne pas le voir, mais, au point où il en était, cela n’avait plus aucune espèce d’importance.

En tout état de cause, il pouvait s’estimer heureux d’avoir repéré à temps l’homme qui le suivait. Au fil des années, constata-t-il, on développait un étrange sixième sens qui permettait de savoir si la voie était libre ou non. C’était sur la place Saint-Marc qu’il avait deviné sa présence dans son dos, ce qui, au fond, était absurde, puisque, malgré le mauvais temps, il y régnait une surprenante animation. Une fois dans la Frezzeria, derrière la tour de l’Horloge, il avait su qu’on le filait, comme s’il avait eu un troisième œil derrière la tête. À partir de là, il n’avait eu aucun mal à le semer, d’autant qu’il connaissait désormais fort bien les établissements de la vie nocturne. Le Della Guerra n’était pas sa destination initiale, mais il n’était pas très éloigné et il offrait l’avantage de posséder plusieurs issues. Lorsque son poursuivant, qui portait lui aussi un loup, s’était installé au comptoir, il lui avait suffi d’attendre une occasion propice pour tirer sa révérence. Elle n’avait pas tardé à se présenter : un groupe d’artisans s’était bientôt glissé entre eux.

Par malchance, cet incident avait étouffé la fougue avec laquelle il s’était mis en route. Après être sorti par la cuisine et avoir récupéré son manteau au vestiaire, il avait déambulé dans la ville sans entrain et était rentré au palais Cavalli au bout d’une heure, déçu et torturé par de sombres prémonitions. De ce fait, il n’avait pas été surpris qu’on lui annonce la visite du commissaire. Il craignait de longue date l’heure où la vérité éclaterait au grand jour. Maintenant, il entendait distinctement le tic-tac de l’horloge et le grésillement de la mèche.

Il était incontestable que sa situation devenait très précaire. Peut-être ferait-il bien de s’éloigner quelques mois, le temps qu’on l’oublie. Bien entendu, cette décision restreindrait de manière considérable sa marge de manœuvre. Aucune ville n’était plus propice au plaisir que Venise, surtout en période de carnaval, quand la moitié des gens portait un masque, avait un accent étranger et réclamait aussi la satisfaction de caprices peu ordinaires en échange d’un petit supplément. Pour sa part, il avait renoncé depuis longtemps à l’espoir de changer quoi que ce fût à ses insolites désirs.

Il se releva et s’approcha à nouveau de la fenêtre. Sans doute, pensa-t-il, le commissaire allait-il de ce pas mettre le commandant de police au courant de leur entretien. Ce Spaur ouvrirait-il alors une enquête contre lui ? En avait-il d’ailleurs le droit sans avertir au préalable le commandant de place ? Lequel devrait instruire le quartier général à Vérone, qui serait à son tour obligé d’informer le Ballhausplatz pour lui demander des instructions. Non, cette procédure paraissait fort improbable. En outre, il avait déjà reçu le baron et sa jeune épouse – une ancienne soubrette, à ce qu’on disait – au palais Cavalli. À cette occasion, le gros Autrichien avait laissé entendre combien une nouvelle invitation dans la demeure du futur roi de France l’honorerait. Il était donc vraisemblable qu’il fermerait les yeux et lui adresserait tout au plus un signal discret. Depuis toujours, le comte de Chambord se flattait d’avoir une excellente connaissance de la nature humaine, et compte tenu du comportement primitif de ce brave homme, il avait lu dans son esprit comme à livre ouvert.

 

— Cet individu, s’exclama Spaur une demi-heure plus tard en adressant un regard énergique à Tron et Bossi installés en face de lui, cet individu s’imagine peut-être que son rang va m’intimider et que je vais fermer les yeux !

Le commandant de police émit un rire méprisant et plongea la main dans une boîte de confiseries de chez Demel.

— Que je rêve d’une nouvelle invitation au palais Cavalli au point d’oublier mes devoirs !

Il déballa une praline aux amandes et fixa le commissaire.

— Vous êtes sûr qu’il a quelque chose à cacher ?

— Son alibi ne tient pas, répondit Tron. À ce qu’il prétend, il aurait eu un rendez-vous où il était question du destin de la France. Avec quelqu’un dont il ne pouvait pas me dire le nom.

— Il a raconté des histoires ?

— Raconté des histoires et cherché des faux-fuyants.

Spaur se cala dans son fauteuil d’un air satisfait.

— Donc, nous tenons notre homme ! C’est bien ce que vous voulez dire, commissaire ?

— Pas tout à fait.

— Comment cela, pas tout à fait ? Les éléments rassemblés suffisent pour que nous confiions l’affaire à la police militaire, non ?

— L’inspecteur Bossi ne l’a pas vu à proprement parler.

Le commandant de police tourna les yeux vers Bossi.

— Qu’est-ce que cela signifie, inspecteur ?

— Que je ne l’ai vu que masqué. Le comte portait un loup. En théorie, il aurait pu s’agir d’un autre.

— Dans ces circonstances, enchaîna le commissaire, notre seul début de preuve est qu’il n’a pas pu fournir d’alibi et qu’il a de toute évidence quelque chose à cacher.

Le commandant fourra une truffe dans sa bouche et réfléchit.

— Peut-être a-t-il simplement une maîtresse, dit-il pour finir.

Tron secoua la tête.

— Non, il y aurait fait allusion. Cela n’aurait choqué personne et il pouvait compter sur notre discrétion.

— Donc, il a bel et bien quelque chose à cacher, conclut Spaur.

— Que suggérez-vous, baron ?

— Je vous suggère d’écrire aujourd’hui même un rapport dans lequel vous ferez allusion à la dimension internationale de l’affaire et vous demanderez si la garde civile est vraiment compétente en l’espèce.

— En d’autres termes, la Kommandantur prendra les choses en main ?

Le commandant de police acquiesça.

— Toggenburg ne sera pas ravi des conséquences positives de ce changement sur les statistiques de la police. Mais il n’aura pas le choix.