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Avant que les laquais servent le dessert, il avait envisagé de quitter la table sans attendre la fin du repas. Mais vu qu’il l’avait déjà fait la veille, en prétextant un mal de ventre, il craignait qu’à recommencer on ne lui pose d’inévitables questions, même si, au fond, personne ne s’intéressait vraiment à sa santé. Comme d’habitude, la conversation pendant le dîner s’était révélée très ennuyeuse. On avait évoqué les dernières nouvelles de Maximilien au Mexique (de plus en plus alarmantes), effleuré brièvement la situation en France (stable), puis, comme tous les soirs, on s’était embourbé dans un échange de banalités. Une fois de plus, il avait senti la vapeur monter en lui comme dans une chaudière sur le point d’exploser. Rien d’étonnant, pensa-t-il, qu’il éprouve de plus en plus souvent le besoin de se soulager après cette torture quotidienne. La veille, il n’avait pas réussi à tenir jusqu’au bout, ce qui – rétrospectivement – avait constitué une erreur lourde de conséquence. Mais cela, il ne pouvait pas le savoir d’avance.

Quand on servit enfin le dessert, un parfait aux fraises à la chantilly, il préféra par précaution garder les yeux baissés sur sa cuillère pour ne pas avoir à supporter les visages en face de lui. Pourtant, le parfait aux fraises n’offrait pas non plus un aspect très agréable ; quoi qu’il y fasse, les fruits écrasés lui rappelaient des entrailles sanglantes. Il n’avait jamais compris comment certaines personnes pouvaient associer cette masse rouge et gluante à l’idée de fraîcheur estivale. Il se contenta donc d’enfoncer de temps à autre sa cuillère dans la purée sanguinolente et de la porter à ses lèvres rien que pour la forme, en s’efforçant de ne pas fixer sans cesse la pendule posée sur la cheminée.

Il était près de huit heures quand il ferma derrière lui la porte de sa chambre. Il alluma la lampe à pétrole sur la table de chevet et tourna la clé dans la serrure. Il était peu probable qu’on vînt encore le déranger à cette heure, mais il ne voulait courir aucun risque. Ensuite, il s’approcha de l’étagère et ôta une demi-douzaine de livres sur la planche du haut pour accéder à une cassette en bois dissimulée derrière les ouvrages. Il souleva le couvercle, sortit un livre caché par deux loups, un rouge et un noir, et s’assit à son secrétaire. Après avoir vérifié une nouvelle fois qu’il n’entendait aucun bruit dans le couloir, il ouvrit le volume pour en lire les vingt dernières pages. Il s’agissait d’un roman qui aurait jeté une lumière douteuse sur sa moralité si on l’avait aperçu entre ses mains. Compte tenu de sa position, il ne pouvait pas se permettre la moindre ambiguïté.

Cependant, cette histoire, quoique d’un vice scandaleux, était loin d’offrir autant de scènes scabreuses qu’il l’avait espéré. Il n’y avait rien d’étonnant que les personnages principaux connaissent, comme il le découvrait à présent, une fin malheureuse. La dernière phrase, celle sur la croix d’honneur, formait une jolie pointe, mais était-il bien nécessaire d’envoyer la petite Berthe travailler dans une filature de coton ? Et les larmes qui lui coulaient sur les joues pendant la lecture étaient-elles bien nécessaires, elles aussi ? Il prit son mouchoir, s’essuya les yeux et médita sur le cœur de fleur bleue qui se cachait derrière sa façade parfois revêche.

Quand neuf heures sonnèrent au clocher voisin, il referma l’ouvrage, se leva et s’avança vers la fenêtre entrouverte. Il ne pleuvait plus, mais l’air était encore humide et brumeux. Le cri prolongé d’un gondolier monta du Grand Canal, faible et étouffé, comme à travers une couche d’ouate. Si la fameuse nebbia1 sévissait toujours le lendemain matin, on serait sans doute obligé d’interrompre le transport par bateau et peut-être même le chemin de fer. En revanche, il était peu probable que le brouillard freinât l’ardeur carnavalesque des autochtones ou des étrangers. Le masque d’air opaque favoriserait plutôt les intérêts des noctambules et donnerait un élan supplémentaire à leurs débordements. Il revint vers son secrétaire, posa le roman au fond de la cassette et remit celle-ci à sa place. Puis il constata avec un froncement de sourcils que, sans le vouloir, il avait omis de ranger les deux loups, ce qui ne pouvait signifier qu’une chose.

À l’origine, il n’avait pas eu l’intention de sortir ce soir-là. Mais, d’un autre côté, il demeurait incontestable que certains actes étaient plus faciles à commettre sous le voile magique du brouillard que dans l’éclat d’une nuit sans nuages. Compte tenu de cette évidence, pensa-t-il encore, il serait stupide de se tourner les pouces et de pleurer sur le destin de la petite Berthe jusqu’au moment de s’endormir. Alors, sans plus réfléchir, il enfila sa redingote, s’avança de nouveau vers son secrétaire, hésita quelques secondes et, pour finir, se décida en faveur du loup noir. Après l’avoir glissé dans sa poche, il rangea l’autre au fond d’un tiroir, prit sa lanterne sourde dans le placard et éteignit la lampe à pétrole sur sa table de chevet.

Il ne s’attendait pas à rencontrer quiconque sur le palier ou dans la cage d’escalier. Au palais Cavalli, on se retirait dans ses appartements de bonne heure et on se couchait tôt. Arrivé au rez-de-chaussée, il emprunta la porte de derrière et la referma sans bruit. Ensuite, il traversa le jardin qu’il connaissait maintenant par cœur, ouvrit la petite porte et sortit dans la ruelle. Dès qu’il respira l’air vif de la nuit vaporeuse, une vague de bien-être l’envahit. En même temps, il se sentit fort, invincible et plus intrépide que jamais.

 

L’inspecteur Bossi, les mains enfouies dans les poches de son manteau marron foncé à cause du froid humide, se tenait le dos appuyé contre le pignon de l’église San Vidal et scrutait le brouillard avec attention. Le mur d’enceinte du palais Cavalli formait un écran sombre à environ vingt pas. C’était trop loin pour lui permettre de distinguer quoi que ce soit, mais la porte recouverte d’une tôle en fer ne manquerait pas de l’alerter si elle venait à s’ouvrir.

Il guettait donc dans la brume le comte de Chambord, fils posthume du duc de Berry, petit-fils de Charles X et peut-être – qui pouvait l’exclure ? – futur roi de France. Le rang du suspect ne l’impressionnait toutefois pas le moins du monde, au contraire. Il trouvait que cette circonstance conférait à l’affaire un attrait qu’elle n’aurait pas eu s’il s’était agi d’un tournebroche ou d’un brasseur.

Les rafales glaciales provenant du campo Santo Stefano imprimaient un léger mouvement à la nappe de brume sous ses yeux. Il sortit la main droite de sa poche et releva le col de son manteau. Il était arrivé peu après sept heures. S’il jouait de malchance, il devrait encore rester un bon moment dans le froid avant de voir surgir le comte. Ou pire, ce soir-là, le futur roi de France resterait bien au chaud dans son lit. Bossi s’était promis d’attendre jusqu’à minuit, s’il n’avait pas gelé avant.

Neuf heures venaient de sonner quand il entendit un grincement du côté du mur d’enceinte. Aussitôt, par réflexe, il retint son souffle. Alors il constata à sa grande surprise que le début de l’opération se révélait plus simple qu’il ne l’avait imaginé. Il avait du mal à le croire ; pourtant, c’était vrai : le comte de Chambord portait une lanterne sourde. Il resta quelques secondes devant la petite porte et tourna plusieurs fois la tête à droite et à gauche, comme une bête fauve qui prend le vent. Puis il se dirigea vers le campo Santo Stefano. Une fois au milieu de la place, il tourna pour prendre la calle dello Spezier.

L’inspecteur n’eut aucun mal à suivre la lueur de la lanterne sourde à une distance prudente. Comme il portait des chaussures aux semelles souples, ses pas demeuraient inaudibles. En outre, le comte croyait manifestement pouvoir sortir en toute sécurité ; il ne se retourna pas une seule fois. En arrivant sur la place Saint-Marc, Bossi dut se rapprocher de lui car, en dépit du mauvais temps, l’endroit était très animé, et le comte de Chambord n’était pas le seul équipé d’une lanterne. Il s’engagea dans le passage sous la tour de l’Horloge, remonta la Frezzeria et, quelques minutes plus tard, atteignit le campo della Guerra. Là, il s’arrêta, posa sa lanterne et, autant que l’inspecteur put voir, sortit de la poche de son manteau un loup dont il se recouvrit le visage. Il se remit en marche et s’arrêta bientôt devant l’entrée d’un bâtiment, éclairée par deux lampes à pétrole chétives, où il vérifia la position de son masque avant d’entrer.

Ce soir-là, l’homme avait donc jeté son dévolu sur le Della Guerra, un établissement à la réputation douteuse où Bossi n’était jamais entré. En tout cas, il pourrait désormais suivre le comte sans éveiller les soupçons car il devait y avoir ici une foule de messieurs à la recherche de quelque distraction. Il poussa la porte à son tour et pénétra dans un vaste vestibule au bout duquel un grand rideau en velours bleu portait l’inscription : « Salle de bal ». Derrière, on entendait des voix, des rires bruyants et de la musique.

Le comte attendait devant le vestiaire. C’était, indéniablement, le même homme que la veille. Bossi reconnut son menton banal et sa bouche ordinaire. La seule différence était qu’il portait ce soir-là un loup non pas rouge, mais noir. Quand il eut déposé son manteau et sa lanterne, en échange d’un billet rose, il se dirigea vers la salle de bal. Bossi laissa lui aussi son manteau et se couvrit le visage d’un loup noir.

Dès qu’il eut soulevé le rideau, il constata que l’expression salle de bal était pour le moins exagérée. Il s’agissait en réalité d’un ancien entrepôt aux murs enduits d’un badigeon jaunâtre, où des lampes à pétrole étaient suspendues par intervalles aux poutres d’un plafond bas. La piste de danse pleine à craquer se composait de planches mal rabotées, vissées dans le sol en brique. Un orchestre de quatre musiciens, un piano, une contrebasse et deux violons, massacrait une valse au milieu d’un épais nuage de fumée. Bossi n’aperçut aucun officier, du moins en uniforme. Au lieu de cela, la salle regorgeait de gens du peuple aux redingotes usées et aux visages rougeauds, dégoulinants de sueur.

L’héritier de la couronne avait pris place au comptoir. Bossi l’y rejoignit, s’assit à quelques tabourets de lui et demanda une coupe de champagne à la serveuse. Puis il vit le comte chasser d’un geste arrogant une demoiselle aux cheveux foncés. Cela n’avait rien de surprenant puisqu’il ne s’intéressait qu’aux blondes aux yeux verts. Un groupe de clients, des ouvriers coiffés de petits chapeaux multicolores en papier, se bousculèrent entre le comte et lui, réclamant de la bière à tue-tête. Et comme ici, contrairement au Rudolfo, il n’y avait pas de miroir sur le mur du fond, Bossi perdit tout à coup de vue son suspect.

Portant la coupe pétillante à ses lèvres, il s’étonna alors de la facilité avec laquelle il avait mené l’opération jusque-là. Cela étant, il ne savait toujours pas ce qu’il ferait si le comte venait à croiser une blonde aux yeux verts et quittait le Della Guerra en compagnie de sa proie. Bien entendu, il les suivrait. Mais comment faire si le comte renonçait à la lanterne pour cette promenade ? Pouvait-il prendre le risque de perdre la trace de l’assassin et de sa victime ? Non, évidemment. Il en découlait, réfléchit-il encore, qu’il devait intervenir avant qu’ils quittent le vestibule, à supposer bien sûr que le comte trouve ici chaussure à son pied. Car les blondes aux yeux verts n’étaient pas légion à Venise.

Bossi, toujours séparé du suspect par le groupe d’ouvriers bruyants, sentit soudain une main se poser sur son épaule. Quand il se retourna, son regard croisa celui d’une demoiselle souriante. Il faillit ne pas croire ce qu’il voyait. Elle était blonde, avait à peine vingt ans et des prunelles d’un vert si clair qu’on en distinguait la couleur malgré la pénombre. Elle le regarda avec une expression un tantinet ironique. Sans doute, se dit le jeune inspecteur, parce que, à sa mine consternée, elle l’avait pris pour un provincial candide, saisi d’effroi au moment où les choses devenaient sérieuses. Il s’inclina légèrement, d’un geste toujours un peu raide, ce sur quoi la demoiselle, dont il était pourtant sûr qu’il ne s’agissait pas d’un travesti, renouvela son sourire et dit avec un battement de cils :

— Bonsoir, chéri.

1- Le brouillard de Venise. (N.d.T.)