Tron reposa sa fourchette à gâteau sur le bord de son assiette, se rinça la bouche à l’aide d’une gorgée de café et fixa son subalterne.
— Et alors ? demanda-t-il.
Ils s’étaient donné rendez-vous dans le salon mauresque du Florian à neuf heures, un horaire assez matinal pour le commissaire. Et bien qu’en général il suffît à l’inspecteur Bossi d’enfiler son magnifique uniforme bleu foncé pour être de bonne humeur, il produisait ce matin-là une impression de fatigue et de dépit. Il poussa un soupir si profond que les trois Anglaises à la table voisine tournèrent la tête et jetèrent un regard de commisération vers le jeune officier de police au physique avantageux.
— Le comte de Chambord avait tout à coup disparu. Or, pour sortir, il fallait forcément qu’il passe près de moi. Il ne peut pas s’être envolé !
— Combien de temps avez-vous discuté avec cette demoiselle ?
— Cinq à six minutes peut-être. Elle s’est tout de suite déclarée prête à servir d’appât au comte. Je lui avais assuré qu’elle ne courait aucun risque puisqu’il ne l’aurait attaquée qu’une fois dans la chambre. Et elle m’avait dit dans quel hôtel elle pensait l’emmener.
— Un hôtel proche ?
— L’albergo Rossini dans la calle Casselleria.
— Donc à quelques pas de là.
— J’aurais interpellé le comte dès que la jeune femme et lui auraient fermé la porte derrière eux.
— Pensez-vous que Chambord a pu trouver une victime et emprunter une autre issue pendant que vous discutiez avec votre complice ?
Bossi fit une moue sceptique.
— Ce n’est pas exclu, mais cela me paraît fort improbable. Le genre de femme qu’il cherche est rare. Cela étant, comme je vous l’ai dit, une bande d’ivrognes me barrait la vue.
— Peut-être a-t-il remarqué qu’on le suivait ?
— J’en doute ! s’exclama le jeune homme en secouant la tête. Surtout qu’il n’aurait pas allumé une lanterne s’il avait envisagé cette possibilité.
— Donc, sa disparition demeure un mystère.
— Exact.
— Et vous êtes sûr d’avoir suivi le comte de Chambord ?
— Je suis sûr, dit Bossi, d’avoir suivi l’homme qui m’a échappé avant-hier.
— À cause de son menton banal et de sa bouche ordinaire ? demanda le commissaire.
Son adjoint préféra ignorer l’ironie de ses paroles.
— Il mesurait aussi la même taille.
— L’avez-vous entendu parler ?
— Non.
Tron sourit.
— En théorie, vous pourriez donc avoir rencontré le comte de Chambord avant-hier soir et une autre personne le lendemain.
Bossi versa un nuage de lait dans sa tasse et observa, désemparé, la spirale de couleur claire qui se formait à la surface de son café. Puis il releva les yeux et dit :
— Quels sont vos projets, commissaire ?
— Peut-être ferais-je bien de demander sans tarder une audience au comte de Chambord afin de lui apprendre que nous avons de bonnes raisons de placer son palais sous surveillance. En dehors de cela, poursuivit-il après un soupir, il reste juste à espérer que personne ne va découvrir ce matin le cadavre d’une jeune femme éventrée.
— Vous ne préférez pas attendre l’autorisation du commandant pour vous rendre chez le comte ?
Tron sortit de la poche de son gilet sa Breguet, un cadeau de la princesse, et la tint à son oreille pour écouter le doux tic-tac.
— Il est presque dix heures, dit-il. Spaur ne sera pas dans son bureau avant midi au plus tôt. Il vaut mieux que j’aille au palais Cavalli sur-le-champ.
— Qu’allez-vous dire au comte ?
— Je vais lui demander s’il se porte garant de tous les non-barbus de son personnel, expliqua le commissaire. Et, par ailleurs, je vais le prier de nous apporter son aide. Il n’a aucun intérêt à ce que le nom de sa maison soit mêlé à cette affaire.
— Allez-vous lui demander où lui-même se trouvait hier soir ?
— Je suppose que cela ressortira de notre conversation. Je pourrais toujours prétendre qu’on l’a vu place Saint-Marc. Il serait intéressant qu’il nie l’avoir traversée.
Tron réfléchit une fraction de seconde avant de reprendre :
— Je pourrais dire que Spaur en personne l’a reconnu, qu’il l’a salué et qu’il s’est étonné de ne pas recevoir de réponse.
— Cela devrait suffire à le décontenancer ! s’exclama l’inspecteur en riant.
— Possible. En même temps, il ne serait pas très malin de ma part d’avancer à découvert.
— Parce que, alors, le comte se méfierait ?
— Pas seulement, inspecteur. Si jamais nous faisions fausse route, Spaur nous arracherait les yeux.
— Pourtant, c’est lui qui veut qu’on surveille Chambord !
Le commissaire haussa les épaules.
— Je doute qu’à ce moment-là il s’en souvienne.
Le palais Cavalli, dont l’élégante façade aux arcs en ogive s’inspirait du palais des Doges, s’élevait près du pont reliant Saint-Marc au quartier de Dorsoduro. Après avoir acheté cette bâtisse, Henri de Bourbon, duc de Bordeaux, plus connu sous le nom de comte de Chambord, avait aussitôt fait raser le chantier naval attenant pour le remplacer par un jardin entouré d’un mur. Quand Tron traversa l’allée et tira sur la tige en fer à la porte d’entrée, dix heures sonnaient au clocher de Santo Stefano. Une petite bruine persistante avait chassé le brouillard de la nuit. Le commissaire s’en voulut de ne pas avoir emprunté un parapluie au Florian.
Un laquais le mena dans un salon, spacieux mais peu meublé, situé à côté de la salle de réception. Une épinette dont le couvercle ouvert montrait une scène pastorale se dressait devant une des deux fenêtres en ogive tandis qu’une console aux pieds dorés en forme de dauphin était adossée au mur côté jardin. Deux chandeliers y étaient posés sous un portrait du Roi-Soleil, pareil à un tableau d’autel représentant un saint.
Après quelques minutes d’attente, des mains invisibles ouvrirent les deux battants de la porte donnant sur la salle de réception et le comte de Chambord fit son apparition. Il portait une confortable redingote en laine gris foncé, une cravate desserrée et des pantoufles en feutre rouge ornées d’une fleur de lys. L’aîné des Bourbons s’était fait raser la barbe et semblait avoir maigri. Tron lui trouva l’air plus jeune que dans son souvenir. Que ce soit par distraction ou pour montrer qu’on le dérangeait en plein petit déjeuner, le comte tenait une serviette de table dans la main gauche. Une tache rouge déparait sa manchette. Aussitôt, la chemise maculée de Zuckerkandl revint à l’esprit du commissaire.
Fidèle à sa réputation, le prétendant au trône regorgeait d’amabilité. Une fois l’échange de politesses terminé, il invita le commissaire à s’asseoir et lui demanda ce qui l’amenait. Quand celui-ci eut terminé son récit, le comte dodelina du chef d’un air songeur.
— Ainsi, dit-il avec le calme d’un monarque, vous affirmez que cet homme s’est réfugié dans notre jardin.
Lors de leurs précédentes rencontres, Tron n’avait pas remarqué que le comte de Chambord utilisait le pluriel de majesté. Cette morgue ne convenait guère à ses manières presque affables. On ne savait plus trop où l’on en était. Peut-être était-ce d’ailleurs l’effet recherché.
— Oui, renchérit le commissaire avec un hochement de tête. C’est pourquoi nous ne pouvons exclure que l’assassin habite le palais Cavalli. Tout ce que nous savons sur lui, c’est qu’il est rasé de près et qu’il a un léger accent étranger.
Le maître de céans l’examina d’un air sceptique.
— Cela ne va pas vous mener très loin.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que les deux seules personnes répondant à votre description sont M. Sorelli et le père Francesco.
Le comte replia sa serviette et adressa un sourire à son hôte.
— Quoique, en toute rigueur, reprit-il, vous dussiez également nous soupçonner, commissaire. Nous aussi sommes rasé de près et avons un accent étranger.
Tron lui rendit son sourire. Il garda le silence pendant un petit moment, puis lâcha comme en passant :
— Quelqu’un a vu Sa Majesté hier soir sur la place Saint-Marc.
Et tiens ! En voilà une qu’il n’attendait pas. Les traits de son visage se crispèrent un instant avant de se lisser de nouveau. Le comte esquissa un sourire forcé. De toute évidence, il jugeait plus malin de ne pas nier son excursion de la veille.
— Puis-je savoir qui nous a reconnu ?
— Le baron Spaur, prétendit le commissaire. Il a salué Sa Majesté et s’est étonné de ne pas obtenir de réponse.
Alors, il poursuivit sur le ton de la plaisanterie :
— Mais je ne doute pas que Sa Majesté ait un alibi !
L’héritier du trône consulta du regard son insigne ancêtre, après quoi il se mit à frotter la tache rouge sur sa manchette comme s’il pouvait ainsi éluder la question.
— Je crains, finit-il par dire, que nous n’ayons pas d’alibi. L’affaire pour laquelle nous sommes sorti hier soir exige la plus grande discrétion. Par conséquent, nous ne pourrons pas vous citer le nom de témoins.
— Puis-je me permettre de demander à Sa Majesté de quoi il s’agit ?
— Du destin de la France ! murmura le comte de Chambord. Nous avions un rendez-vous qui ne pouvait avoir lieu ni ici ni dans aucun lieu public. Les agents de Napoléon surveillent chacun de nos pas !
Sur ce point, songea le commissaire, il avait certainement raison ; il était même probable que les espions autrichiens ne l’observent pas moins. En principe, il aurait dû l’interroger maintenant sur son secrétaire particulier et sur son confesseur. Mais ce qu’il avait appris lui suffisait amplement.
Tron se leva et inclina le buste. En voyant la mine du comte, il sut qu’il n’était pas venu pour rien. Le maître de maison avait l’air d’un filou qui a vendu un objet sans valeur, un faux lingot d’or par exemple, ou un chiot sans pedigree ; son alibi était si mince qu’on aurait pu lire le journal à travers. Pour autant, pouvait-on le soupçonner de faire le tour des établissements mal famés en quête de blondes aux yeux verts qu’il étranglait et éventrait ensuite ? Non, conclut le commissaire, en aucune façon.