32

La nappe était pleine de taches, le vin de Falerne était aigre et gelé, et bien entendu, son verre graisseux était couvert de traces de doigt. Il n’avait pas été surpris non plus de constater que la serviette avec laquelle il devait s’essuyer la bouche avait déjà servi. L’auberge, qui s’appelait trattoria Goldoni, était une vraie porcherie. Rien qu’à imaginer l’état de la cuisine, il avait des haut-le-cœur.

À la table voisine, deux sous-lieutenants de chasseurs croates partageaient une tête de veau : les yeux, la langue, la gueule, les gencives. Leurs énormes mâchoires balkaniques broyaient et mâchaient avec force craquements. Chaque fois qu’il se risquait à jeter un coup d’œil dans leur direction, il pensait malgré lui au mot d’origine grecque nécrophage, « qui mange des cadavres ».

Cela étant, le foie à la vénitienne que le serveur lui avait apporté était succulent ou, plus exactement, préparé comme il le souhaitait. Le cuisinier l’avait nettoyé, puis émincé avec soin avant de le cuire dans de l’huile d’olive avec de l’ail, des oignons, du romarin et du thym. Il était servi avec une grosse portion de polenta au beurre et au parmesan. Le fait que le cuisinier eût poussé le raffinement jusqu’à y ajouter une cuillerée de crème fraîche contrastait de manière flagrante avec le niveau général de la trattoria Goldoni.

Il lui avait fallu la journée pour recouvrer son équilibre mental après l’incident regrettable à San Giovanni in Bragora. Il avait exécuté ses tâches quotidiennes sans goût et n’avait écouté que d’une oreille les développements de son seigneur et maître. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait en pensée l’effroyable scène qui s’était déroulée sur les marches de l’autel la nuit précédente : il entendait grincer la porte de la sacristie, distinguait la silhouette menaçante de l’homme dans l’entrebâillement, lâchait son rasoir, sous l’emprise de l’angoisse, comme Abraham son couteau, et percevait encore au fond de lui le hurlement de la bête qui mettait toujours un temps fou à comprendre quoi que ce soit. Une chance que lui, au moins, eût gardé son sang-froid et se fût enfui aussitôt ! Le père Jérôme l’avait-il reconnu ? Non, il faisait trop noir dans l’église. Du reste, il n’avait pas reçu la visite de la police.

Ce n’est qu’au cours de l’après-midi qu’il avait trouvé un moyen de rattraper le coup. Plus il ressassait cette idée, plus elle le fascinait. Il était certes un peu déçu que la bête au fond de lui ne partageât pas son enthousiasme. Mais, en somme, se disait-il, il ne s’agissait que d’un être primitif, indifférent à la manière dont le sang coulait, du moment qu’il coulait. Il appela le serveur, régla l’addition, lui laissa un bon pourboire et réussit même à adresser un aimable signe de tête aux deux nécrophages croates à la table voisine, désormais fin soûls.

Quelques minutes plus tard, il empruntait le passage de la tour de l’Horloge et débouchait sur la place Saint-Marc. À ce moment de la journée – il était presque huit heures –, l’animation atteignait son comble. Des cohortes d’étrangers masqués se promenaient entre les vendeurs de marrons et de poisson frit. Des enfants, tout excités parce qu’on ne les avait pas encore envoyés au lit, nourrissaient les pigeons. Et l’habituel attroupement d’officiers autrichiens s’était formé devant le café Quadri. Y avait-il ce jour-là plus de patrouilles que d’ordinaire ? Non, il n’avait pas l’impression.

Naturellement, il s’était contenté de tremper les lèvres dans son falerne, de sorte qu’il avait la tête parfaitement claire. En revanche, il jugeait opportun de donner à ses mouvements un certain flottement d’origine éthylique. C’est pourquoi il traversa la place en titubant. Arrivé au pied du campanile, il s’arrêta, prit appui de la main gauche sur la lourde porte en chêne et inclina la tête dans l’attitude typique d’un homme qui a bu plus que de raison. Il sortit alors le rossignol de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Après l’avoir tourné plusieurs fois vers la droite et vers la gauche, il trouva sans mal la bonne position. Tout se déroulait comme prévu. La serrure était aussi simple à ouvrir qu’une boîte de pralines. Il laissa retomber l’ardillon et se retourna sans hâte.

Personne ne l’avait observé. Il estima qu’il serait de retour environ deux heures plus tard, sauf que cette fois, il serait accompagné. À cette heure-là, personne ne s’intéresserait à un couple jouissant du privilège enviable de pouvoir accéder au campanile en dehors des horaires d’ouverture. Au pire, quelques étrangers naïfs lui demanderaient s’ils pouvaient se joindre à eux. Le cas échéant, il refuserait de manière courtoise, mais ferme. Vu ses projets, il n’avait franchement pas besoin de témoins.

Une fois le rossignol dans sa poche, il s’avança d’un pas lent vers le centre de la place et s’arrêta de nouveau pour réfléchir entre un groupe d’officiers autrichiens et un vendeur de marrons. Après le numéro dans la gondole, il ne pouvait plus se  permettre d’aller au Zanetto, qu’il appréciait pourtant beaucoup. La même chose valait pour le  Mulino et le Stella. Ce n’était pas que les demoiselles se montreraient plus méfiantes là qu’ailleurs, mais c’était que lui s’y sentirait mal à l’aise.

Pour finir, il résolut de tenter sa chance au Castello. L’établissement se trouvait sur la riva degli Schiavoni, à deux pas du Danieli, et passait pour excessivement coûteux. Malgré tout, pourquoi pas ? Sa tenue était irréprochable et le prix d’entrée, censé garantir une certaine sélection, ne représentait pour lui aucun problème. En outre, l’idée que le Castello fût proche du commissariat central l’amusait.

Dès qu’il s’engagea sur la rive, un vent frais lui fouetta le visage. Le ciel nocturne au-dessus de la ville, d’un gris foncé, était déchiré. Un croissant de lune blafard et quelques étoiles brillaient entre les nuages rapides. La vue en haut du campanile devait être splendide ce soir-là ! La bête sauvage s’en moquait, bien entendu. Mais lui, en revanche, serait heureux qu’un rayon de lune vînt donner à son entreprise un caractère romantique. Il était fou, après tout.

Juste avant d’entrer au Castello, il mit son nouveau masque. C’était un masque bleu ciel sur lequel étaient dessinés une moustache rouge et des sourcils en lamelles dorées, un masque particulièrement visible, qui n’autorisait qu’une seule conclusion : pour porter un déguisement pareil, il fallait travailler du chapeau.

 

À peine l’eut-elle aperçu qu’elle le soupçonna de bêtise. Il se tenait, un verre de vin à la main, au pied du petit podium sur lequel un orchestre de chambre jouait une valse, et il portait un masque bleu orné d’une moustache rouge. Un crétin, sans doute quelqu’un qui venait de débarquer à Venise et ne savait pas comment on s’habillait. Même pendant le carnaval, le décorum exigeait en effet d’un gentilhomme qu’il respecte certaines règles, surtout au Castello où la clientèle appartenait pour l’essentiel à la haute société. Ici, on portait un habit de cérémonie ou une queue-de-pie de standing, avec un sobre loup noir. Toute autre tenue donnait à un homme l’air stupide. Veronica Franco se demandait même comment cet idiot avait réussi à entrer avec un masque pareil. Au Castello, le portier contrôlait les clients avant de les laisser passer. D’un autre côté, les loups noirs n’avaient pas bonne presse en ce moment.

Elle ne connaissait ni la collègue assassinée dans la gondole ni celle de la pension Seguso. En général, les femmes qui travaillaient au Zanetto ou au Mulino ne fréquentaient pas le Castello. À l’inverse, elle-même ne se serait jamais rendue de son plein gré dans de tels établissements. Néanmoins, le bouche-à-oreille et la Gazzetta di Venezia avaient fait en sorte que la nouvelle des deux crimes se répande comme une traînée de poudre. Mon Dieu, qu’est-ce qui pouvait traverser la tête de ce fou quand il éventrait ses victimes ? Et pourquoi la police, à en croire la rumeur, tâtonnait-elle toujours ? Parce qu’il n’y avait pas de meilleur camouflage qu’un loup noir, vu que la moitié de Venise en portait un ? Et parce que l’assassin était complètement imprévisible ? Parce qu’il était fou ? Si fou qu’après avoir étranglé ses victimes il les éventrait ? Veronica Franco frissonna. Non, il valait encore mieux un crétin au masque bleu ciel.

 

Une bonne heure plus tard, elle se trouvait dans un endroit où elle n’aurait jamais cru avoir accès, même dans ses rêves les plus fous, et elle était ravie. Du moins depuis qu’elle avait repris son souffle. À la deux centième marche, elle avait cessé de compter, hors d’haleine, et s’était demandé pourquoi elle avait accepté une telle folie. En réalité, la question était superflue. Elle tenait la réponse dans sa poche, à savoir deux lires en or. C’était, quand ses affaires allaient bien, ce qu’elle gagnait en une semaine.

L’homme au masque bleu ciel l’avait abordée au moment où elle s’avançait vers un groupe d’officiers en civil qui lui paraissaient d’humeur lubrique. Il l’avait approchée de côté et lui avait touché l’épaule, un geste qu’elle ne supportait pas en temps normal. Cependant, l’offre lui avait paru intéressante. Spéciale, mais intéressante. Ils avaient réglé les détails avant de sortir et elle avait encaissé l’argent sitôt sur le quai. L’imbécile avait accepté sans hésiter de retirer son masque, ce qui l’avait convaincue une fois pour toutes qu’elle avait affaire à un client inoffensif. Arrivé en haut des marches, cet abruti déboutonnerait son pantalon et le reste durerait au grand maximum cinq minutes. Elle n’aurait pas à se déshabiller, pas à se faire tripoter, pas à haleter. Ce serait un coup rapide et lucratif. Les deux lires en or étaient les bienvenues.

Il ne faudrait pas croire pourtant qu’elle ne les ait pas méritées. L’ascension lui avait coûté plus qu’elle ne s’y était attendue. Les marches en bois craquaient à chacun de ses pas, les murs du clocher exhalaient une odeur fétide. Plus elle avait monté, plus elle avait eu le sentiment de s’enfoncer dans une cave humide où des êtres indicibles guettaient son arrivée. Il allait de soi que cette angoisse était absurde. Ici, à trois cents pieds au-dessus de la ville, elle voyait bien maintenant qu’elle ne se trouvait pas sous les voûtes d’un caveau suintant.

La vue était à couper le souffle. Le vent était tombé, les nuages sombres qui balayaient encore le ciel en début de soirée avaient pris le large comme les vaisseaux d’une flotte vaincue. À l’est de la lagune, un croissant de lune blafard baignait les toits, les dômes des églises et la surface de l’eau d’une lumière argentée. Au pied du campanile, la place Saint-Marc, bordée de becs de gaz, ressemblait à une maquette entourée de minuscules bougies. Tout paraissait petit, distant, bizarrement irréel et magnifique. Si l’on faisait abstraction de la dure séance de travail imminente, c’était un cadre très romantique. L’espace d’un instant, elle se prit à espérer qu’un jour elle serait ici non pas avec un homme qui la payait, mais avec un homme qui…

Les doigts lui serrant soudain la gorge interrompirent brutalement ses pensées. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit. Avant qu’elle perde connaissance, une phrase lui traversa l’esprit : « On meurt comme on a vécu. »