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— Félicitations ! s’exclama la princesse quand Tron eut terminé son récit.

Sept heures exactement s’étaient écoulées depuis l’interpellation. Bossi et lui avaient interrogé l’homme répondant au nom sympathique de Zuckerkandl pendant tout l’après-midi. Lorsque celui-ci avait enfin reconnu avoir pris le train de Vérone à Venise le dimanche soir une semaine plus tôt, tout avait paru réglé. Néanmoins, Tron n’était revenu au palais Balbi-Valier qu’à neuf heures et demie, c’est-à-dire en somme juste à temps pour le dessert, un parfait à la banane*.

En vérité, il aurait préféré recevoir les compliments de Maria en tête à tête. Hélas, il avait en face de lui, à l’autre extrémité de la table, Julien, son neveu au sourire mielleux. Ce n’était pas tout à fait le bel homme rayonnant de la photographie, mais le chic parisien si vanté par la princesse était indéniable. Il avait les cheveux pommadés, et une orchidée ornait le revers de son habit de soirée impeccable sur lequel la maîtresse de maison jetait de temps à autre un regard admiratif, de même que le jeune homme jetait de temps à autre un coup d’œil admiratif sur le décolleté de sa tante. Un caractère moins trempé que lui, songea Tron, aurait été capable d’une crise de jalousie.

Le neveu au sourire mielleux avait suivi le récit de l’arrestation avec la mine d’un amateur de romans noirs – plus il y avait de sang, mieux c’était. Il observait maintenant le commissaire, les yeux étincelants.

— A-t-il avoué ? demanda-t-il.

Tron eut le sentiment que, pour lui faire plaisir, il aurait dû prétendre avoir fait usage de la torture.

— Il a juste reconnu s’être rendu à la pension Seguso, dit-il, et avoir pris le train de Vérone dimanche soir il y a huit jours.

Le jeune homme leva la tête d’un geste brusque.

— Vous voulez parler du train de nuit ?

Tron acquiesça.

— Oui, un crime a également eu lieu dans ce train, le premier de la série, semble-t-il. Le meurtrier a ensuite jeté le cadavre dans la lagune. Cependant, nous n’avons pu identifier la victime qu’aujourd’hui.

Son vis-à-vis avait pâli.

— L’assassin a-t-il aussi découpé le… ?

— En effet, dit le commissaire. Pourquoi posez-vous cette question ?

— Parce que je voyageais moi-même dans ce train. Mais ne me demandez pas si j’ai remarqué quoi que ce soit ! Il a plu sans arrêt et j’étais mort de fatigue.

Le neveu de Maria s’empara de sa cuillère et poursuivit d’une voix cassée :

— A-t-il révélé d’autres détails ?

— Non. Pour le reste, il n’a raconté que du charabia.

C’était l’exacte vérité. Pendant l’interrogatoire, l’Autrichien avait répété, le visage écarlate, qu’il voulait simplement passer à l’action sans que Bossi et lui parviennent à savoir ce qu’il entendait par là.

— Cet homme est-il vraiment fou ?

La princesse plongea sa cuillère dans son parfait à la banane* en même temps que son neveu. Harmonie des âmes ?

— Cela ne fait aucun doute. Spaur était d’ailleurs ravi. Il était moins enchanté, en revanche, par le nouvel article paru dans la Gazzetta.

Comme on pouvait le craindre, la Gazzetta di Venezia avait consacré trois colonnes au crime de la pension Seguso. Le journaliste laissait entendre que les habitants avaient pour le moment une confiance plutôt modérée dans leur police.

Julien Sorelli, qui ne connaissait pas encore tout le monde à Venise, fronça les sourcils.

— Qui est Spaur ? demanda-t-il.

— Mon supérieur hiérarchique, répondit Tron. Ces crimes lui causent beaucoup de tracas parce que le ministère a organisé une sorte de concours entre les différents commandants de police autrichiens. Trop de meurtres nuisent aux statistiques. Et une mauvaise presse encore plus !

— Avez-vous informé vous-même la Gazzetta ?

Le commissaire secoua la tête.

— Non. J’ai envoyé mon rapport en deux exemplaires au commandant de police, lequel en conserve un et envoie l’autre au commandant de place Toggenburg. C’est lui qui a dû prévenir la presse, sans nous demander notre avis, bien entendu. N’oubliez pas que nous sommes un pays occupé, monsieur Sorelli.

— Ce qui n’est pas pour te déplaire ! lâcha Maria d’un ton mordant.

— La princesse, expliqua Tron à leur hôte, souhaite le rattachement au Piémont. Moi, de mon côté, je demeure sceptique.

— À cause de la situation dans le Mezzogiorno ?

Pardon ? Le commissaire acquiesça d’un air surpris. Le neveu venait de marquer un point. Pendant un instant, Tron eut le sentiment qu’il allait commenter l’actualité dans le sud de l’Italie. Mais le jeune homme revint au sujet initial.

— Si je comprends bien, ce Toggenburg voulait vous discréditer.

Tron haussa les épaules.

— Lui ou un officier de son état-major.

— Ton grand ami le colonel Stumm, par exemple ? suggéra la princesse.

— Stumm von Bordwehr ? releva le jeune homme.

Le commissaire approuva.

— Oui, j’ai eu quelques ennuis avec lui récemment. Vous le connaissez ?

— Connaître est un grand mot. Disons que j’ai été frappé par ce nom bizarre sur ses bagages.

— Ne me dites pas que vous l’avez rencontré dans le train de Vérone ! s’exclama Tron.

— Nous avons échangé quelques mots à la gare, confirma Julien. Ses valises avaient été déposées dans mon wagon à la suite d’une erreur. Le colonel accompagnait le porteur venu les rechercher, il m’a présenté ses excuses. Pour le reste, il n’était pas en uniforme.

Julien dévisagea Tron.

— Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?

— Parce qu’il connaissait la femme assassinée dans la gondole.

— Vous l’avez soupçonné ?

— Non. Mais je le tiens pour capable de violence. Nous savons qu’il a maltraité une prostituée il y a quelques années.

— Cela correspondrait bien à ses sourcils qui se rejoignent. Certains signes extérieurs permettent de reconnaître un criminel-né.

— Vous voulez dire qu’on reconnaît un criminel-né à l’épaisseur de ses sourcils ?

— Ainsi qu’à la forme de son crâne, précisa le neveu en considérant un instant le reste de parfait dans sa coupelle. Vous êtes sûr que le colonel n’a rien à voir avec toute cette affaire ? demanda-t-il pour conclure.

Tron hocha la tête.

— Nous attendons que l’Autrichien arrêté cet après-midi passe aux aveux demain. Surtout que nous lui avons assuré qu’il ne finirait pas sur l’échafaud.

— Et où donc ?

— Dans un asile, répondit le commissaire. Puisqu’il s’agit d’un fou. D’un point de vue juridique, nous n’avons pas affaire à des crimes, mais aux actes d’une personne irresponsable. On pourrait dire, si vous préférez, que ces jeunes femmes ont été les victimes d’un singulier accident. Un peu comme si elles avaient été dévorées par un lion dans un cirque.

Julien esquissa une grimace pensive.

— Cela me rappelle le « Double assassinat dans la rue Morgue » d’Edgar Poe, remarqua-t-il, un double assassinat commis dans une pièce fermée de l’intérieur. L’enquête a piétiné jusqu’à ce qu’un détective privé, un certain M. Dupin, résolve l’énigme : il s’agissait là aussi d’une sorte d’accident. Le meurtrier était un orang-outang, entré et ressorti par la cheminée.

— Pourquoi ce M. Dupin a-t-il résolu l’énigme, et non pas la police ? voulut savoir la princesse.

— Parce qu’il était plus sagace que les enquêteurs, répondit son neveu avec un sourire condescendant. Il partait du principe qu’après avoir éliminé l’impensable on tombait nécessairement sur la bonne solution. Or la seule réponse possible était l’orang-outang.

Sa tante lui adressa un regard empli d’admiration qui lui coûta deux points. Le commissaire reposa sa tasse et dit à son tour avec un sourire :

— Ce principe est vieux comme le monde, monsieur Sorelli ! C’est le rasoir d’Ockham.

Comme il s’y attendait – et l’avait espéré –, l’air perplexe du jeune homme lui révéla qu’il n’avait jamais entendu parler de ce principe d’économie.

— Pluralitas non est ponenda sine necessitate1, reprit-il avec aisance. Entre plusieurs théories susceptibles d’expliquer le même phénomène, il faut préférer la plus simple. Rappelez-vous Copernic ! Si on part de l’hypothèse simple que le centre de l’univers est le Soleil, et non la Terre, le mouvement des corps célestes s’explique sans peine. Le système ptoléméen suppose un nombre beaucoup plus important d’axiomes.

Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise, heureux d’avoir prononcé correctement le mot ptoléméen et satisfait de constater que les yeux de la princesse, emplis d’admiration, étaient maintenant posés sur lui. Cela lui ferait les pieds, à ce blanc-bec pommadé.

— Par ailleurs, reprit-il sans cesser de sourire, vous venez rigoureusement de décrire notre façon de procéder. Le motif le plus simple pour expliquer qu’un homme éventre ses victimes et les étripe vivantes est la folie.

1- « Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. » Guillaume d’Ockham, Quaestiones et decisiones in quatuor libros (1319). (N.d.T.)