19

Parler de petit déjeuner en tête à tête – pour reprendre l’expression d’usage – relevait de la plaisanterie. En règle générale, ils étaient assis à trois mètres l’un de l’autre, séparés par une volumineuse composition florale qu’on faisait venir des serres de la terre ferme pour des sommes astronomiques. C’est pourquoi il devait se pencher sur le côté pour s’adresser au patron. Si celui-ci détestait qu’on l’observe pendant qu’il causait, il devenait en revanche nerveux dès qu’il perdait de vue son interlocuteur.

Tandis que lui-même n’avait droit qu’à trois rosette, un peu de confiture et un café tiède, l’autre moitié de la table ployait sous le poids des fruits frais, du jambon, des œufs brouillés et du caviar. Bien entendu, un laquais veillait à ce que la tasse du patron restât toujours pleine et débarrassait les assiettes au fur et à mesure qu’elles se vidaient. Au début, il avait mal pris le fait que cet imbécile de valet fît obstinément semblant de ne pas le voir ; désormais, il s’y était habitué. De temps à autre, le patron buvait du champagne au petit déjeuner – sous prétexte de donner un coup de fouet à ses humeurs. Ce n’est pas qu’il tînt absolument à boire des bulles de si bonne heure, mais il y avait quelque chose d’humiliant à ne s’en voir jamais proposer une seule coupe.

Ce matin-là, ils s’étaient entretenus longuement de la faute et de la grâce, ce qui n’avait rien d’étonnant quand on songeait à quoi le patron passait ses nuits. Qu’arrivait-il, avait demandé celui-ci d’une voix larmoyante, quand des besoins impérieux obligeaient un homme à commettre des actes en contradiction avec les principes de la religion catholique ? N’était-ce pas le Tout-Puissant lui-même, sans la volonté duquel pas un brin d’herbe ne se mouvait, qui avait implanté de tels besoins en lui ? N’était-ce pas Lui, le coupable ? Qu’adviendrait-il le jour où il s’avancerait vers – avait-il dit – le trône du Seigneur ? La grâce du Seigneur – là aussi, c’étaient ses mots – luirait-elle au-dessus de lui, ou devait-il s’attendre à la damnation éternelle ?

Sur ce point, il aurait eu des choses à dire, par expérience personnelle en quelque sorte. Pendant un bref instant, il avait même envisagé d’évoquer le livre du professeur de Bâle, cette histoire de Grecs copulant à qui mieux mieux, mais pour finir, il avait préféré s’en abstenir. Ici, les raisonnements complexes ne rapportaient que des ennuis. Il ne savait que trop bien qu’il devait sa position actuelle au talent qu’il avait pour exprimer et habiller en termes plaisants ce qui traversait la tête du patron, c’est-à-dire presque toujours des âneries.

Bien entendu, il l’avait rassuré. La grâce du Seigneur, lui avait-il promis, brillerait également au-dessus de Son Altesse. Une relégation dans les sables incandescents du troisième cercle de l’enfer était absolument exclue. En outre, avait-il ajouté, on pouvait toujours contrer ce danger de manière efficace par des prières sincères, ce sur quoi le patron, soulagé, avait fait ouvrir une nouvelle bouteille de champagne pendant que lui-même prenait congé avec une profonde révérence. Depuis quelques jours, il s’était rendu compte qu’il méprisait de toute son âme cet homme qui, au départ, lui avait inspiré un certain respect.

Il avait ensuite passé la journée à déambuler dans Venise, sans but précis, de nouveau habité par le sentiment de se promener dans les coulisses d’un théâtre. La ville procurait-elle aussi en dehors du carnaval ce sentiment grisant que tout était permis ?

Dans les cafés où il était entré, il avait côtoyé une foule de jeunes beautés appétissantes qui ne demandaient qu’à être dévorées. C’est pourquoi il n’était pas surprenant que la bête au fond de lui se fût manifestée à deux reprises ou, pour le dire autrement, qu’il eût dû par deux fois se cacher en hâte le visage derrière son journal pour dissimuler une expression de convoitise sanguinaire pendant qu’il poussait un rugissement bruyant.

Malgré tout, il avait bien compris la bête. La jeune Anglaise qui avait pris place à la table voisine au Café oriental – de plus en plus de femmes sortaient seules – était blonde, et elle avait les yeux verts. Leurs regards s’étaient croisés à plusieurs reprises avant qu’il fût obligé de se dissimuler derrière la Gazzetta di Venezia. Jeune beauté numéro deux avait acheté un cornet de marrons chauds sur la place Saint-Marc. Ils avaient même engagé la conversation, jusqu’à ce qu’il fût contraint de s’interrompre au milieu d’une phrase et de détourner la tête. Plus tard, il s’était bercé du rêve absurde qu’il bavardait plus longuement avec elle et l’entraînait dans un coin sombre de la basilique où il passait à l’action.

Il n’avait pourtant rien à regretter. Cette rencontre n’aurait donné lieu qu’à un plaisir rapide et, au fond, il n’aimait pas l’improvisation. Non seulement parce que quelqu’un pouvait toujours surgir au mauvais moment, mais aussi et surtout parce que cela allait à l’encontre de son sens de l’ordre. L’économie est fille de l’ordre et de l’assiduité. Une banale maxime, sans doute, mais il se l’était prescrite malgré lui. Il détestait les bureaux mal rangés, les valises mal faites et – tout à coup, le patron lui revint à l’esprit – le champagne au petit déjeuner. Il préférait le travail soigné, voilà tout.

C’était ce qui lui plaisait dans le rendez-vous de ce soir-là. Pour une fois, il allait pouvoir se laisser le temps. Ce ne serait pas un coup à la sauvette comme dans le train, pas une opération précipitée comme dans la gondole. Non, cette fois, il pourrait s’accorder un rythme lent, un paisible adagio cantabile. Le mot d’ordre de la soirée était la tranquillité. Ils bavarderaient un peu, boiraient un verre, s’approcheraient de la fenêtre et, si le ciel le permettait, ils contempleraient les étoiles côte à côte. « Les zétoiles, mon Dieu, regardez les zétoiles », lui dirait-il. Parfois, il avait le sentiment que la bête au fond de lui avait la fibre romantique. Qu’un cœur tendre se cachait à l’intérieur d’une coquille dure.

 

Il était presque sept heures quand il poussa la porte de la pension Seguso, non sans avoir revêtu son loup noir. Il s’était attendu à un établissement sordide, à un réceptionniste avachi, une cigarette au bec et une bouteille de grappa devant lui. Or, au lieu de cela, il se retrouva dans le hall d’une pension de famille bourgeoise, face à un réceptionniste qui donnait l’impression de condamner la consommation de tabac et d’alcool plutôt que de l’approuver.

Ici, contrairement à ce qui se faisait dans la plupart des hôtels vénitiens, on avait renoncé aux décorations de carnaval. Le réceptionniste derrière le sobre comptoir ne portait pas de petit chapeau bariolé. On n’avait pas non plus accroché de serpentins aux lustres. Allait-on lui demander de retirer son masque sous prétexte qu’il ne correspondait pas au style de la maison ? Le couple d’un certain âge qui consultait le plan de Venise fixé au mur n’était pas déguisé non plus, bien entendu.

Il s’avança vers le comptoir et indiqua le numéro de la chambre. Le réceptionniste lui répondit sans sourciller qu’elle se situait au premier étage. Il gravit l’escalier en riant à l’idée que cette façade de respectabilité abritait un hôtel de passe habilement camouflé. La veille, la belle blonde aux yeux verts lui avait laissé entendre qu’elle recevait un autre chevalier servant sur le coup de neuf heures, ce qui n’était pas pour lui déplaire. La bête au fond de lui avait à présent tous les sens en éveil. Il la sentait vibrer, assoiffée d’action. Arrivé à destination, il frappa et s’éclaircit la gorge de manière perceptible. Il entendit des pas de l’autre côté. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit.

Mon Dieu, qu’elle était appétissante ! Elle portait une robe d’intérieur cintrée, qui descendait jusqu’à la cheville, et des mules. Ses jambes étaient nues. Comme au Mulino rosso, elle l’observa de ce regard particulier qui l’avait amusé. Elle devait le prendre pour un bon père de famille sorti de sa province. Était-il le premier homme qu’elle recevait ce jour-là ? Non, cela paraissait peu probable. Comme le lit était recouvert d’un jeté à fleurs, il n’aurait su dire si elle avait changé les draps. Au fond, cela n’avait aucune espèce d’importance.

La suite se déroula sans surprise. Après avoir réglé l’aspect financier, ils discutèrent un moment et burent même un petit verre. Néanmoins, il n’eut pas l’occasion de prononcer sa phrase sur les zétoiles parce que la bête en lui le poussait à accélérer et que, par ailleurs, le ciel était couvert.

Lorsqu’il sortit enfin le rasoir et lâcha la bride au fauve, la jeune femme était toujours consciente. La lanière en cuir se resserrait autour de son cou, elle cherchait l’air en râlant, mais elle vivait encore et se débattait avec l’énergie du désespoir. Malgré les soubresauts du corps à l’agonie, il pratiqua la première incision et observa avec fascination le sang qui en jaillissait. À cet instant, il jouit de l’ivresse que lui procurait l’union avec la bête au fond de lui.

 

Une fois qu’il eut terminé, il n’eut pas grand-chose à ranger. Il avait mis à temps le couvre-lit en lieu sûr et utilisé le matelas en guise de table chirurgicale. Inévitablement, du sang avait coulé pendant l’intervention, mais il avait glissé le long du corps et avait été absorbé par la literie. L’organe était posé proprement sur la table de chevet où il brillait maintenant comme du bronze poli dans la lueur du chandelier. Il ne lui fallut pas longtemps pour effacer quelques giclées répugnantes sur le plancher et le montant du lit à l’aide du gant de toilette et de la serviette mouillés.

Mû par une inspiration subite, il ouvrit le tiroir de la table de chevet et y fourra l’organe d’un geste énergique. Puis il nettoya le dessus de la table de nuit avec le gant de toilette qu’il jeta ensuite sous le lit. Après s’être relevé, il recula d’un pas pour admirer son ouvrage. Le résultat lui parut plus que satisfaisant. Le corps reposait sagement sous le couvre-lit. On n’en distinguait que la chevelure blonde. Le matelas devait maintenant être imbibé de sang, mais au premier coup d’œil on ne décelait aucune trace de son étrange opération. Celui qui entrerait après lui dans cette chambre aurait l’impression que la jeune femme s’accordait un petit somme. Jusqu’au moment où il essaierait de la réveiller.

Ouf ! Il s’étira, se massa la nuque et constata qu’il était épuisé. Cela n’avait rien d’étonnant après ce qu’il venait de faire. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était seulement huit heures et quart. Rien ne lui interdisait quelques minutes de repos. Le prochain client n’arrivait qu’à neuf heures. Et la bête ? Elle ne donnait plus aucun signe de vie. Elle avait dû se retirer dans son antre où elle devait dormir du sommeil du juste. Il s’allongea donc avec précaution sur le côté gauche du lit, bâilla et ferma les yeux. Cinq minutes plus tard, il dormait à poings fermés.