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Ignaz Zuckerkandl, fabricant de scalpels, déjà assez ivre, leva la main pour commander une nouvelle grappa. Il était assis dans un café crasseux, buvait dans un verre crasseux et, quand il fermait les yeux, imaginait un lit crasseux aux draps maculés. Il se demandait dans quelle histoire il s’était embarqué.

La pension Seguso était proche du café. Les deux établissements se trouvaient sur les Zattere, la longue promenade sur les quais de la rive sud à Dorsoduro. De jour, on aurait vu la façade de l’église du Rédempteur de l’autre côté du canal de la Giudecca. Mais dans l’obscurité, on ne distinguait guère que quelques lumières blafardes. Il était passé plusieurs fois devant la pension, mine de rien, et en était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’une maison de passe, tant elle s’efforçait de ne pas en avoir l’air. La petite marquise au-dessus de l’entrée et la plaque en laiton poli lui conféraient presque une respectabilité bourgeoise. Cela étant, on n’aurait jamais dit non plus que la femme avec laquelle il avait rendez-vous se livrait à une telle activité. Rien dans cette ville n’était ce qu’il paraissait. Et lui, d’ailleurs ? Avant de sortir de l’hôtel, il avait jeté un dernier coup d’œil dans le miroir et s’était trouvé une allure de lion fringant. Quelle vaste plaisanterie !

De nouveau, il consulta sa montre. Il faisait ce geste toutes les trois minutes. Encore une petite demi-heure. Comme il n’avait pas l’intention d’être ponctuel, il quitterait le café à neuf heures et quelques. Cinq minutes plus tard, il traverserait le hall de la pension et monterait dans la chambre. Là, il taperait à la porte et appuierait sur la poignée. La suite était dans les mains de Dieu.

Pour se mettre dans l’ambiance, il avait acheté dans l’après-midi une série de photographies artistiques. Sur la place Saint-Marc, on vous proposait ce genre de clichés avec le même naturel que des graines pour les pigeons. Une fois de retour dans sa chambre d’hôtel, il les avait contemplées longuement, sans pourtant ressentir la moindre excitation. Les petites images sur lesquelles des jeunes femmes dénudées grattaient de la mandoline, jouaient des castagnettes ou s’alanguissaient sur des sofas moelleux étaient tout bonnement ridicules. Pour se calmer, il avait fini par déambuler sans but à travers la ville jusqu’au moment où il s’était assis dans ce café, très en avance sur l’horaire.

Quand les cloches des Gesuati eurent sonné neuf heures, il se leva et régla. Il ne se sentait pas très bien ; il avait les jambes aussi lourdes et aussi raides que s’il portait des chaussures de plomb. Avant de quitter le café, il éprouva le désir irrationnel qu’un événement quelconque l’empêche de passer à l’action. Un raz de marée soudain, un incendie à la pension Seguso, la chute d’un météore. Hélas, quand il fut dehors et qu’il eut mis son loup, il ne se passa rien.

Il fut surpris de constater que la pension sauvait les apparences jusque dans le hall. Ici, pas de lampes à pétrole aux abat-jour rouges, pas de nus sur les murs, pas de souteneurs en train de jouer aux cartes. En dehors du réceptionniste derrière le comptoir, il n’aperçut qu’un couple assis face à face en silence, attendant selon toute vraisemblance que sa chambre se libère. L’homme semblait approcher l’âge de la retraite et la femme, qu’il avait dû ramasser pendant le carnaval, n’était pas non plus de première jeunesse. Ce vieux pervers poussait l’amour du détail jusqu’à tenir un Baedeker à la main pour mieux se camoufler. Un observateur naïf aurait pu les prendre pour un couple marié, mais à d’autres !

Lorsqu’il annonça le numéro de la chambre, le réceptionniste parut contrarié, puis, la mine indifférente, il l’envoya au premier étage.

Arrivé à la porte, Zuckerkandl fut surpris par le calme qu’il ressentait tout à coup. Son pouls demeurait lent, son visage sous le loup ne brûlait pas, il était froid comme un poisson. Était-ce ce qu’on ressentait sur l’échafaud ? Les gens étaient-ils froids comme des poissons juste avant que le couperet leur tranche la tête ? Ce qui le surprit encore plus, ce furent les ronflements provenant de l’intérieur. Peut-être s’était-il trompé. Non, il n’y avait pas d’erreur. En collant l’oreille à la serrure, il entendit distinctement quelqu’un qui ronflait. Vu les circonstances, il ne pouvait s’agir que de la jeune femme. Ignaz Zuckerkandl réprima un éclat de rire hystérique. Il inspira profondément, toussota, puis frappa.

Bien entendu, la jeune femme ne se réveilla pas tout de suite. Quelqu’un qui ronfle aussi fort ne se réveille pas sur-le-champ. Il fallut qu’il tape trois fois pour que le ronflement cesse. Enfin, des pas s’approchèrent – les pas lourds d’une femme à peine sortie d’un sommeil profond. Il se redressa. Quand la porte s’ouvrit, il mit quelques secondes à comprendre ce que ses yeux voyaient.

Un homme se tenait en face de lui, si bien qu’on aurait dit son reflet dans le miroir. Il portait lui aussi un loup noir et une redingote marron foncé. À vrai dire, cette situation extrêmement gênante ne semblait pas du tout le déranger. Il fit un pas en arrière pour le laisser passer et dit avec un regard en coin en direction du lit :

— Notre amie dort. Je vous suggère de la laisser se reposer encore un peu.

Il referma la porte derrière lui et Zuckerkandl l’entendit s’éloigner en hâte.

Comment dit-on déjà ? Enfin seuls ! Il poussa un soupir, s’avança au centre de la pièce et la balaya du regard. Des rideaux dans les tons rouges encadraient deux fenêtres, une robe recouvrait le dossier d’un fauteuil en tissu vert. Un chandelier brûlait sur chacune des deux tables de chevet. Une copie de la Vénus d’Urbin était accrochée au-dessus du vaste lit, sans doute pour donner du cœur à l’ouvrage aux clients fatigués. Une odeur de musc et de tabac froid flottait dans l’air.

La femme était cachée par le couvre-lit. On ne voyait presque rien en dehors de ses cheveux blonds. Seule sa main gauche avait glissé, ses doigts pendaient mollement dans le vide. Soudain, elle lui fit l’effet d’une enfant épuisée d’avoir veillé trop tard. Il consulta sa montre. Il lui accorderait encore dix minutes. Ensuite, il la réveillerait. Ils commenceraient par parler affaires. Puis ils passeraient à l’action.

Elle ne s’était pas remise à ronfler. Son souffle était au contraire presque imperceptible. Même le jeté de lit vibrait à peine. Zuckerkandl ôta sa redingote, retira son loup et posa les deux sur le fauteuil devant l’une des fenêtres. Quand il s’avança vers le pied du lit, il sentit une gêne en dessous de la ceinture. Étonné, il constata qu’il avait hâte de passer à l’action.