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Tandis qu’ils gravissaient les marches conduisant au bureau de leur supérieur, Tron se demanda dans quelle disposition d’esprit ils allaient trouver le commandant de police. Spaur avait-il appris la mauvaise nouvelle en présence de sa femme ou seulement à son arrivée au commissariat central ? Dans le premier cas, il aurait derrière lui une conversation houleuse et serait par conséquent d’une humeur exécrable. Tron imaginait très bien la réaction de la baronne. Après ce nouveau crime, Spaur n’avait plus aucune chance d’être invité à la Hofburg, un coup dur pour son épouse. Par ailleurs, cela signifiait que le baron devrait la satisfaire par un autre moyen, c’est-à-dire dépenser encore plus que d’ordinaire en bijoux et en vêtements.

Cela étant, il aurait été injuste d’affirmer que l’ancienne soubrette du théâtre Malibran avait tendu un traquenard au commandant de police. Tron l’avait longtemps cru, mais il avait dû reconnaître qu’il s’était trompé. En vérité, c’était Spaur qui avait imploré Mlle Violetta sans relâche de l’épouser. La jeune femme, de son côté, avait hésité à se marier avec un homme de trente-cinq ans son aîné. C’était juste parce qu’il se complaisait dans son rôle de célibataire irrésistible que l’Autrichien avait voulu persuader tout le monde, y compris son subalterne, qu’elle lui avait forcé la main.

La baronne était une jeune femme de vingt-cinq ans, mince, brune, aux yeux de braise. La première fois qu’il l’avait vue, le commissaire avait été favorablement surpris par son naturel. Et selon lui, le fait qu’elle n’eût rien changé à son comportement depuis qu’elle s’était élevée au rang de baronne parlait de manière indiscutable en sa faveur. N’était-il pas compréhensible qu’elle souhaitât se voir reconnue dans le monde auquel elle venait d’accéder par suite de son mariage ? Et qu’elle accordât pour cette raison le plus grand prix à une invitation à la cour ? Si elle dépensait de telles sommes en bijoux et en toilettes, pensa-t-il encore, c’était vraisemblablement aussi parce que le baron lui avait dépeint l’état de ses finances sous un jour un peu trop favorable.

Sans le vouloir, Tron songea au roi Louis de Bavière, pas le second, tout juste arrivé au pouvoir, mais le premier, qui avait vécu une histoire assez comparable. Quel âge pouvait-il avoir quand il avait aperçu pour la première fois la prétendue danseuse espagnole Lola Montez, à l’automne 1846 ? Dans les soixante ans. Ce qui faisait également une différence de trente-cinq ans, à supposer que la jeune femme en eût alors vingt-cinq. La belle Andalouse, en réalité une Irlandaise, avait à peine mis deux ans à ruiner son amant. À la fin, le roi avait été obligé d’abdiquer et Lola de fuir Munich. Spaur connaissait-il l’histoire tragique de Louis et Lola ? Oui, sûrement. À l’époque, toute l’Europe avait suivi avec passion le scandale à la cour bavaroise.

 

— Ce meurtre, décréta Spaur dès que Tron et Bossi eurent pris place en face de lui, ne nous regarde pas. Quand un officier de Sa Majesté découvre un cadavre sur un terrain militaire, la garde civile n’est pas concernée. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à la baronne.

Le commandant de police se fourra une praline dans la bouche, mais d’un geste si lent qu’on aurait dit que cette friandise pesait au moins un demi-quintal. De toute évidence, son épouse ne s’était pas laissé convaincre par cette vision des choses. Le commissaire s’inclina.

— Et quelle a été sa réaction ?

— Elle a répliqué qu’on ne pouvait guère qualifier le campanile de terrain militaire et que, par ailleurs, il s’agissait à n’en pas douter de l’individu que nous recherchons.

— Vous n’avez donc pas l’intention de confier l’affaire à la police militaire ?

Spaur secoua la tête.

— La baronne ne fait aucun cas de cette idée. Au contraire, ajouta-t-il, elle voudrait que nous passions à l’attaque.

Tron n’avait pas l’impression que le commandant de police se pliât avec grand enthousiasme au souhait de son épouse.

— Que nous passions à l’attaque contre qui ?

— D’une part contre la police militaire, d’autre part contre l’assassin.

— Et comment ?

Spaur écarta la cafetière pour jeter un coup d’œil au portrait de sa femme posé sur le bureau, dans un cadre argenté.

— La baronne suggère de lui tendre un piège.

— Un piège ? s’exclama Tron en haussant les sourcils.

Son supérieur le dévisagea comme s’il avait affaire à une recrue un peu lente.

— Un piège est un mécanisme servant à attraper ou à tuer des proies, expliqua-t-il. À l’aide d’une amorce qui les attire.

Comme Tron gardait le silence, faute de savoir que répondre, Bossi toussota avec respect.

— Son Excellence nous conseille de recourir à un appât ? s’enquit-il.

Il avait l’habitude de s’adresser à Spaur à la troisième personne, ce que le commandant de police semblait apprécier et ce qui, chaque fois, amusait Tron. Leur supérieur hiérarchique adressa un regard bienveillant au jeune homme.

— Vous m’avez tout à fait compris, inspecteur. La baronne a employé le même mot que vous : un appât.

Il but une gorgée de café avant de poursuivre :

— Quel était le point commun à toutes les victimes ?

Bossi réfléchit un instant, puis il dit :

— Elles étaient blondes aux yeux verts, Excellence. Mais, ajouta-t-il, je nous vois mal recourir aux services d’une dame pour cette mission.

— La baronne estime qu’il n’est pas nécessaire que l’appât soit de sexe féminin.

Cette fois, l’inspecteur parut troublé.

— Une blonde aux yeux verts qui ne soit pas de sexe féminin ?

Alors le commandant sourit – d’une manière qui ne plut pas du tout à Tron.

— Ce qu’il nous faut, expliqua Spaur, c’est une personne jeune, blonde, aux yeux verts et aux nerfs solides.

Bossi se redressa sur sa chaise dans une attitude soumise.

— Son Excellence pense-t-elle à quelqu’un en particulier ?

Le sourire mauvais sur le visage du commandant de police se renforça.

— Vous connaissez les critères, inspecteur : cheveux blonds, yeux verts, silhouette plutôt fine, traits agréables et voix pas trop râpeuse. Si cette personne savait en plus manier une arme, ce serait encore mieux.

Spaur se pencha au-dessus de son bureau et fixa le jeune homme.

— De quelle couleur sont vos yeux, inspecteur ?

De nouveau, Bossi parut troublé.

— Verts, Excellence.

Le baron hocha la tête d’un air satisfait.

— Eh bien, c’est parfait !

Tout à coup, le jeune homme blêmit.

— Son Excellence me demande de…

Spaur lui coupa la parole d’un geste de la main.

— Chez Riccardi, vous trouverez tout ce qu’il vous faut.

Bossi ravala sa salive.

— Son Excellence veut parler du costumier dans la Frezzeria1 ?

— Oui, il a des robes de toutes les tailles, répondit le commandant sur un ton glacial. Trouvez une tenue adéquate et demandez à être servi par M. Riccardi en personne. Dites-lui qu’il s’agit d’une enquête et qu’il doit adresser la facture au commissariat central.

 

— Vous croyez que vous y arriverez, inspecteur ?

À voir Bossi, le dos collé au mur devant le bureau de Spaur, on aurait pu croire qu’un voleur masqué le menaçait de son poignard. Il soupira.

— Le commandant est capable d’envoyer le sergent Kranzler chez Riccardi pour vérifier que j’y suis bien allé. Il était tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Dans ce cas, achetez un déguisement et rentrez chez vous.

— À la maison ? Chez ma mère ? Vêtu d’une robe ?

Le jeune homme secoua le menton d’un air scandalisé.

Tron avait oublié que son adjoint, célibataire, habitait toujours chez sa mère. La veuve dorlotait son fiston, mais, en même temps, elle le tenait sous bonne garde. Celui-ci leva vers lui un regard indécis.

— Que feriez-vous à ma place, commissaire ?

Bonne question. Tron doutait que, dans une robe, il fît bonne figure. Mais le physique juvénile de Bossi changeait tout.

— Si j’étais vous, répondit-il, je penserais à ma carrière. Je me procurerais un costume chez Riccardi et j’irais faire un tour sur la place Saint-Marc. Vous pourriez même boire un café au Florian.

— Comment ! s’indigna Bossi. Entrer dans un café sans escorte ?

Tron ne put s’empêcher de sourire. Bossi, fou de progrès technique, était en même temps un fervent défenseur des conventions. Pour lui, une femme respectable n’allait pas boire un café au Florian seule. Jamais il ne lui aurait traversé l’esprit que cette liberté pouvait avoir un rapport avec la notion de progrès. On rencontrait désormais de plus en plus souvent des Anglaises ou des Américaines dans les établissements de la place Saint-Marc. Mais à cet égard – sur ce point, Tron et la princesse étaient d’accord –, les Italiennes avaient beaucoup de retard. Non moins que les Italiens, bien entendu.

— Un policier moderne doit faire preuve de flexibilité, conclut-il.

— Vous pensez donc que je devrais…

Le commissaire hocha la tête.

— Essayez ! Et cette nuit, quand vous vous sentirez plus à l’aise dans votre costume, vous ferez le tour des endroits connus.

1- La Frezzeria ou Ca’Frezzeria est la rue commerçante qui relie le théâtre de La Fenice à la place Saint-Marc. (N.d.T.)