— Pendant un moment, j’ai cru que vous alliez pour de bon lui renverser l’assiette de soupe sur la tête, déclara Bossi quelques minutes plus tard, alors qu’ils étaient de nouveau à l’air libre. Votre visage avait une telle expression de rage !
Ils avaient quitté le Florian pour rejoindre le poste de police. La température avait fraîchi. Une épaisse couche de nuages recouvrait la ville : elle n’annonçait certes pas de la pluie, mais ne semblait pas non plus sur le point de se déchirer. Une véritable cohue avait envahi la place. Une fois de plus, le commissaire constata que presque tout le monde y était masqué, même les vendeurs de marrons qui attendaient le client derrière leurs réchauds. Il fut pris d’un rire nerveux.
— Pourquoi voulez-vous que je lui renverse une assiette de soupe sur la tête ?
— Parce qu’il portait une cocarde tricolore au revers de la veste, répondit Bossi d’un ton neutre. Je sais que vous ne supportez pas ce genre d’individu.
Exact. Contrairement à lui, qui éprouvait de la sympathie pour les Piémontais. De même, hélas, que la princesse. Tron était entouré de partisans de l’unité italienne.
— Le commandant de police et moi sommes convenus de ne pas nous arrêter aux cocardes de taille modeste, expliqua-t-il.
Il allait de soi que modeste était une question de point de vue. Bossi jugeait de grandes cocardes plutôt petites tandis que lui-même trouvait les petites déjà trop grandes.
— Sa cocarde vous paraissait-elle trop grande, commissaire ?
Bonne question. Tron essaya de se souvenir. Le problème était que, sur le moment, il n’avait pensé qu’à l’article du Times.
— Il me semble qu’elle était assez petite, finit-il par conclure. Voilà pourquoi j’ai préféré l’ignorer.
Bien entendu, c’était complètement faux. L’objection de Bossi ne se fit guère attendre.
— Vous étiez à deux doigts de ne pas l’ignorer, rétorqua-t-il, et de lui renverser sa soupe sur la tête !
Ils passèrent devant un groupe de Français qui se balançaient, bras dessus, bras dessous, en chantant une chanson. Tron nota qu’ils portaient des loups noirs. Il dit :
— Et quand bien même ?
Il regrettait presque de s’être retenu et d’avoir engagé cette conversation oiseuse avec son subalterne. Pourquoi ne pas faire demi-tour ? La soupe était certainement encore chaude. Non, ce n’était pas une bonne idée.
— Vous auriez attesté, poursuivit-il sur un ton impérieux, qu’il s’agissait d’une maladresse de ma part.
Du moins l’espérait-il. Bossi s’obstina.
— Cela aurait malgré tout constitué une énorme erreur.
Comment ? L’inspecteur voulait entamer une discussion politique ? Qu’à cela ne tienne ! Tron avait emporté le Times qu’il avait confisqué. Il lui montrerait l’article en question.
— Parce que la cause symbolisée par cette cocarde vous paraît juste ? attaqua-t-il.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, commissaire.
— Alors pourquoi aurait-ce été une énorme erreur, inspecteur ?
— Parce que le vert n’était pas vert, mais bleu.
Tron s’arrêta net.
— Pardon ?
— Bleu, blanc, rouge, expliqua son adjoint. Les couleurs du Second Empire. Le ruban bleu était en partie caché par les deux autres. En réalité, vous n’avez vu que le blanc et le rouge et vous en avez déduit que le troisième était vert.
— On déduit toujours ce qu’on ignore de ce que l’on voit, répliqua Tron d’un ton pédant. C’est le principe même des enquêtes.
— Sauf que cette fois-ci, vous êtes tombé à côté, lâcha l’inspecteur avec un sourire indulgent. Je connais cet homme. J’aurais dû vous prévenir tout de suite, mais tout est allé si vite.
Le commissaire fronça les sourcils.
— Qui est-ce ?
— Le nouveau consul de France, M. Blanche, répondit Bossi. Il est venu nous voir il y a quelques jours pour une affaire de vol à la tire.
L’inspecteur jeta un regard soucieux à son chef.
— Sans doute vous prend-il pour un fou, maintenant.
La remarque déclencha chez Tron un formidable éclat de rire. Quand il lui tint la porte pour le laisser entrer dans le poste de police, Bossi le dévisagea comme s’il était vraiment devenu fou.
M. Muratti était aussi petit et gros que dans le souvenir du commissaire. Il portait une redingote marron foncé bien coupée ; ses cheveux couleur aile de corbeau étaient lissés vers l’arrière et sa moustache était taillée avec un soin maniaque. Le plus frappant chez lui demeurait ses yeux, des yeux sombres, ardents, presque noirs, comme ceux d’un violoniste tsigane sur le retour. Tron lui donnait dans les quarante ans. Quand ils pénétrèrent dans la pièce du fond, où il attendait, Muratti se leva. La lampe à pétrole accrochée au plafond jetait une ombre prononcée qui le faisait paraître encore plus trapu.
— Monsieur Muratti ?
— Vous vous souvenez de moi ?
L’hôtelier parut se réjouir. Il avait le comportement servile des gens dont les affaires frisent l’illégalité. Il leur tendit la main avant de se rasseoir. Tron sourit.
— Que puis-je pour vous, monsieur Muratti ?
Muratti fit entendre un toussotement nerveux.
— C’est peut-être moi qui peux vous rendre service, commissaire. Je suis venu à cause de l’article dans la Gazzetta. Le crime dans la gondole. Cet homme est-il déjà… ?
Tron fit non de la tête.
— Nous y travaillons.
— Ah bon. Dans ce cas…
— Oui ?
L’hôtelier soupira.
— À vrai dire, d’habitude, je suis plutôt discret à l’égard de mes clients.
Le commissaire prit un air compréhensif.
— C’est normal.
— Mais dans ce cas…
Muratti s’interrompit. Son visage se plissa d’inquiétude. Tron se pencha vers lui.
— Oui ?
— Il m’a paru nécessaire de vous rendre visite, conclut l’hôtelier.
Puis il se tut de nouveau. À l’évidence, il faisait partie de ces gens à qui il fallait tirer les vers du nez.
— Dans quel cas ? demanda le commissaire sans s’énerver.
— Cet homme s’est présenté chez moi avant-hier. Il n’avait pas de papiers. Je suppose qu’il est autrichien. Du moins a-t-il un accent allemand. Quand la femme de chambre est entrée pour faire le lit, il était en train de nettoyer les manchettes de sa chemise.
Muratti s’interrompit et adressa au commissaire un regard lourd de sens.
— D’après elle, on aurait dit des taches de sang.
Il s’appuya contre le dossier, l’air épuisé, comme s’il avait lui-même frotté le tissu.
— Une fois qu’il a été sorti, j’ai jeté un coup d’œil dans sa chambre.
— Et alors ?
— La gamine avait raison, annonça-t-il. Dans sa valise, j’ai trouvé une chemise aux manchettes couvertes de sang.
En d’autres termes, il avait fouillé dans les affaires de son client. D’un point de vue juridique, cela s’appelait une effraction. Le calme avec lequel il avouait ces faits intrigua le commissaire.
— On aurait dit, poursuivit-il, qu’il avait essayé d’effacer les taches.
— Il s’agit peut-être de vin rouge, suggéra Tron.
M. Muratti dodelina de la tête en souriant.
— Croyez-moi, commissaire, je sais distinguer le sang du vin rouge !
Et après une petite pause, il ajouta :
— En outre, il y avait l’autre valise.
— Quelle valise ?
— Une mallette plate contenant toute une collection de couteaux aiguisés, précisa l’hôtelier. Dans la Gazzetta, j’ai lu que l’assassin avait découpé le foie de la malheureuse.
Bossi jugea utile d’intervenir.
— Savez-vous combien de temps cet homme compte rester à Venise ?
— Il m’a chargé d’appeler une gondole pour l’emmener à la gare à deux heures, répondit Muratti.
Un coup d’œil sur l’horloge fixée au mur apprit à Tron qu’il était deux heures moins vingt. Il se tourna vers Bossi qui se tourna vers lui. Alors, ils hochèrent la tête presque en même temps. Puis ils bondirent hors de la pièce.
Ignaz Zuckerkandl, sa mallette à échantillons sous le bras, descendit au pied du Rialto. Il paya le gondolier, qui l’avait transporté de l’hôpital Ognissanti jusqu’ici, et lui donna un généreux pourboire. Il se sentait léger, presque joyeux, comme si un lourd fardeau avait glissé de ses épaules. Même la pluie qui s’était mise à tomber quelques minutes plus tôt n’aurait pu gâcher sa bonne humeur.
Il constata avec surprise que les angoisses puériles qui avaient fait de sa vie un enfer au cours des deux derniers jours s’étaient évanouies d’un seul coup. Devait-il ce revirement au contrat juteux qu’il venait de signer à l’hôpital Ognissanti ? Il n’aurait su le dire. Tout ce qu’il savait, c’est que, depuis l’avant-veille, il avait été en proie à une véritable panique. Cet état d’anxiété, supposait-il, tenait sans doute à la fatigue nerveuse causée par cette affaire. Maintenant, il regrettait presque d’avoir à quitter Venise avant la date prévue. En fin de compte, il n’avait personne à ses trousses ! Comment avait-il pu nourrir une idée aussi absurde ? Les deux agents en uniforme qui venaient à sa rencontre sur le campo Bartolomeo, par exemple, lui adressaient-ils un regard méfiant ? Bien sûr que non ! Pourquoi le devraient-ils d’ailleurs ?
Deux minutes plus tard, il atteignit l’Albergo della Fava. Comme il avait déjà réglé la note, il ne lui restait plus qu’à prendre ses bagages à la réception et à attendre le gondolier qui devait l’emmener à la gare.
Une fois qu’il eut chargé sa valise dans l’embarcation, le valet de l’hôtel prit congé de lui avec un clin d’œil complice, d’homme à homme en quelque sorte, comme s’il avait mené ici une vie de bâton de chaise.
À vrai dire, il s’était attendu à ce que, arrivés au bout du rio Fontego, ils s’engagent sur le Grand Canal où il aurait pu admirer une dernière fois le pont du Rialto. Mais le gondolier semblait connaître un autre itinéraire pour la gare, peut-être un raccourci. Ils passaient d’un petit canal à un autre, s’écartant de temps en temps pour croiser une gondole ou une barque à fond plat, doublant des pontons à moitié cachés par un rideau de pluie, et il appréciait le glissement sans heurt à la surface de l’eau.
Mon Dieu ! Quelle aventure ! Et avec quelle bravoure il l’avait affrontée ! Il se réjouit de constater que les abominables événements des derniers jours commençaient déjà à pâlir, à se transformer en une incroyable anecdote, de celles qu’on raconte à ses amis tard dans la nuit.
Il ferma les yeux et écouta les gouttes de pluie marteler le toit du felze. Alors, le garçon du Regina e Gran Canal lui revint à l’esprit. Il ne put s’empêcher de penser à la courte caresse de leurs mains. Et au regard prolongé que le jeune homme lui avait adressé ensuite. Pourquoi m’as-tu donné ces regards si profonds1 ? Hélas, ils étaient passés, envolés ! Il poussa un profond soupir et se redressa sur la banquette. Tout à coup, il éprouva le désir fou d’être retenu à Venise par quelque événement. Une guerre soudaine, une mise en quarantaine inattendue, l’incendie de la gare.
Quand la proue effleura les marches menant sur le quai, tout lui parut cependant normal. Seul le bâtiment l’étonna quelque peu, il ne l’aurait pas reconnu. Il n’y avait pas beaucoup de monde sur la place, et un policier en uniforme montait la garde près de l’entrée, plus petite que dans son souvenir. Bizarre, se dit-il, à son arrivée à Venise, il n’avait pas remarqué à quel point les uniformes des porteurs ressemblaient à ceux de la garde civile.
Deux d’entre eux, encadrant un civil, accoururent vers sa gondole avec zèle. Un troisième porteur talonnait le civil et, le bras tendu en avant, le protégeait à l’aide d’un parapluie. Ils s’arrêtèrent en haut des marches et baissèrent les yeux vers lui. Le civil, qui dirigeait le groupe, portait une redingote et l’habituel haut-de-forme noir. Il l’observa en haussant les sourcils et dit dans le plus pur toscan, sans doute parce qu’il se doutait qu’il avait affaire à un étranger :
— Je suis le commissaire Tron. Nous avons quelques questions à vous poser.
1- « Pourquoi nous as-tu donné ces regards profonds ? » Titre d’un célèbre poème de Goethe à Charlotte von Stein datant de 1776. (N.d.T.)