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Zuanne Nono ne supportait pas les officiers de l’armée autrichienne. Ils vomissaient sur le velours de sa gondole et, ensuite, refusaient de le dédommager. Depuis le temps, il les reconnaissait même en civil, du fait qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de lui parler sur un ton impérieux – comme s’ils avaient affaire à un satané Croate ou à un Slovène, et non à un Vénitien. L’aimable cavalier au visage recouvert d’une bautta, qui avait embarqué devant la locanda Zanetto en compagnie d’une dame, ne pouvait pas être un militaire. Son italien possédait certes une coloration particulière, il s’agissait indubitablement d’un étranger. Mais Zuanne Nono n’avait rien contre les étrangers. Dans son métier, on ne pouvait pas se permettre d’avoir des préjugés.

Dès le départ de la gondole, le cavalier avait refermé avec soin le rideau noir du felze, ce qui signifiait qu’une aventure galante figurait au programme. Cela ne le dérangeait pas, tant qu’on ne salissait pas le velours de sa banquette. Or malgré son loup noir et son ridicule tricorne en carton, l’étranger lui avait fait une excellente impression. Avec toutes ces années passées à circuler dans Venise à bord de sa gondole, Zuanne Nono avait acquis une profonde connaissance de la nature humaine. Il refusait d’emblée tout client du genre à lui créer des ennuis. Et pour le cas où quelqu’un lui marcherait sur les pieds, il gardait à portée de main une massue à vous transformer en agneau un taureau pris de furie.

Ils avaient maintenant atteint l’extrémité du rio di San Felice et s’engageaient sur le Grand Canal. Une légère nappe de brouillard recouvrait la surface de l’eau et absorbait la lumière qui s’échappait des fenêtres éclairées. Le cavalier en aurait-il pour son argent ? se demanda le gondolier. La dame à son bras ne manquait pas de charme. Il l’avait jaugée d’un bref coup d’œil dans la lueur des becs de gaz sur le ponton de la locanda. Des cheveux blonds, des yeux verts et un décolleté prometteur. Zuanne Nono clappa de la langue en connaisseur. Il se réjouissait pour l’étranger, qui s’était montré d’une extrême générosité. Six lires pour une heure, c’était le double du prix normal. D’un autre côté, le client économisait l’hôtel. « Vous me laisserez descendre au Rialto dans une heure, avait-il dit. Ensuite, vous déposerez la signorina1 devant la Piazzetta. »

Il était encore tôt, à peine huit heures. Le gondolier envisageait de prendre le rio di San Cassiano derrière le palais Morosini de manière à rejoindre le canal de la Giudecca par le dédale de petits canaux. Une fois à la punta di Santa Marta, il ferait demi-tour et reviendrait au Rialto par le rio Foscari. De là, il ne lui faudrait plus qu’un quart d’heure pour atteindre la Piazzetta. C’était une promenade agréable, d’autant qu’il n’y avait pas de vent et que l’air était d’une douceur surprenante pour la saison. Certains jours, Zuanne Nono détestait son métier. Ce jour-là, il l’adorait. Et l’occupation des deux passagers sous le felze lui paraissait presque romantique.

Une fois sur le canal de la Giudecca, il ne fit plus aucun doute que l’aimable cavalier était passé à l’action. Ils avaient cessé de murmurer. Soudain, la dame avait poussé un cri de volupté qui s’était interrompu brusquement, comme si elle s’était évanouie. Ensuite, la gondole avait un peu tangué ; on aurait dit que, dans le feu de l’action, ses pieds frappaient contre les planches. Puis le silence s’était fait.

Probablement, pensa Zuanne Nono, les cris et les coups de pied reprendraient-ils d’un instant à l’autre. Or, comme non seulement il possédait une belle voix, mais qu’en outre un air de musique lui paraissait toujours bienvenu, il se mit à chanter.

La donna è mobile

Qual piuma al vento,

Muta d’accento

E di pensiero2.

Il fut obligé de s’interrompre, pris d’un fou rire, car le vacarme sous le felze s’était encore accru. S’il n’avait pas su ce que le couple fabriquait, il aurait été tenté de croire que le cavalier tordait le cou à sa belle.

 

Quel étonnant bien-être sous ce felze ! pensa-t-il. Deux petites lampes placées dans un tube en verre baignaient la cabine d’une douce lumière ; le scaldino à leurs pieds procurait plus de chaleur qu’il ne l’aurait imaginé. La banquette tendue de velours vert n’était certes pas très confortable, mais cela suffisait amplement pour une brève étreinte. Et à plus forte raison pour ce qu’il projetait ce soir-là.

Il avait posé par terre son manteau dont les poches contenaient le matériel nécessaire : deux lanières en cuir pour la ligoter, un mouchoir pour l’empêcher de crier, des sels et, bien entendu, son rasoir. Avant de passer à l’action, il l’enroulerait avec soin, la doublure à l’extérieur, car une fois qu’il en aurait terminé, sa redingote serait maculée. Mieux valait débarquer au Rialto avec un manteau propre. Par précaution, il remettrait aussi son loup. Il croyait aux hasards stupides. C’est pourquoi il évitait tout risque superflu. Comme le disait la chansonnette : « Faute d’un clou, le royaume fut perdu3. »

Il n’avait encore jamais fait l’amour dans une gondole, et à vrai dire, ce n’était pas non plus dans ses intentions. Non qu’il boudât les plaisirs charnels, au contraire. Seulement, cette expression prenait chez lui un sens différent. Les plaisirs charnels – avait-il trouvé ces mots tout seul ? Ou la bête tapie au fond de lui les lui avait-elle soufflés ? La bête sauvage qui venait de faire entendre un ricanement baveux. Parfois, il avait du mal à distinguer les deux. Là, par exemple, il sentait monter sa soif d’action. Cependant, il ne lâcherait pas le fauve avant d’avoir ligoté et bâillonné cette catin car, dans l’immédiat, il devait garder toute sa lucidité.

Devait-on se déshabiller pour faire l’amour dans une gondole ? Ou bien se contentait-on de… défaire sa ceinture ? L’idée le séduisait, mais la bête fauve au fond de lui s’en accommoderait-elle ? Surtout que la fille avait un décolleté des plus appétissants. Et qu’en fin de compte il serait obligé de la déshabiller.

Ils bavardaient maintenant depuis un petit moment, il était temps de passer aux choses sérieuses. Il glissa donc la main dans son décolleté et lui caressa les seins. Lentement, il déplaça ses doigts vers le bas ; elle l’encouragea d’un sourire. Elle ne se défendit pas non plus lorsqu’il dénuda ses épaules et entreprit de dénouer son corset. Comme les lacets lui donnaient un peu de mal, elle l’aida même à les défaire.

Du reste, elle semblait dans l’ensemble bien disposée à son égard, ce qui tenait sûrement à sa rémunération plus que généreuse. Il n’avait pas juste accepté son prix sans discuter, il avait surenchéri. Bien entendu, une fois qu’il aurait terminé, il récupérerait les pièces qu’elle avait glissées dans une bourse noire. Il serait idiot que cet argent finisse dans la poche du gondolier ou dans celle d’un policier corrompu.

Dès lors, ses mains exploraient son buste dénudé. Malgré la faible lueur à l’intérieur du felze, tout ressortait avec une merveilleuse précision : la croix en or à son cou, la petite cicatrice sur sa clavicule, l’arrondi de sa poitrine. À la réflexion, il ne la trouvait pas aussi plantureuse qu’il s’y attendait. La bête qui, elle, ne s’arrêtait pas à de tels détails, avait poussé un hurlement pantelant et brûlait de prendre le commandement.

Ce qu’elle fit. Il ouvrit grande la bouche, baissa la tête et sentit ses dents – les crocs du fauve – se planter dans son cou. Ah, quelle sensation ! Il s’unit à la bête et sombra dans le tourbillon d’une ancestrale mélodie…

C’est le cri de la femme, intense et strident, qui le ramena à la réalité et repoussa le fauve dans sa tanière. Il se redressa et, de toutes ses forces, lui écrasa la bouche avec son poing fermé. Un deuxième coup lui brisa la pommette droite et projeta sa tête contre le dossier. Elle gigota encore un instant, puis perdit connaissance. Un mince filet de sang jaillit à la commissure de ses lèvres et coula sur son menton. Il s’en arrangerait. C’eût été beaucoup plus gênant si elle avait saigné du nez car, une fois qu’il aurait enfoncé le mouchoir dans sa bouche, elle se serait étouffée. Ce n’était pas l’effet recherché. Elle devait absolument rester en vie. Et continuer de respirer pour pouvoir reprendre ses esprits.

Voilà que cet imbécile de gondolier s’était mis à chanter. Même si cela partait d’une bonne intention, c’était assez déplacé. « La femme est légère… » D’un autre côté, se dit-il, ces vers convenaient parfaitement à la situation. Il résolut de parfaire sa générosité en gratifiant le brave homme d’un bon pourboire à l’arrivée. En fin de compte, une nuit fort désagréable attendait le pauvre bougre.

Il pencha la tête de la catin en arrière, lui écarta les mâchoires et enfonça le mouchoir dans sa bouche. Assez profond pour qu’elle ne puisse pas le repousser avec sa langue, mais pas suffisamment pour l’empêcher de respirer. Avec l’une des lanières en cuir, il lui ligota les chevilles. Il la fit rouler sur le côté, tira ses bras dans le dos, lia ses poignets à l’aide de la seconde lanière et la ramena dans sa position initiale. D’un mouvement rapide et puissant, il déchira sa robe et lui dégagea le ventre. Allongée devant lui comme un cadavre sur une table de dissection, elle était parfaite. Il sortit le flacon de sels. Il devait juste lui rendre un souffle de vie avant d’utiliser le rasoir.

 

Par la Sainte Vierge ! Il n’avait encore jamais entendu de tels soupirs, de tels halètements, de tels gémissements dans sa gondole. C’était une véritable orgie ! Vraiment, ce vicieux n’avait pas fait les choses à moitié. Et la donna4 ne s’était pas fait prier non plus. Zuanne Nono ne put s’empêcher de se demander comment ils s’y étaient pris. Les soupirs et les gémissements étaient assurément ceux de la femme. Les halètements sourds, en revanche, semblaient provenir du cavalier. L’avait-il attachée et bâillonnée avant d’apaiser sur elle ses ardeurs ? Le gondolier sourit. L’astuce des liens était intéressante. Il savait que certains hommes aimaient les jeux de ce genre. Et se livrer à ce sinistre numéro dans une gondole ne manquait pas de sel. Une gondole n’évoquait-elle pas un cercueil noir et brillant ? N’était-il pas logique que son balancement, les à-coups de la rame éveillent non seulement le désir, mais qu’ils donnent aussi des ailes à l’imagination d’un homme ? À la partie sombre de son imagination.

Pourtant, l’étranger n’avait pas l’air d’un homme doué d’une grande imagination. À quoi ressemblait-il, d’ailleurs ? Au fond, il avait à peine prononcé quelques mots. Et il n’avait pas non plus ôté son loup, ce qui n’était guère surprenant après des ébats pareils. D’un autre côté, Venise était connue pour sa tolérance. Et Zuanne Nono avait pour devise : « À chaque bébête son petit plaisir. » Du moins tant que la femme marchait dans la combine et que lui-même n’en était pas pour ses frais.

Or, sur ce point, Zuanne Nono n’avait pas à se plaindre. Le pourboire que le cavalier lui avait glissé en quittant la gondole devant le Rialto était certes moite et collant, mais plus que généreux. Trois lires en or ! Avec, en prime, quelques notes du Requiem de Mozart sifflotées sur un ton guilleret. Quel homme cultivé ! Il n’allait quand même pas se plaindre parce que les pièces étaient humides.

Le cavalier s’était vraisemblablement accordé une gorgée de remontant juste avant de sortir et il avait dû en renverser. Beaucoup de dames portaient sur elles de petites bouteilles d’alcool pour requinquer les clients fatigués. Lui-même avait déjà songé à interdire cette pratique dans son embarcation et à proposer quelques rafraîchissements appropriés, deux ou trois liqueurs ainsi que du champagne, pas grand-chose, mais des produits de qualité, bien entendu à un prix adéquat. En l’occurrence, il supposait qu’il s’agissait d’un kirsch quelconque car le liquide avait des reflets rougeâtres, cependant il n’était pas allé jusqu’à se lécher les doigts. Il les avait juste essuyés sur son pantalon noir. Sa femme devait de toute façon le laver.

Avant de s’éloigner, le cavalier avait refermé le rideau du felze avec soin et lui avait ordonné de ne déranger sa compagne sous aucun prétexte, un geste de grande courtoisie envers une dame sans doute encore à demi dévêtue. Jusqu’à maintenant, elle n’avait toujours pas bronché. Zuanne Nono supposait qu’elle refaisait son maquillage afin de poursuivre sans tarder ses activités dans un des nombreux cafés de la place Saint-Marc. Le racolage était certes interdit, mais, durant le carnaval, la police fermait les yeux. D’autant qu’en cette période de l’année la plupart des femmes paraissaient prêtes à tout en échange de quelques lires.

Arrivé devant le môle, il sauta sur le quai et amarra sa gondole. Il s’approcha du felze pour aider la dame à s’en extirper et, par la même occasion, jeter un deuxième coup d’œil dans son décolleté. En même temps, il était curieux de voir si elle avait réussi à remettre de l’ordre dans sa tenue, qui devait avoir un peu souffert d’une croisière aussi agitée. Il supposait qu’elle devait être à nouveau impeccable.

Faute de bois sur lequel frapper, il se racla discrètement la gorge et s’écria :

— Siamo arrivati, signorina5.

C’était à vrai dire superflu puisqu’elle avait bien dû se rendre compte elle-même que la gondole ne bougeait plus. Pourtant, elle ne répondit pas. De toute évidence, elle était encore occupée à se pomponner et ne l’avait pas entendu. Zuanne Nono s’éclaircit la gorge une seconde fois et répéta un peu plus fort :

— Siamo arrivati, signorina !

Il n’obtint toujours aucune réponse, ce qui laissait à penser que la belle s’était endormie. Il ne lui restait donc plus qu’à ouvrir le rideau, redire sa phrase et, si nécessaire, réveiller la dame en la secouant. En la touchant ! Quelle perspective excitante ! Il en profiterait pour lorgner de plus près son décolleté. Avec un peu de chance, sa robe aurait glissé. Il en pouffa de plaisir. Pour la seconde fois de la soirée, il constata qu’il adorait son métier.

Il écarta le rideau, passa la tête dans le felze et… retint un cri. La blonde était allongée sur la banquette, entièrement nue. Ses yeux étaient écarquillés ; il ne faisait aucun doute qu’elle était morte. Il tourna la tête vers la gauche pour voir ses pieds, puis vers la droite, pour regarder à nouveau son visage. Il ne la regarda pas plus de deux secondes. Pourtant, il enregistra jusqu’au moindre détail.

Il vit le bâillon dans sa bouche et ses chevilles ligotées. Il vit les flots de sang qui cachaient presque les contours de son corps. Et il vit une petite masse lisse et brillante posée sur la banquette, comme sur l’étal d’un boucher. Quand il comprit de quoi il s’agissait, il eut un haut-le-cœur. Il se retourna en hurlant, fit quelques pas mal assurés en direction du môle et s’immobilisa. Puis il se pencha par-dessus le garde-fou en bois pour vomir.

1- « Demoiselle. » (N.d.T.)

2- « La femme est légère / Plume dans le vent / Elle change d’accent / Et de sentiment. » Air célèbre tiré du dernier acte de Rigoletto de Giuseppe Verdi, créé à La Fenice de Venise le 11 mars 1851. (N.d.T.)

3- « For want of a nail » est une chansonnette extraite de La Science du bonhomme Richard de Benjamin Franklin (1758). On en trouve un écho dans le conte des frères Grimm, Le Clou (ajout de 1843). (N.d.T.)

4- « Femme. » (N.d.T.)

5- « Nous sommes arrivés, mademoiselle. » (N.d.T.)