Tron poussa le sucrier vers Bossi, lui désigna du menton la pince en argent et regarda son adjoint se servir, les mains tremblantes. Un morceau, puis un deuxième, un troisième et encore un quatrième. D’habitude, Bossi buvait son café sans sucre. Le commissaire doutait qu’il sût ce qu’il faisait. Son rapport s’était révélé assez confus. Manifestement, il était encore sous le coup de l’émotion.
— Vous êtes sûr que votre homme s’est échappé par la porte du palais Cavalli ?
Bossi, sa tasse de café à la main, s’appuya contre le dossier de sa chaise et ferma les yeux en soupirant. L’averse avait non seulement réduit sa perruque blonde à l’état de serpillière jaunâtre, mais aussi anéanti son maquillage. Le fard avait coulé de ses paupières et formait sur ses joues des larmes noires, comme celles d’un clown triste. Il était presque onze heures du soir, la pluie froide qui s’était mise à tomber avec une surprenante violence une demi-heure plus tôt s’abattait à grosses gouttes contre les vitres du palais Balbi-Valier. Après avoir salué l’inspecteur surgi à l’improviste, la princesse s’était retirée dans son cabinet.
— Le mur du jardin commence au pied du pont et tourne à angle droit au bout de quelques pas, répondit Bossi. Je suis certain qu’il est parti par là. Seulement, une fois au coin de la rue, j’ai perdu toute trace de lui.
— Il n’a pas pu continuer en direction du campo Santo Stefano ? Et se cacher derrière la fontaine, par exemple ?
— J’ai vérifié. Il n’y était pas.
— Vous pensez donc qu’il a utilisé la petite porte dans le mur ?
— Il n’a quand même pas pu se volatiliser !
— Encore faut-il que ce soit bien notre homme, remarqua le commissaire en se penchant pour fixer son adjoint. Je n’ai toujours pas compris pourquoi vous en êtes aussi sûr. Vous dites que c’est lui qui vous a adressé la parole ?
— Il est venu vers moi, m’a offert une coupe de champagne et, ensuite, m’a invité à danser.
— Qu’est-ce qui vous a amené à boire du champagne et à valser avec un inconnu ?
— Je voulais voir si mon déguisement fonctionnait.
— Et alors, ça a fonctionné ?
Bossi esquissa un sourire gêné et reprit aussitôt son sérieux.
— Il brûlait de m’emmener à l’hôtel.
— Qu’est-ce qui a éveillé vos soupçons ? Au départ, vous estimiez vos chances de rencontrer l’assassin minimes.
— J’ai soudain eu un mauvais pressentiment, dit Bossi. Et puis, il y avait ce rasoir dans la poche de sa redingote.
Tron fronça les sourcils.
— Vous avez vu un rasoir dans sa poche ?
— À vrai dire, concéda l’inspecteur, j’ai seulement senti un objet de forme allongée. Néanmoins, cela a encore renforcé mon pressentiment. C’est pourquoi je voulais aller au fond des choses.
— Seulement, une fois arrivé devant votre hôtel de passe, vous n’étiez pas beaucoup plus avancé.
— Non, hélas. Je lui ai donc demandé de vider ses poches.
— Sans dire que vous étiez de la police ?
— Si c’était bien notre homme, il se serait braqué au seul mot de police. Face à un voleur, au contraire, la plupart des gens déballent leurs affaires sans trop de résistance.
— Et vous avez conclu qu’il s’agissait de notre homme parce qu’il a pris la fuite ?
— En effet, dit Bossi en hochant la tête. Et parce qu’il n’a pas appelé au secours.
— Le coup de feu était-il volontaire ?
— Non, il est parti tout seul quand son coude a percuté mon menton.
— Et après ?
— Je me suis lancé à sa poursuite. Le reste, vous le savez.
— Comment se fait-il au juste que vous soyez entré au Rudolfo ?
— C’était sur mon chemin. Et comme je trouvais toute cette idée…
Bossi s’interrompit, les yeux rivés sur sa tasse. Tron ne put s’empêcher de rire.
— Comme vous trouviez toute cette idée absurde et que vous ne pouviez pas non plus rentrer chez vous dans cet accoutrement à cause de votre mère, vous avez résolu de faire un tour au Rudolfo avant de vous esquiver.
Bossi afficha une mine renfrognée.
— Spaur m’aurait à coup sûr posé des questions, et vous-même, vous étiez favorable à l’opération.
— J’ai juste dit, rectifia Tron, qu’on ne doit jamais exclure les hasards les plus invraisemblables.
Bossi tira pensivement sur les manches trempées de sa robe.
— Vous semble-t-il possible que le comte de Chambord soit impliqué dans cette affaire ? Que la nuit, il se transforme en une sorte de… de loup-garou ?
— J’avoue que cette hypothèse ne manque pas de charme, répondit le commissaire. Mais le comte ne vit pas seul au palais Cavalli.
— Que faire à présent ?
— Demain, je parlerai à M. Sorelli. Peut-être a-t-il remarqué quelque chose.
Tron examina son subalterne.
— Souhaitez-vous vous changer avant de rentrer chez vous ? Voulez-vous que je vous prête des vêtements secs ?
Le commissaire imaginait mal Bossi dans une de ses redingotes ; il savait par ailleurs que, même dans les pires circonstances, le jeune homme veillait toujours à rester élégant.
Celui-ci se leva et s’avança vers le miroir au-dessus de la cheminée. En se voyant, il passa la main dans sa perruque avec un soupir.
— Je suis affreux, commissaire.
Il fit un quart de tour, jeta un regard mélancolique à son reflet et lissa sa robe au niveau des hanches. Tout à coup, on aurait dit une cocotte désespérée sur laquelle s’acharne le destin. Il demanda, d’une voix plus aiguë que d’habitude :
— La princesse n’aurait pas une robe à me prêter ? Je ne peux quand même pas sortir dans cette tenue !