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L’inspecteur Bossi, en enquêteur moderne qu’il était, ne croyait pas au hasard. Jamais il n’aurait acheté un billet à la Lotteria di Venezia, comme sa mère le faisait à l’occasion. Il ne croyait qu’aux chaînes d’indices, aux machines à vapeur, à la télégraphie et à l’éclairage au gaz.

Le commissaire, lui, croyait au hasard. C’était entre eux un sujet de discorde récurrent. Même si l’unité italienne se faisait attendre, l’inspecteur Bossi estimait en effet que le monde était en ordre, et que si cet ordre venait à être troublé, on pouvait toujours rechercher l’origine du dérèglement à l’aide de chaînes d’indices afin de restaurer l’harmonie. Pour le commissaire, au contraire, le monde constituait un chaos impénétrable, régi par le crime et le progrès technique. C’était un véritable capharnaüm, dans lequel le hasard obtus et absurde pouvait jouer un rôle important, par exemple provoquer la rencontre de son adjoint avec l’éventreur de Venise. Le commissaire n’avait certes pas formulé cette conviction de manière explicite, mais il l’avait laissé entendre, ce qui était bien sûr un non-sens. « Autant acheter un billet de loterie », pensa l’inspecteur. Rien que l’idée était en soi ridicule.

En outre, il avait pour l’heure d’autres soucis. Comment se faisait-il, par exemple, qu’il se sentît tellement à l’aise dans sa robe de promenade ? Tellement féminin ? Était-ce parce que sa perruque blonde s’accordait à la perfection au noir velouté de la robe ? Ou parce que les coussins d’ouate au niveau de sa poitrine et de ses hanches lui paraissaient aussi lisses, épousaient aussi bien la forme de son corps que s’il les portait depuis toujours ? Ou encore parce qu’un penchant longtemps contenu se frayait la voie ?

Seuls les souliers avaient demandé un peu d’entraînement. Les talons hauts l’obligeaient à poser les semelles à plat et à faire de petits pas affectés. Cette gêne accentuait certes l’allure féminine de sa démarche, mais elle réduisait aussi sa mobilité et pourrait se révéler fâcheuse en cas de bagarre. Cela dit, il ne pensait pas avoir à se bagarrer.

Quoi qu’il en soit, traverser la place Saint-Marc sur des talons hauts et la voir avec les yeux d’une femme avait été une véritable révélation. Soudain, il avait découvert le monde sous un autre jour. Partout, c’étaient les hommes qui donnaient le ton. Les officiers autrichiens lui avaient tout à coup paru ridicules, avec leurs salutations de fiers-à-bras et leur manière de fumer fanfaronne. Et les agents de police, comme ils se pavanaient et se dandinaient en marchant ! Jamais non plus il n’avait remarqué, jusque-là, le caractère viril du campanile, pourtant évident.

À deux reprises, des sous-lieutenants de chasseurs d’Innsbruck l’avaient salué. Et par deux fois également, des sous-lieutenants de chasseurs croates l’avaient sifflé. La femme en lui s’était réjouie d’instinct ; il leur avait accordé un sourire, du moins aux chasseurs d’Innsbruck. Il avait été moins ravi, en revanche, par l’approche grossière de deux Américains vêtus de costumes à grands carreaux qui avaient eu le toupet de lui barrer la route devant la Porta della Carta et d’agiter leurs portefeuilles. Quand il les eut repoussés d’un air outré, les deux malotrus avaient marmonné quelque chose entre leurs dents et haussé les épaules. Bien qu’il ne comprît pas l’anglais, il avait soupçonné des insultes vulgaires et avait failli les frapper avec la pochette en cuir que M. Riccardi l’avait forcé à acheter à la dernière minute.

Pour finir, il était entré au Rudolfo du fait que le commissaire l’avait prié d’exécuter au moins un tour d’honneur dans un des établissements connus comme lieux de rendez-vous. De plus, il rechignait à quitter aussi vite son costume de femme. Mais cela, il s’abstiendrait de le raconter à son supérieur le lendemain. De même qu’il garderait pour lui les pensées féminines qui lui avaient traversé la tête au moment où il était entré : sa coiffure était-elle en place ? Son fard et son rouge à lèvres n’avaient-ils pas souffert de l’humidité nocturne ? Sa pochette en cuir ne lui donnait-elle pas un air de grand-mère ?

À vrai dire, l’espoir qu’il avait nourri de voir les hommes tomber comme des mouches ne s’était pas réalisé. D’un côté, cet échec l’avait vexé. De l’autre, il lui avait offert la possibilité de gagner le comptoir sans encombre, puis, une fois au but, de jeter un regard tranquille à la ronde, une coupe de champagne à la main pour donner le change. Quand il avait passé commande, il avait réussi sans peine à hisser d’une quarte sa voix déjà naturellement aiguë. La demoiselle derrière le comptoir l’avait en tout cas servi sans sourciller.

L’emplacement se révélait idéal. Il lui permettait de s’admirer dans la glace et, en même temps, de garder un œil sur la majeure partie de l’établissement, c’est-à-dire les tables encore assez vides à cette heure, les garçons malgré tout pressés, les couples tournant sur la piste de danse et l’orchestre de chambre juché sur son estrade. Le peu d’intérêt que lui portaient les messieurs de l’assemblée commençait à l’agacer. Un appât qui n’appâtait personne était le comble du ridicule. Depuis quelques minutes pourtant, un monsieur rasé de près, debout près de l’estrade, tournait la tête dans sa direction. Il avait du mal à dire s’il l’observait, car un loup rouge l’empêchait de distinguer ses yeux.

Lorsque la valse s’acheva et que des danseurs s’approchèrent du comptoir, il décida de leur céder la place, sans lâcher sa coupe. L’homme au loup rouge, un individu insignifiant vêtu d’une redingote sombre, n’avait pas bougé. Soudain, il eut la certitude qu’il l’examinait. Devait-il lui laisser entendre qu’il serait ravi de bavarder avec lui ? Ainsi, il ne serait pas obligé d’inventer une conversation quand il ferait son rapport au commissaire le lendemain matin et cela prouverait son zèle. « Je me suis laissé aborder, commissaire, car, pendant un instant, j’ai cru pour de bon tenir notre homme. Vous prétendez sans cesse que le hasard provoque les circonstances les plus invraisemblables. »

Bossi se retourna, hocha à peine la tête et leva sa coupe en guise de salut. Alors, le loup rouge s’inclina de manière vieillotte, leva sa coupe à son tour et s’approcha d’un pas un peu raide. Une fois près de lui, il esquissa un sourire timide et poussa soudain un hurlement étouffé. Bizarrement, ce bruit ne semblait pas sortir de sa bouche, mais de ses entrailles, comme s’il était ventriloque. Cela ne faisait aucun doute : cet homme, de toute évidence novice en matière d’amour vénal, était au plus haut point nerveux.

Bossi rejeta la nuque en arrière avec un sourire espiègle, puis avança les lèvres – un geste qu’il supposait extrêmement féminin –, cligna ses cils artificiels et dit :

— Bonsoir, chéri.