Elle était mignonne, avait tout au plus vingt ans et les cheveux blonds. De toute évidence, elle avait dû le voir approcher car elle avait jailli des arcades du palais des Doges et s’était avancée dans la lumière des becs de gaz. Il tâta le rasoir dans sa poche. Désormais, il ne sortait plus sans lui.
Au départ, il voulait juste se dégourdir les jambes. Pourtant, au bout d’une demi-heure, il s’était retrouvé place Saint-Marc. Elle était presque vide. Il faut dire que minuit venait de sonner. Un groupe d’officiers autrichiens bavardait devant le café Quadri, un autre s’était arrêté devant le Café oriental. Les marchands ambulants étaient rentrés chez eux, seul un vendeur de marrons résistait encore devant la Porta della Carta. Quelques promeneurs masqués passèrent devant le campanile, leurs lanternes sourdes jetèrent une lumière tremblante sur le mur du clocher. On aurait dit un décor de théâtre, pensa-t-il. De nouveau, la conviction d’être ici au bon endroit s’empara de lui. Tout semblait permis dans cette ville, tout finissait par s’y arranger.
Quoique à quelques pas de la jeune femme encore, il sentait déjà son parfum à la lavande qui se mêlait, dans l’air humide, à l’odeur du charbon de bois. Cette combinaison lui évoquait un vague souvenir. Tout à coup, une scène lui revint à l’esprit, si claire et si distincte qu’il en eut le souffle coupé.
Il s’agissait de sa première opération, entreprise à Vienne, une dizaine d’années plus tôt. C’était, là aussi, une nuit d’hiver assez froide, et le parfum à la lavande de la femme se mêlait comme ici à une odeur de charbon de bois. Était-ce lui qui l’avait abordée, ou l’inverse ? Il ne savait plus. L’hôtel de passe dans lequel ils s’étaient rendus, une maison à la façade écaillée et aux escaliers grinçants, se trouvait non loin de la Michaelerplatz. La jeune femme s’était déshabillée, avec des gestes professionnels, expérimentés, et lui avait adressé un sourire non moins expérimenté. Tout était-il parti de ce sourire de routine ?
Elle s’était couchée sur le dos et il avait commencé à caresser son corps avec lenteur, son ventre, sa poitrine, ses épaules. Ce faisant, il avait ressenti une certaine excitation, mais pas l’excitation qu’un homme éprouve en général quand il touche une femme. C’était autre chose, une bête sauvage qui l’effrayait, du moins à l’époque. Quand ses mains eurent atteint son cou, il avait serré, observant son visage qui était d’abord devenu rouge, puis bleu, tandis que ses yeux grossissaient, comme prêts à sortir de leurs orbites.
Une fois la femme morte, il était resté de longues minutes à la contempler, conscient de ne pas en avoir terminé, mais ignorant encore ce qui devait suivre. Ses pensées tournaient en rond sans relâche. Son esprit ne contenait plus alors que des ombres, noir sur noir. Tout à coup, comme en transe, il avait sorti de sa poche l’étui qui contenait son rasoir et effleuré le ventre de sa victime de la pointe de sa lame, ignorant toujours ce qu’il s’apprêtait à faire. Il avait vu l’entaille, à peine plus qu’une égratignure, se remplir peu à peu de sang rouge foncé. Ce spectacle l’avait fasciné à tel point qu’il avait fait une deuxième entaille, un peu plus profonde cette fois. À la troisième, il avait su soudain ce qu’il voulait.
Pendant qu’il procédait à l’opération, il avait éprouvé une sensation de puissance inouïe, comme si le Danube en crue se déversait dans sa tête. À la jouissance que cette sensation lui procurait, il avait aussitôt compris qu’il y aurait une deuxième fois. Puis une troisième.
Bien sûr, il s’était imaginé qu’un sentiment de culpabilité, des cauchemars atroces le priveraient de sommeil nuit après nuit. Or de façon étonnante, c’était l’inverse qui s’était produit. Le lendemain, il s’était fait l’effet d’un nouveau-né. Des détails auxquels il n’avait jamais prêté attention jusque-là – un coucher de soleil, la vue de passants pressés, la lumière des becs de gaz – s’imprégnaient désormais dans son cerveau comme une série de camées brillants, d’images aussi nettes que des galvanotypes. Il avait perçu le goût de la vie comme une gorgée de vin bue au goulot.
Malgré tout, cinq ans s’étaient écoulés avant qu’il entreprenne l’opération suivante, cette fois à Trieste, mais là aussi au cours d’une froide nuit d’hiver. Deux ans plus tard, il avait recommencé, à Vienne, toujours près de la Michaelerplatz, sauf que ses incisions étaient devenues précises, rigoureuses. Sa technique s’était déjà beaucoup améliorée.
Il avait cependant marqué une assez longue pause, jusqu’au jour où il avait rencontré cette femme dans le train de Vérone et qu’il avait, hélas, été obligé d’agir dans l’urgence. Non, pas hélas, car il avait beaucoup apprécié ce moment. Il avait ainsi découvert quel charme il y avait à pratiquer l’opération ailleurs que dans un hôtel de passe miteux. Ensuite, il n’avait pas été surpris que tout s’enchaîne de lui-même. Cette ville favorisait l’inspiration, une atmosphère extraordinairement créative stimulait l’artiste en lui.
— Monsieur ?
Il ouvrit les paupières. De nouveau, il se trouvait sur la place Saint-Marc et sentait le mélange de charbon de bois et de parfum. La blonde le fixait d’un air inquiet.
— Tout va bien, monsieur ?
Il inspira une profonde bouffée d’air froid et pencha la tête en souriant. Tout allait pour le mieux, d’autant qu’il venait de constater qu’il n’avait pas emporté que son rasoir. Il lui exposa donc sa requête et, pour donner plus de poids à ses propos, montra la clé dans sa poche.
En le voyant arriver, elle était sortie des arcades du palais des Doges et lui avait jeté son regard habituel. Elle avait haussé les sourcils et esquissé un sourire. Comme on pouvait s’y attendre, il s’était arrêté et l’avait jaugée à son tour. C’était un homme d’âge moyen, vêtu d’une redingote et d’un haut-de-forme noir. Son visage découvert l’avait rassurée car, à en croire la rumeur, l’individu qui sévissait à Venise depuis quelques jours se cachait toujours derrière un loup.
Elle avait malgré tout été déconcertée par l’espèce de transe dans laquelle il était tombé après l’avoir examinée. Il avait gardé les yeux clos pendant deux à trois minutes, remuant les lèvres, comme s’il marmonnait une prière. Sans doute était-il un peu timide. Elle s’était donc approchée, et très vite, ils s’étaient mis d’accord sur un forfait généreux.
Sa requête – de même que les paroles qu’il prononçait toutes dans un murmure – ne manqua pas de la surprendre. Néanmoins, elle n’avait rien contre les clients aux souhaits un peu particuliers. De tels hommes appartenaient en général à la haute société, ils payaient bien et ne se montraient jamais violents. Après tout, si quelqu’un préférait être en laisse et aboyer comme un chien pendant qu’ils faisaient l’amour, mon Dieu, pourquoi pas ? Ce n’était pas cela qui la gênait. Ce qui la gênait, c’était une mauvaise haleine par exemple. Or ce client n’avait pas mauvaise haleine.
Le petit détour qu’il lui avait proposé avant d’aller à l’hôtel lui paraissait au fond tout à fait bénin. Au départ, elle avait même cru avoir affaire à un fou qui voulait la ramener dans le droit chemin. Mais quand elle lui avait posé la question, il avait secoué la tête en souriant. De toute évidence, il ne se souciait que de son propre salut.
Dix minutes plus tard, ils avaient quitté la riva degli Schiavoni et s’étaient engagés dans une petite ruelle qui menait à San Giovanni in Bragora. Un heureux hasard voulait que l’hôtel où ils devaient se rendre après la prière fût tout proche. Selon elle, une demi-heure devrait suffire pour allumer quelques cierges et réciter une dizaine de chapelets. Par ailleurs, elle doutait de plus en plus que le moment d’intimité qui suivrait prît un caractère orgiaque. C’était donc de l’argent facilement gagné.
Une fois qu’ils eurent traversé le campo et que son client eut ouvert sans bruit la porte de droite, ils pénétrèrent dans l’église. Une odeur d’encens et de fleurs fanées flottait dans l’air. Elle entendit l’homme qui cherchait les cierges à tâtons, reconnut le frottement d’une allumette et vit une bulle jaunâtre se former dans le creux de ses mains. Alors elle l’accompagna vers l’autel où il alluma les cierges les uns après les autres, d’un geste lent, comme pour un rituel. Bientôt, un halo couleur d’ambre perça les ténèbres et baigna le bas du retable d’une lueur pâle.
Sur un geste de son client, elle s’agenouilla pour remplir la première partie de leur contrat. Devait-elle prier à voix haute ? Comme il n’avait rien précisé, elle décida de murmurer.
Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum.
Benedicta tu in mulieribus
Elle s’interrompit pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Quand elle vit qu’il l’observait avec un sourire, elle reprit :
Et benedictus fructus ventris tui, Jesus.
Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus,
Nunc et in hora mortis nostrae.
De nouveau, elle tourna la tête ; il la fixait toujours avec le même air béat. Un instant après le sourire disparut pourtant de son visage de façon si brusque qu’elle en resta pétrifiée. Il se rua sur elle, tendit les bras et serra les mains autour de son cou. Quand elle comprit son erreur, elle tenta de crier, trop tard hélas.
Il s’en était fallu de peu pour qu’il tombât lui aussi à genoux. Quel charmant blasphème c’eût été de se tenir à ses côtés, sachant ce qui l’attendait, tout en récitant avec elle un Ave Maria ! Mais la bête au fond de lui s’était manifestée – quoique le terme manifestée parût un peu faible au regard du hurlement qu’elle avait fait entendre pour le pousser à l’action lorsque la femme avait prononcé le début de la prière. Comme rien n’empêchait d’accélérer la procédure, il avait profité du moment où celle-ci se retournait pour vérifier, selon toute vraisemblance, si la manière dont elle s’était acquittée de la première partie du contrat lui donnait satisfaction. Oui, il était satisfait. Elle ignorait qu’il renoncerait malgré tout à la deuxième partie du contrat – à savoir la scène d’intimité à l’hôtel. Si elle l’avait su, il y avait de toute façon fort à parier qu’elle ne s’en serait pas réjouie.
À bien y réfléchir, il avait eu tort de ne pas attaquer pendant qu’elle lui tournait encore le dos, plongée dans sa prière. En effet, s’il pouvait ainsi utiliser toute la force de ses pouces pour appuyer sur sa gorge, un assaut frontal donnait en même temps à sa victime l’occasion de résister, ce qui se produisit.
Il avait prévu de se ruer sur elle, de la faire basculer sous son poids et, une fois qu’elle serait allongée sur le tapis rouge devant l’autel, de l’étrangler aussi longtemps que nécessaire. Par malheur, au lieu de tomber en arrière, elle parvint à se retourner à demi et à lui enfoncer deux doigts dans l’œil gauche. Il ressentit une douleur insupportable. Cependant, le cri qu’elle poussa quand il relâcha son étreinte fut plus insupportable encore. C’était le cri le plus fort qu’il eût jamais entendu, un cri aigu et perçant qui déchira le silence de l’église.
D’un coup de poing, il lui projeta la tête sur les marches de l’autel et lui imposa le silence. Mon Dieu ! Quelqu’un avait-il entendu ce hurlement ? Cette vocifération abjecte dans la maison du Seigneur ? Il se releva et dressa l’oreille dans la pénombre. Des portes claquaient-elles, des pas pressés retentissaient-ils sur le pavé ? Non, tout était silencieux.
Quand il se retourna et baissa les yeux vers elle, elle respirait encore. Ce n’était guère plus qu’un râle, mais ses poumons inspiraient et expiraient toujours. Tant mieux, car il préférait procéder à l’opération sur des corps vivants. Cela étant, la vue qu’elle offrait n’avait plus rien de charmant. La plaie sur son front saignait en abondance. Elle avait la moitié du visage rouge, depuis la paupière gauche jusqu’au coin de la bouche.
Il s’agenouilla et lui arracha son manteau. Puis il sortit son rasoir et, d’un geste rapide, trancha sa robe au niveau des hanches. Une autre entaille lui découvrit le ventre. Voilà* ! L’opération pouvait commencer. Il y avait peu de chances qu’elle revienne à elle. Une incision exécutée d’une main experte à l’aide d’une lame parfaitement aiguisée était indolore. C’est plus tard que la plaie se mettait à brûler. La femme serait morte avant de ressentir quoi que ce soit. Elle ne le verrait pas non plus déposer l’organe sur l’autel.
Il approcha la lame à un doigt du ventre pour en déterminer le trajet précis et toussota. Peu lui importait d’être pris de nervosité chaque fois qu’il devait pratiquer la première entaille. Il savait qu’ensuite, la tension baissait. Il posa la pointe du rasoir sur la peau et la déplaça de quelques centimètres. Aussitôt, des gouttelettes rouges se concentrèrent dans l’éraflure, un spectacle qui ne cessait de le charmer. Un deuxième coup de rasoir agrandit la plaie. Le sang jaillit à gros bouillons. Mais soudain, alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la lame avec force sur toute la largeur de l’abdomen, il entendit grincer la porte de la sacristie.