Le visage de Spaur avait la couleur de tomates mûres, ses yeux se réduisaient à d’étroites fentes furieuses. La sueur perlait sur son front, descendait sur ses tempes et gouttait sur son col de chemise. Au lieu d’être adossé à son fauteuil, à demi affalé, comme à son habitude, il se tenait raide. Sa main droite, d’ordinaire occupée à piocher des confiseries dans l’inévitable boîte de chez Demel, tapotait une marche nerveuse sur le dessus de son bureau. Il avait bu quatre tasses de café à la file et rabroué le sergent Kranzler qui avait mis plus de cinq minutes à lui apporter une nouvelle cafetière.
Tout indiquait, selon Tron, qu’au cours du petit déjeuner il avait eu une conversation extrêmement désagréable avec son épouse. La perspective d’une invitation à la Hofburg, déjà compromise par les méfaits de l’éventreur depuis une semaine, avait pour ainsi dire été réduite en fumée par les événements de la nuit précédente. Le commissaire imaginait bien la baronne en train d’accuser son mari. D’une voix forte, criarde. Peut-être Spaur commençait-il même à se demander s’il avait bien fait d’épouser Mlle Violetta.
Le rapport de la Kommandantur, rédigé dans la nuit même, avait été déposé chez eux – une procédure pour le moins inhabituelle – peu après sept heures du matin. Le sens du message ne pouvait être plus clair : « Nous, soldats de l’empereur, sommes rapides et efficaces ; et le travail nocturne ne nous fait pas peur. » Il était signé par Toggenburg en personne qui n’exigeait pas de manière explicite la mise à pied du commissaire chargé de l’enquête, mais la suggérait à demi-mot.
Spaur reposa le rapport sur son bureau et leva la tête.
— Combien de temps a-t-il fallu à l’officier pour venir de la Kommandantur à l’hôtel Imperiale ?
Tron réfléchit un instant. Il avait pénétré dans la chambre où le colonel Stumm était enfermé sur le coup de neuf heures. Et quand les soldats étaient enfin arrivés, la cloche de San Zaccaria avait sonné dix fois.
— À peu près une heure, dit-il.
Son chef roula les yeux.
— Vous aviez donc largement le temps de nous épargner cette honte.
Il reprit le rapport, lut quelques lignes en silence, puis fusilla du regard son subalterne assis en face de lui.
— Il est écrit ici en toutes lettres qu’à l’arrivée du sous-lieutenant Sikorski et de ses hommes vous-même, l’inspecteur Bossi et vos deux sergents étiez en train de déguster un moelleux aux cerises avec de la chantilly !
Spaur écumait de rage.
— Est-ce exact, commissaire ?
Oui, hélas, c’était on ne peut plus exact. M. Crespi, soucieux de rester en bons termes avec la police, avait insisté de manière courtoise pour que « ces messieurs avalent un petit quelque chose ». Comme Tron, le supérieur hiérarchique, n’avait pas protesté, il était revenu avec un grand plateau, et ils s’étaient mis à s’empiffrer sous les yeux du colonel toujours ligoté. Cette scène constituait pour lui une véritable aubaine. Tron mesurait tout à fait l’effet catastrophique que produisaient les mots moelleux aux cerises et chantilly dans le rapport de la Kommandantur.
— Nous n’avions pas le choix, baron ! se défendit-il malgré tout. Comme nous étions convaincus que l’assassin appartenait à l’armée autrichienne, l’affaire ne relevait plus de nous. Nous n’avions même pas le droit de lui poser des questions. Et comme, en plus, il y avait déjà eu un malentendu entre lui et moi, j’ai jugé préférable de m’en tenir au strict règlement. La seule chose que nous pouvions faire était de le surveiller jusqu’à l’arrivée de la police militaire.
Le commandant l’observa, les yeux plissés.
— Stumm n’a-t-il pas essayé de s’expliquer avec vous ?
Tron secoua la tête.
— Non, il est resté muet comme une carpe. Il a juste dit que nous n’étions pas au bout de nos surprises.
— Cela ne vous a pas donné à réfléchir ?
— Pourquoi aurions-nous dû ? Tout l’accusait : le loup noir, l’accent étranger, le rasoir, le précédent avec la prostituée.
— Et, bien sûr, l’idée d’examiner la prétendue pièce à conviction n’a effleuré l’esprit d’aucun d’entre vous ?
— Nous avons saisi le rasoir sur-le-champ ! s’exclama Tron.
— Mais, de toute évidence, sans prendre la peine de le regarder de près.
— Une parole du colonel aurait suffi à dissiper le malentendu, protesta le commissaire d’une voix apathique.
Son supérieur but une nouvelle gorgée de café en le fixant d’un air furieux.
— Sauf qu’il n’en a rien fait ! Au lieu de cela, il vous a laissé vous enferrer, ce qui n’était possible que parce que vous avez échafaudé toute une théorie à partir d’une pièce à conviction boiteuse !
Il reposa la tasse brutalement.
— Que s’est-il passé une fois que le sous-lieutenant Sikorski eut débarqué avec ses hommes ?
— Je l’ai mis au courant de la situation et lui ai confié le colonel, en le priant bien entendu de nous faire parvenir dès le lendemain un procès-verbal de remise du prisonnier.
— Ensuite ?
— Ensuite, le sous-lieutenant Sikorski a détaché le colonel qui l’a aussitôt pris à part pour échanger quelques mots avec lui.
Le commandant étouffa un gémissement.
— Alors, le sous-lieutenant a demandé à voir la pièce à conviction. J’ai raison ?
Tron acquiesça.
— Sikorski a ouvert le rasoir pour inspecter la lame, et après, il m’a demandé ce que j’en pensais.
— Qu’avez-vous répondu ? demanda Spaur en se penchant au-dessus de son bureau pour le regarder droit dans les yeux.
Le commissaire constata qu’il n’avait aucune envie de se rappeler le moment le plus pitoyable de toute cette soirée, celui où le sous-lieutenant Sikorski avait essayé en ricanant de s’entailler le pouce et où lui-même s’était fait à juste titre l’effet d’un âne.
— J’ai dû reconnaître, dit-il, que la lame du rasoir…
Il n’eut pas la force de terminer sa phrase.
— Oui ? insista le commandant, sans pitié.
— Que la lame était émoussée.
Spaur souriait, mais son regard était glacial.
— Alors le colonel vous a fait remarquer, je suppose, que l’assassin ne partait probablement pas au combat avec un rasoir émoussé.
Tron soupira.
— C’est exact.
— Par conséquent, le colonel est lavé de tout soupçon.
— Pas nécessairement.
Spaur haussa les sourcils.
— Que voulez-vous dire, commissaire ?
— Il se pourrait qu’il soit venu tâter le terrain, suggéra Tron.
— Pour préparer un nouveau crime ?
— Pourquoi pas ? Après la débâcle à San Giovanni in Bragora, il n’était certainement plus prêt à courir de risque. Il ne pouvait pas se douter que la femme allait tomber sur son rasoir et l’assommer.
Le commandant de police sortit la bouteille de grappa de son tiroir, ôta le bouchon et jeta à son subalterne un regard compatissant.
— Vous croyez toujours que le colonel est celui que vous recherchez ?
— En tout cas, je ne l’écarterais pas encore de la liste des suspects, répondit Tron, bien qu’il eût conscience de l’absurdité de cette remarque puisqu’il n’y avait pas de liste de suspects et que c’était justement là que résidait le problème.
Spaur versa une goutte de grappa dans son café.
— Si c’était vraiment lui, conclut-il, les meurtres devraient cesser. Le colonel va se faire tout petit.
Tron fit non de la tête.
— Je ne crois pas.
— Et pourquoi cela ?
Tout à coup, le commissaire entendit de nouveau la voix stridente avec laquelle Stumm von Bordwehr avait hurlé au commissariat : « Je vais te refroidir ! Je vais te refroidir ! »
— Parce que le colonel est fou, déclara-t-il.