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En ouvrant les yeux le lendemain matin, Tron constata que la princesse était déjà levée et qu’elle avait quitté la chambre sans bruit. La pendule sur la table de chevet indiquait presque neuf heures. Bien qu’il eût dormi longtemps, il se sentait encore fatigué. Il s’était réveillé en pleine nuit et s’était certes rendormi en écoutant le souffle régulier de sa fiancée, mais ensuite, il avait fait un rêve grotesque d’une extraordinaire netteté. Bossi arrivait au commissariat central dans une robe bleue et annonçait qu’à l’avenir il viendrait travailler en femme, avec l’accord du commandant de police qui – avait-il prétendu – avait résolu lui aussi de porter désormais des robes. Tron se souvenait parfaitement qu’à ces mots l’inspecteur avait jeté un regard de mépris sur sa redingote masculine. Puis le rêve s’était délité en un amas confus d’images.

Une demi-heure plus tard, le commissaire était rasé et habillé. Il passa au magasin pour saluer la princesse et partit comme chaque matin prendre son petit déjeuner au Florian. S’il ne pleuvait plus, le ciel était toujours chargé de nuages. Au moment où il emprunta le bac devant l’église de la Salute pour rejoindre l’autre rive, un vent glacial provenant du bassin de Saint-Marc s’engouffra dans le Grand Canal. Il n’avait pas jugé opportun de se rendre lui-même au palais Cavalli. Il avait préféré y envoyer un agent pour prier Julien de le rejoindre au Florian dans les meilleurs délais.

Dès qu’il fut entré, l’odeur familière de café et de pâtisserie ainsi que le claquement des plateaux ovales sur le marbre égayèrent son humeur. Malgré l’heure encore matinale pour Venise, l’endroit était déjà assez plein. Plusieurs clients lisaient la Stampa di Torino, un monsieur feuilletait même le Times de Londres. Cependant, le commissaire n’avait pas l’intention de faire respecter la censure ce jour-là.

Après un café et une demi-brioche, il se cala avec un soupir contre la banquette rembourrée du salon mauresque. On ne pouvait vraiment pas dire que leur enquête fût un succès. Seul le Ciel savait ce qui ressortirait des aventures nocturnes de Bossi, et pour comble de malheur, la Gazzetta di Venezia venait de publier un reportage sur le crime en haut du campanile. L’article laissait planer des doutes sur l’efficacité de la garde civile et équivalait à une déclaration de guerre de la Kommandantur, ce qui n’allait pas faciliter la discussion que Tron devait avoir avec Spaur dans l’après-midi.

 

Il était à peine dix heures et demie quand Julien fit son apparition. Il portait une pèlerine à doublure rouge, un haut-de-forme, des gants blancs et – c’était le chic du chic – des guêtres blanches. Comme une famille de Français s’était installée à la table voisine, ils parlèrent en italien. Il fallut dix minutes au commissaire pour le mettre au courant des événements de la nuit précédente.

— Il est vraisemblable, conclut-il, que quelqu’un s’est réfugié dans votre jardin hier soir. Nous nous demandons bien entendu de qui il peut s’agir. C’est un étranger, rasé de frais.

Pendant qu’il parlait, Julien avait allumé une Maria Mancini, la marque de la princesse également. Tron trouva la coïncidence troublante, mais préféra ne pas y accorder d’importance, du moins pour le moment. Le neveu de sa fiancée réfléchit en silence tout en comptant sur ses doigts comme un enfant.

— Le palais Cavalli héberge une vingtaine de personnes, finit-il par répondre, dont la moitié sont des hommes. Il n’y a pas beaucoup de barbus parmi eux.

— Qui ?

— Les deux valets de chambre, le gondolier, les deux cuisiniers et le père Francesco.

— Qui est le père Francesco ?

— Le confesseur de Sa Majesté, dit Julien d’une mine renfrognée.

Il versa dans son café le petit verre de sambuca qu’il avait commandé et, pour parfaire le tout, un nuage de lait.

— Il dit aussi la messe dans la chapelle du palais.

Dans sa bouche, le mot de messe faisait plutôt penser à messe noire. Julien ne semblait pas beaucoup apprécier le prêtre.

— Vous le connaissez bien ? s’enquit Tron.

Le jeune homme secoua la tête.

— À peine. Nous ne nous parlons que rarement. Il ne m’aime pas et je ne l’aime pas non plus. Sans doute condamne-t-il mon mode de vie.

— Dans quelle langue vous parlez-vous… quand vous vous parlez ?

— En italien.

— A-t-il un accent ?

— Léger. Mais autant que je puisse en juger, on entend qu’il est étranger.

— Lui arrive-t-il de sortir le soir ? demanda le commissaire en fixant son vis-à-vis avec intérêt. En civil, par exemple ?

— Pas que je sache, répondit Julien avec un regard amusé. Voulez-vous suggérer que c’est lui qui aurait emprunté la petite porte du jardin ?

— Je ne le connais pas, se défendit le commissaire. Mais s’il désapprouve votre mode de vie, on pourrait très bien imaginer qu’il…

Non, c’était absurde. Tron préféra laisser la phrase en suspens. Un prêtre fanatique décimant les prostituées de Venise était un cliché tout juste bon pour les romans à deux sous que l’inspecteur Bossi dévorait avec délectation. D’un autre côté, pensa-t-il, compte tenu de la tournure des événements, tout paraissait possible. Il s’éclaircit la gorge d’un toussotement nerveux.

— Les valets de chambre parlent-ils italien ?

— Ils sont hors de cause, déclara le neveu de la princesse. Hier, vers neuf heures, ils étaient en cuisine.

— Comment le savez-vous ?

— Je les y ai aperçus.

— Et les cuisiniers ?

— Deux Bretons corpulents qui parlent à peine trois mots d’italien.

Tron soupira.

— Il ne reste donc plus que le gondolier.

— Il a au moins soixante ans, répliqua Julien, et il parle le plus pur vénitien.

Bien entendu, pensa Tron, il avait tort de dire qu’il ne restait plus que le gondolier. Il prit le petit pot de lait et en versa à son tour un nuage dans son café. L’espace d’un instant, il songea à y ajouter lui aussi une goutte de sambuca, mais rejeta aussitôt cette idée. Jamais pendant le service. Il but une gorgée de café, s’appuya contre le dossier de la banquette et demanda sur un ton anodin :

— Et le comte de Chambord ?

Son interlocuteur afficha un sourire forcé.

— Je craignais que vous me posiez cette question.

— Pourquoi craignais ?

— Parce que mes activités au service de Sa Majesté, répondit le jeune homme d’un ton sec, relèvent du secret.

— Il ne s’agit pas ici de votre charge de secrétaire particulier.

Julien fit un vague geste de la main.

— De toute façon, je ne pourrais pas vous dire grand-chose.

Il avait allumé une nouvelle Maria Mancini et souffla un mince anneau de fumée au-dessus de la table. Tron pensa malgré lui à la princesse.

— Que pourriez-vous au moins me dire ?

— Que le comte s’absente souvent la nuit et que personne ne sait où il va.

— A-t-il une maîtresse ?

— Pas à ma connaissance. Enfin, euh…

Le jeune homme s’interrompit d’un air indécis.

— Il y a quelques jours, reprit-il, le père Francesco m’a adressé la parole dans l’escalier. Il voulait amorcer une conversation, mais je l’ai rabroué.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois qu’il voulait s’entretenir avec moi de la vie privée du comte. Il semblait soucieux. Pour ma part, je considère que les plaisirs nocturnes de Sa Majesté ne me regardent pas.

Tron se pencha vers lui.

— Dois-je parler au père Francesco ?

— Vous seul en êtes juge.

— Comment le joindre sans que le comte soit au courant ?

Cette fois, Julien dut réfléchir. Sa réponse fut alors d’une étonnante précision.

— Il assiste tous les après-midi à la messe à San Giacomo di Rialto. Vous pouvez lui adresser la parole à la fin de l’office.

— À quoi puis-je le reconnaître ?

Le jeune homme éclata de rire.

— Il est rasé de frais et parle italien avec un accent étranger !

Puis il retrouva son sérieux.

— Par mauvais temps, le père Francesco porte une pèlerine bleu marine sur sa soutane. Et quand il pleut, il ne sort jamais sans son parapluie noir.