Chapitre 7

Les Enfants de l’Oiseau à Gros Bec

Pays des Crows – 1967

Samson Chasseur Solitaire, assis sur un banc adossé à la hutte à sudation plantée derrière la maison de sa grand-mère, regardait Pokey transporter les pierres brûlantes à l’aide d’une fourche. Samson aurait dû accorder une grande attention aux préparatifs de cette cérémonie. Il aurait déjà dû s’apprêter à prier le Grand Esprit, de façon à recevoir de grands pouvoirs pendant le jeûne qu’il allait entreprendre. L’ennui, c’est que Sam aurait préféré rester devant la télé avec les autres gosses à regarder un nouvel épisode de Bonanza. Grand-Mère avait cuit une fournée de petits pains dorés pour le grand festin qui suivrait la cérémonie. Rien que d’en sentir l’odeur Sam avait l’estomac qui faisait des nœuds.

Pokey, courbé par l’effort que constituait le chargement de ces cailloux chauffés à blanc, dit :

— Il faut que personne ne traverse le chemin entre la hutte et le brasier pendant mes quatre premiers voyages.

L’oncle Harlan, assis aux côtés de Samson, se fendit d’un petit rire moqueur.

— Mais faut bien que les mômes s’instruisent, Harlan, lui dit Pokey.

Harlan acquiesça. De l’autre côté de Samson se tenaient ses deux cousins, Harry et Festus. Ils avaient treize et quatorze ans. Pour eux, la cérémonie de purification par le bain de vapeur avait eu pour unique but de demander au Grand Esprit que leur équipe du collège de Hardin gagne son prochain match de basket. Avec leur père, ils étaient venus spécialement à la réserve pour assister à la cérémonie de Samson.

Oncle Harlan n’attachait aucune importance aux traditions. Il répétait sans cesse qu’il ne souhaitait pas voir ses garçons gober des trucs qui ne voulaient plus rien dire dans notre monde moderne. Mais à cause des racines familiales, il se sentait obligé d’assister aux cérémonies traditionnelles. Il y participait parfois et en juin ne manquait jamais la Danse du Soleil. Il habitait Hardin au nord de la réserve. Le jour, il réparait les moteurs de camions et la nuit il se soûlait copieusement la gueule dans tous les bars de la ville. Il se battait fréquemment et sortait souvent vainqueur des bagarres. Il lui arrivait aussi de se soûler avec Oncle Pokey. Quand ils se retrouvaient allongés côte à côte sur la banquette de la camionnette de Pokey, à contempler l’immense ciel étoilé du Montana, il arrivait à Harlan d’évoquer son temps au Viêt-Nam, la mémoire de ses deux frères qui n’en étaient pas revenus et tout ce sang de guerriers qui coulait dans les veines des hommes du clan des Chasseurs Solitaires. Pokey consolait l’honneur blessé de son compagnon avec des paraboles et des références mystiques qui avaient le chic pour faire péter les plombs à Harlan :

— Tu me fais chier, Pokey ! J’commencerai à y croire à tes histoires de bonne femme quand elles s’ront capables de faire tourner un diesel tombé en rideau. T’as déjà essayé de remplir une feuille d’impôts avec tes bobards ? Et pour dégoter un boulot ? Ça t’aide, des fois, tes menteries ? J’en ai vraiment plein le cul de tes bondieuseries, de tes jeûnes à la mords-moi-le-nœud et de ta Danse du Soleil de merde ! Putain ! Si j’en avais les moyens, je prendrais June et les gamins et on se tirerait à l’autre bout de la planète.

— T’en r’viendrais aussi vite que t’en serais parti, répondait invariablement Pokey.

Puis les deux ivrognes se remettaient à siroter en silence jusqu’à ce que l’un ou l’autre parle de basket, de chasse ou de mécanique, enfin d’un de ces sujets qui ne risquaient pas de réactiver la rogne de Harlan.

Il arriva, au cours de ces nuits, que Samson quitte son lit de camp, enjambe les corps endormis de ses six cousins et aille se glisser sous la camionnette où les deux hommes déliraient.

Pour Samson, Harlan était le seul adulte qui osait parler de la mort. Alors, le visage dans l’herbe, le garçon espérait toujours entendre son oncle parler de ses parents. Mais à tous les coups, c’était de ses oncles morts au combat qu’il entendait parler ou bien de son grand-père que le diabète avait démantibulé petit bout par petit bout. Son père était mort bien trop tôt pour laisser derrière lui des histoires que les autres colporteraient encore, voire un esprit suffisamment fort pour hanter la famille.

— Tu sais Pokey, disait Harlan, si je suis hanté par quelque chose, c’est pas par la mémoire de mes frangins qu’on ne vengera jamais, mais bien par tes conneries de croyances du passé.

Après que les effets des cuites s’étaient dissipés, Samson demandait toujours à Pokey de lui parler de Harlan et invariablement il recevait la même réponse :

— Pauvre Harlan, il déconne à pleins tuyaux. Va encore falloir que je danse pour lui à la cérémonie du Soleil.

Samson restait sur sa faim.

Le garçon regarda son oncle se dévêtir avant d’entrer dans la hutte à sudation. Harlan était grand et mince. Dans la lumière des flammes, sa peau paraissait encore plus bronzée que d’habitude. On reconnaissait qu’il était de la race des guerriers Crows à cause de ses prunelles et de ses cheveux aussi noirs qu’une pointe de flèche en obsidienne. Samson, tout en se déshabillant, ne comprenait pas pourquoi son oncle vomissait son héritage culturel à ce point. Pour lui, être un Crow semblait être comme une croix permanente à porter, alors que Pokey voyait en cela un don des dieux. Harlan et Pokey étaient demi-frères. Ils avaient eu la même mère, appartenus au même clan, grandi sous le même toit ; alors pourquoi étaient-ils si différents ? Pourquoi ni l’un ni l’autre n’était-il capable de s’accepter ?

Une fois nus, ils pénétrèrent dans la hutte et prirent place en cercle autour des pierres. Pokey posa un seau d’eau près du puits central et rabattit le battant de la porte. Pokey entonna une chanson sacrée tout en jetant de l’herbe et des épines de cèdre sur les pierres brûlantes. Bientôt, une agréable odeur envahit la hutte. Il priait en anglais, ce qui gênait Samson.

Pokey, tout comme Grand-Mère, avait été en pension dans un établissement géré par le Bureau des Affaires Indiennes où il était alors strictement interdit de parler la langue des Crows ou de pratiquer une religion autre que chrétienne. Les dirigeants du BIA espéraient ainsi mettre un terme définitif aux cultures amérindiennes. L’assimilation à la culture blanche restait un leitmotiv. Bizarrement, Harlan, de dix années le cadet de Pokey, tout comme Samson, avait appris le crow à l’école du BIA qui avait retourné sa veste et souhaitait maintenant préserver les cultures dites primitives.

Pokey versa quelques louchées d’eau sur les pierres. Samson baissa la tête pour éviter de recevoir la vapeur. Pokey chantait toujours. Et Samson pensait à Ponderosa, le ranch du feuilleton télé dont il était en train de manquer l’épisode. Il se disait qu’il aurait aimé vivre sur ce ranch immense, avoir une chambre pour lui tout seul et porter deux revolvers comme l’un des héros, le jeune Joe Cartwright. Jusqu’à ce que Grand-Mère vide son compte-épargne, l’année dernière, pour s’acheter une télévision au Prisunic de Billings, Samson pensait que tout le monde habitait une petite maison où s’entassaient une vingtaine de cousins, cinq ou six oncles et tantes et leur grand-mère. Et c’était ce que tout le monde pensait dans la réserve. Jusqu’à l’arrivée de la télé, Samson avait cru que tous les habitants de la terre étaient pauvres comme Job. Et comme lui. Maintenant il passait toutes ses soirées au milieu de ses parents agglutinés devant le poste, à regarder des gens dont il ignorait tout faire des trucs totalement incompréhensibles. Et les publicités lui serinaient qu’il devrait se mettre au diapason de tous ces gens bizarres qui n’avaient, même pas une fois dans leur vie, goûté aux bienfaits de la hutte à sudation.

Pokey avait versé les sept louches d’eau. L’atmosphère de la hutte était devenue si irrespirable que Samson était allé chercher de l’air frais au ras du sol. Quelqu’un lui avait demandé si ça allait. Samson avait répondu « oui, ça va », juste avant de tourner de l’œil.

*

Quand il revint à lui, après avoir été aspergé d’eau, Samson était dans les bras musclés de son oncle Harlan.

— On a procédé à une cérémonie de baptême, rien que pour toi, dit Harlan. À partir de maintenant, tu t’appelleras S’accroupit Derrière le Buisson. Et tu dois à chacun de nous une cartouche de clopes et une camionnette Ford… neuve !

Samson vit que Harlan plaisantait. Il sourit à son tour et dit :

— Si je refuse le nom, je vous dois quand même quelque chose ?

Harlan partit à rigoler. Il déposa Samson près du fût de deux cents litres dans lequel Harry et Festus plongeaient leurs louches pour ensuite se les verser sur la tête.

Après qu’ils se furent tous rhabillés, Pokey sortit les pierres de la hutte et les remplaça par d’autres toutes brûlantes afin que les femmes puissent goûter la chaleur moite.

Pokey termina son travail. En regagnant la maison, les hommes croisèrent les femmes en route pour le sauna. La maison était inhabituellement silencieuse. Les jeunes enfants étaient couchés. Sur la table de formica, ils trouvèrent cinq bols de plastique disposés autour d’un fait-tout empli de ragoût de gibier et d’un panier de tartines grillées. Harlan versa à chacun du café d’un grand pot posé sur une étagère pendant que Pokey emplissait les bols. Samson entama la croûte de sa tartine qui lui rappela le goût des beignets. Harlan vint s’asseoir à côté de lui et dit :

— Alors ? S’accroupit Derrière le Buisson, qu’est-ce que tu vas faire demain si dans ton rêve tu vois Vieux Bonhomme Coyote comme ton oncle Pokey ?

Festus et Harry ricanèrent. Samson répondit au sarcasme par la sincérité :

— Y a que Pokey qu’est capable de pratiquer la médecine du Coyote. C’est Aigle Majestueux qui l’a dit.

— Bien, répondit Harlan, bien… mais heureusement qu’il en reste dans cette famille qu’ont encore les pieds sur terre.

— Harlan ! explosa Pokey, tu peux pas lui foutre la paix ?

— C’était pour rire, dit Harlan, juste pour rire.

Tous ensemble ils terminèrent le repas en silence.

Samson se demandait ce que le « juste pour rire » de Harlan pouvait bien vouloir dire.

Plus tard, alors que ses cousins ronflaient gentiment autour de lui, il s’imagina vivant sur le ranch de Ponderosa, la nuit dormant dans une chambre rien que pour lui, le jour gardant les troupeaux sur son étalon noir personnel, apprenant à dégainer ses deux revolvers chromés, un œil sans cesse à guetter les Peaux-Rouges.