Chapitre 22
En aspergeant le fils de l’étoile du matin
Santa Barbara
Après plus de vingt années passées dans la vente, Sam avait la tête farcie de sermons relatifs à sa profession. Comment marquer des points et perdre une vente ? Si tu as l’air antipathique, cela t’arrivera. Sans baratin on ne vend pas. De cet acabit, il en connaissait des centaines. Depuis des heures il ne cessait de s’en répéter, cherchant une solution à ses problèmes. Il y avait l’une de ces maximes qui revenait sans arrêt : Ce n’est pas en brassant de l’air que l’on fait progresser les choses.
C’était très exactement ce qu’il venait de faire en cherchant Calliope sans avoir la moindre idée d’où elle pouvait se trouver. Le progrès aurait consisté à trouver la logique des pérégrinations internes de la jeune femme. Ne sachant par où prendre le problème, il restait allongé sur son lit à fumer et à se persuader que cette fille n’était pas faite pour lui.
Elle a probablement trouvé un autre mec, pensa-t-il. Le fait de ne plus avoir son môme ne constitue qu’une simple excuse. Allez ! On a passé une bonne nuit tous les deux mais je me refuse à croire que cette nana compte plus pour moi que je ne compte pour elle. Je viens de retrouver ma petite vie pénarde. La même qu’auparavant. Pourquoi irais-je m’encombrer d’une femme et d’un gamin ? Non, ça tient pas debout. Aujourd’hui, je vais rester ici à me reposer et demain je retournerai au boulot. Dès que j’aurais réglé un ou deux petits trucs, cette semaine ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Qu’est-ce que c’était bon de rationaliser de la sorte ! Malheureusement, il ne croyait pas un mot de tout ceci et son angoisse quant à cette fille ne cessait de croître.
Sam ferma les yeux et tenta de visualiser les pages de son agenda. Ce genre d’exercice le détendait. C’était sa façon à lui de compter les moutons. Dans sa tête, il vit défiler les jours et les semaines, il commença à remplir les cases d’horaires de déjeuners et de rendez-vous. En face de chacun des noms il notait mentalement comment il appréhenderait le problème avec ce client potentiel. Bientôt il se noya dans un lot d’arguments et d’objections ; et l’image de la fille finit par s’estomper.
Comme il s’assoupissait il perçut le son d’une lourde respiration. Il roula sur le côté. Une terrible haleine animale lui emplit les narines. À quoi bon ouvrir les yeux ? Sam avait compris que Coyote était revenu. S’il faisait semblant de dormir, peut-être aurait-il une chance de voir le Roublard rebrousser chemin ? Alors il demeura immobile, sous l’emprise de cette redoutable haleine. Puis il sentit le contact humide d’une truffe contre son oreille. Enfin espéra-t-il très fort qu’il s’agissait bien d’une truffe car connaissant les habitudes sexuelles de Coyote, il eût pu s’agir de… Mais non, il pouvait humer l’odeur fétide. Il s’agissait bien d’un museau.
Sam pensa très fort : je dors, casse-toi, je dors. Il avait vu des opossums agir de la sorte, allongés au milieu de la chaussée, avec un semi-remorque leur fonçant dessus à pleine vitesse. Il sentit Coyote monter sur le lit, puis une patte se poser sur chacune de ses épaules. Il maugréa comme l’aurait fait tout type dérangé dans son sommeil. Coyote gémit et Sam sentit le nez de l’animal contre le sien.
Cette odeur de chien, pensa Sam, est vraiment caractéristique. Vous seriez, au rayon parfumerie d’un grand magasin, l’objet d’une démonstration, quelqu’un vous aspergerait le poignet d’une giclée de Brise Médor dont vous reconnaîtriez entre mille qu’il s’agit bien d’une odeur de chien et rien d’autre. Celle qui lui emplissait le nez, en plus de son relent fétide de viande bas de gamme pour animaux, était particulièrement épaisse et chargée d’une puanteur de tabac froid et de café. Cette odeur est véritablement surnaturelle, pensa Sam. Sûr que jamais plus au cours de ma chienne de vie un clébard ayant récemment fumé des Marlboro et siroté un arabica ne viendra me foutre son haleine dans le nez comme en ce moment.
Malgré tous ses efforts pour penser à autre chose qu’à cette terrible odeur, la patience de Sam s’amenuisait. Allait-il éternuer ou vomir d’une seconde à l’autre ? Coyote le lécha goulûment sur la bouche.
« Berk ! » Sam s’assit dans le lit et s’essuya les lèvres d’un revers de main. « C’est dégueulasse ! » Il fut parcouru d’un frisson de la tête aux pieds. Il regarda le gros coyote qui, à l’autre bout du lit, lui souriait gentiment.
— Pourquoi t’as fait ça ? C’était pas la peine.
Coyote gémit à nouveau et se coucha sur le dos en signe de soumission. Sam se leva et prit ses cigarettes sur la table de chevet.
— Pourquoi es-tu revenu ? demanda-t-il à l’animal. T’avais dit que t’étais définitivement parti.
Coyote commença à prendre forme humaine. Sam, que la métamorphose n’effrayait plus, assista à la chose avec fascination. Quelques secondes plus tard Coyote se retrouva en Indien vêtu de cuir noir, son couvre-chef en fourrure sur la tête, assis au pied du lit.
— T’as une clope ? demanda-t-il.
Sam en tira une de son paquet et l’alluma. Sam prit une petite boîte de plastique dans sa poche de poitrine et la tendit à Coyote.
— Tu veux une pastille de menthe ?
— Non.
— Si, si, prends-en une, j’insiste.
Coyote accepta une pastille puis rendit la boîte à Sam.
— La fille… elle est en route pour Las Vegas.
— M’en fous ! répondit Sam, mais la réponse sonna faux dans sa bouche.
— Si elle essaye de ravir son môme au motard il va lui arriver des bricoles.
— Mais c’est pas mon problème ça ! En plus, j’imagine qu’elle s’est déjà trouvé un nouveau mec, non ? ajouta Sam, coincé dans l’étau de la rigidité et de la trouille.
Le rôle qu’il venait d’endosser commençait à sérieusement le gêner aux entournures.
— J’en ai marre des emmerdements. J’en veux plus, avoua-t-il enfin.
— Dans les temps anciens, quand les bisons parcouraient la Prairie, les gens de ton peuple disaient qu’une femme volée et rendue à sa tribu d’origine valait deux fois plus qu’avant.
— Mais c’est pas mon peuple ! C’est pas ma femme !
— T’énerve pas comme ça, on dirait que tu as peur.
— Comment ça ? Mais t’es pire que Pokey quand il parle par énigmes.
— Tu n’as plus Pokey. Tu as perdu tes racines, jusqu’à ton nom même. Tout ce qu’il te reste, c’est la peur.
D’une pichenette Coyote expédia sa cigarette sur Sam. Elle l’atteignit à la poitrine et des étincelles vinrent mourir sur le lit.
Sam balaya les cendres et se brossa.
— Je ne t’ai pas demandé de venir ici, dit-il. Et je ne dois rien à cette fille.
Mais en fait, à bien y regarder, il lui devait beaucoup. Quoi exactement ? Il était bien infoutu de le dire. Mais cette fille l’avait débarrassé de quelque chose, quelque chose qu’il traînait en lui depuis longtemps. Pourquoi ne se débarrasserait-il pas de cette peur chronique à présent ?
Coyote marcha jusqu’à la fenêtre de la chambre et regarda fixement dehors. Sans se retourner il dit :
— Tu te souviens de ces Crows qui servaient d’éclaireurs au général Custer ?
Sam ne répondit rien.
— Quand ils ont informé Custer que dix mille guerriers sioux et cheyennes l’attendaient de pied ferme dans la vallée de la Big Horn, il les a traités de menteurs et s’est mis en route. Ces éclaireurs crows ne devaient rien à Custer. Ça ne les empêcha pas de se peindre le visage en noir et de chanter « Aujourd’hui est un bon jour pour mourir. »
— Et où veux-tu en venir ?
— Je veux en venir au fait que tu ne connaîtras jamais ce qu’ils ont connu. Leur courage fut leur plus belle récompense.
Sam s’assit sur le bord du lit et regarda le dos de Coyote se découper dans le cadre de la fenêtre. Les plumes rouges accrochées en travers de la chemise de peau de daim s’agitaient doucement. Sam crut qu’avoir trop longtemps inhalé cette haleine de chien lui tournait la tête. Il vit les petites plumes bouger et dessiner un paysage. Pris dans un tourbillon où se mêlaient images et plumes, Sam se retrouva soudain dans la réserve.
Il y avait trois garçons cachés dans les buissons de sauge sur le bord de la route qui mène au Mémorial Custer : deux Crows et un Cheyenne. Ils se connaissaient depuis la classe de terminale. Le plus costaud, le Cheyenne, appartenait au clan des Dents Cassées et descendait de ce guerrier qui avait combattu, en ce même lieu, aux côtés de Cheval Fou et de Nuage Rouge.
— Tu vas vraiment le faire ? demanda Eli Dent Cassée, ou tu vas te dégonfler comme tous ceux de ta race ?
— J’ai dit que j’allais le faire, dit Samson. Mais d’une façon intelligente.
— Et toi, petiot ? demanda Eli à Billy Deux Fers à Repasser, toi aussi, t’as les chocottes ?
Pendant toute l’année scolaire Dent Cassée avait mis en avant qu’il était un pur Indien et accusé Billy de n’être qu’un sang-mêlé. Il faut rappeler que dans les temps anciens le taux de mortalité des guerriers était si élevé qu’il était fréquent de voir une femme avoir plusieurs enfants avec trois ou quatre maris successifs, l’un d’entre eux pouvant être un Blanc. Et puisque chez les Indiens la généalogie ne tient compte que de la lignée des femmes, le mari blanc tombait aux oubliettes.
Billy prit la mouche et répondit :
— Et dans ton tipi, Bite Cassée, y en a combien de culs blancs qu’ont défilé sans que tu le saches ?
Sam rigola et les autres lui intimèrent de se taire. Le garde effectuait sa ronde devant la lourde grille de fer forgé. Les trois garçons baissèrent la tête quand le rayon de la torche se braqua sur eux. Puis le garde partit en direction de la butte où était enterré Custer.
— Tu vas vraiment le faire ? insista Eli.
— Une fois qu’il sera passé devant la tombe de Custer il ira vérifier celle de Reno. Mais faut qu’il prenne la jeep pour ça, O. K. ? Dès qu’on entend la bagnole démarrer, on fonce.
— Tu fonces.
— Pourquoi ? Tu viens plus ? demanda Samson que la trouille paralysait déjà.
Le mémorial s’élevait sur un terrain fédéral et depuis les récentes exactions des Indiens à Alcatraz et les meurtres sur la réserve de Pine Ridge, le gouvernement punissait toute action illicite de très longues peines d’emprisonnement.
— Faut pas que j’y aille, dit Dent Cassée en souriant. Custer, c’est mon peuple qui l’a mis là où il est. Alors je vais me rouler un petit pétard pendant que vous, les dégonflés, vous allez faire votre truc.
— Le problème, c’est le portail, dit Billy.
Entre deux piliers de pierre, la grille, composée de barreaux de quatre mètres de hauteur, les narguait. Sur toute la hauteur, il n’y avait que deux traverses horizontales sur lesquelles ils pouvaient prendre appui.
Ils attendirent que le garde ait atteint l’emplacement réservé aux visiteurs et quand ils entendirent la jeep démarrer, Samson et Billy se mirent à courir. Ils arrivèrent ensemble au pied de la grille dont la chaîne et le cadenas tintèrent contre les barreaux. Ils escaladèrent la grille, passèrent au-dessus des pointes acérées et se laissèrent retomber de l’autre côté sur le bitume. Au moment où ils lâchèrent prise, la chaîne cogna contre les barreaux et le bruit résonna dans toute la vallée. Les deux garçons se réceptionnèrent sur le derrière.
— Ça va ? demanda Samson.
Billy se releva et brossa ses jeans.
— Comment ils faisaient nos ancêtres, habillés comme ils étaient, pour faire des trucs pareils ?
— La foi. Ils avaient la foi, répondit Samson.
Puis il commença à courir vers le sommet de la butte où s’élevait le monument. Billy lui emboîta le pas.
— Serpent ! dit Samson sans s’arrêter de courir.
— Hein ?
— Serpent, répéta-t-il hors d’haleine.
D’un bond, il enjamba un magnifique crotale diamant étalé de tout son long en travers de la route sur le bitume encore tiède. Billy vit le serpent juste à temps pour sauter par-dessus. Il atterrit à bonne distance du reptile après un dérapage sur le gravier. Sam marqua un temps d’arrêt. Billy lui demanda :
— T’as bien dit « serpent » ?
— Fais le tour, Billy, dit Samson tellement à bout de souffle qu’il pouvait à peine parler.
Le crotale s’enroulait sur lui-même.
— J’ai cru que tu disais « ça dépend ». Je comprenais pas pourquoi tu me disais « ça dépend ».
— Contourne-le, merde !
— Ouais, serpent. Je comprends maintenant pourquoi t’as dit ça.
Billy recula, et une fois qu’il eut dépassé le crotale, il reprit sa course vers le sommet de la colline.
Samson chuta à ses côtés. Le sommet n’était plus qu’à cent mètres.
— Prends ton temps.
— Quoi ? T’as encore dit « serpent » ? fit Billy entre deux halètements.
Plutôt que de répondre, Samson repartit au petit trot.
Le mémorial, un obélisque de granit de six mètres de haut, posé sur une stèle, dominait toute la vallée de la Little Big Horn.
— On y va, dit Samson à bout de souffle.
La course lui avait paru plus longue et la pente beaucoup plus raide que prévu. Billy ouvrit sa braguette aux côtés de son copain qui avait déjà dégainé son engin.
— Tu vois Sam, ça aurait été nettement plus facile de foutre une branlée à Eli à plusieurs.
— C’est pas la jeep qu’on entend ?
Billy commença à pisser d’un long et puissant jet qui aspergeait le monument.
— Qu’est-ce que t’attends pour commencer ? demanda Billy.
— J’y arrive pas.
Billy poussa un grognement, comme pour accélérer la pression de son jet.
— Magne-toi, merde. Je vois les phares.
— Mais j’te dis que j’y arrive pas.
Billy avait terminé. Il remonta sa fermeture éclair, puis se tourna vers Samson.
— Pense très fort à une rivière ou à une cascade.
— Ça vient toujours pas.
— Attends. Je crois que le garde vient par ici. Décontracte-toi.
— Me décontracter ? Comment veux-tu que…
— D’accord, d’accord, décontracte-toi en t’énervant.
Samson poussait jusqu’à en plisser les yeux. Il perçut un frémissement, puis l’urine jaillit. Enfin.
— Vas-y, mec. Mais magne-toi, il vient par ici. Billy commençait déjà à redescendre. Les phares de la jeep qui éclairaient le flanc de la colline piquèrent vers le monument.
— Couche-toi ! cria Billy.
Samson s’accroupit derrière la base du monument tout en continuant à se soulager. Billy le rejoignit.
— T’as pas dit « Mouche-toi » ? demanda Sam.
— Tais-toi, merde !
Malgré la peur qui le tenaillait Samson se sentait ragaillardi par la dose d’adrénaline qui montait en lui. Il dit à Billy en rigolant :
— Je croyais avoir compris « mouche-toi ». Au moins ça avait un plus de sens que « couche-toi ».
— Mais tu vas pas la fermer, nom de Dieu ?
Billy risqua un œil. La jeep montait vers eux au lieu de retourner vers le bâtiment réservé aux visiteurs. Comme la voiture s’approchait d’eux ils s’accroupirent encore davantage derrière la base de l’obélisque.
— Mais y va pas s’arrêter, ce con ? lâcha Billy.
Quand la jeep atteignit le côté opposé du monument, à moins de six ou sept mètres de l’endroit où ils se cachaient, le moteur ralentit. Ils restèrent immobiles jusqu’à ce que la jeep s’arrête à mi-chemin de la grille.
— Tu crois qu’il a vu nos empreintes ?
— Sur le bitume ?
— Alors c’est qu’il nous a vus. Putain ! Je vais finir mes jours en taule. Comme ma mère.
— Non. Regarde. C’est à cause de cette saloperie de serpent. Il attend qu’il ait dégagé de la route pour passer.
De fait, le garde avançait au pas pour laisser au crotale le temps de regagner l’herbe. Quand le serpent eut disparu dans la verdure, la jeep repartit vers le bas de la pente et s’arrêta derrière le local pour touristes.
— Allons-y, dit Billy.
Ils dévalèrent la route. Samson manqua de tomber en voulant remonter sa fermeture éclair en pleine course. Comme ils atteignaient le pied de la grille, Sam prit son ami par l’épaule :
— Merde ! On avait pas prévu ça.
— Quoi ? Le bruit de la chaîne et du cadenas sur les barreaux ?
Samson prit la chaîne et la tint serrée.
— Vas-y. Passe par-dessus. Quand tu seras de l’autre côté, tu feras pareil pour moi.
Sans la moindre hésitation Billy escalada la grille, passa au-dessus des pointes et se laissa glisser le long des barreaux de l’autre côté au lieu de sauter comme il avait fait à l’aller. Il empoigna la chaîne et Sam commença son escalade. Comme il arrivait au sommet et enjambait les piques il perçut le rire d’Eli. Il leva les yeux. Une fraction de seconde plus tard il entendit le bruit métallique d’une porte que l’on referme du côté du local à touristes. Il tenta de sauter à bas de la grille mais ses jeans se prirent dans l’une des pointes. Sam se retrouva pendu, la tête en bas. Billy tenait toujours la chaîne. Il y eut un sale bruit mat quand le front de Sam heurta les barreaux.
Il fallu une bonne seconde pour que Billy réalise qu’il était pendu par les pieds avec la tête à deux mètres cinquante du sol.
— Décroche ta jambe, lui suggéra Billy. J’t’attrape.
Sam faisait face au local à touristes. Il voyait des lumières s’éteindre et se rallumer à l’intérieur. Il chercha à se défaire de l’emprise de la grille, mais en vain, car la pointe comportait des barbillons.
— J’y arrive pas.
— Quel bordel ! pesta Billy.
Tenant toujours la grille d’une main, il plongea l’autre dans sa poche revolver à la recherche de son couteau.
— Je vais grimper te détacher.
— Non. Lâche pas la grille.
— Ta gueule ! Tu fais chier à la fin.
Il lâcha la grille qui, surchargée du poids de Sam, produisit un fort bruit métallique. Comme Billy grimpait vers lui, Sam entendit, du côté du local à touristes, d’abord la porte de secours s’ouvrir et se refermer, puis des pas. Billy était à présent au sommet du pilier de pierre. Il engagea la lame de son couteau dans le tissu de jean.
— Cramponne les barreaux, camarade !
Billy coupa le denim et Samson bascula en position debout, heurtant les barreaux une seconde fois. La grille fit à nouveau un boucan d’enfer. Samson entendit la jeep redémarrer et vit les phares éclairer l’arrière du local à touristes. Il leva les yeux vers Billy.
— Saute !
Billy s’exécuta. Du haut du pilier. Quand il toucha terre, il miaula un coup et se plia sur lui-même.
— Oh putain ! Ma cheville !
La jeep quittait l’arrière du baraquement. Sam empoigna Billy par les aisselles et le tira vers le fossé. Ils attendirent. Immobiles. Le souffle court. La jeep s’arrêta. Le garde en descendit, l’arme au poing. Il vérifia à nouveau la grille, la chaîne et le cadenas.
Après le départ du gardien, les deux garçons rampèrent en direction d’Eli. Quand ils aperçurent ce dernier, Sam aida Billy à se relever et à se traîner jusqu’au grand Cheyenne qui tirait comme un malade sur son joint.
— Une taffe, les gars ? leur proposa-t-il.
Billy prit la cigarette, s’assit dans l’herbe et tira une longue bouffée. Eli souffla la fumée et rigola comme un bossu.
— Je crois que j’avais rien vu de plus marrant de toute ma vie.
Puis il aperçut des rayures d’humidité sur le pantalon de Sam.
— Qu’est-ce qu’y t’est arrivé, Chasseur Solitaire ? Je croyais que c’était sur la tombe de Custer que tu devais pisser. T’as tellement eu les chocottes que tu t’es pissé dessus ?
La tête en arrière, il repartit à se marrer. Sam lui expédia un méchant crochet en pleine figure. Eli retomba. Samson contempla son œuvre inanimée, regarda son poing salement amoché, à nouveau Eli, puis enfin Billy Deux Fers. Il osa sourire.
— T’aurais pas pu faire ça y a vingt minutes ? T’imagines les conneries que tu nous aurais fait économiser ? fit Billy.
— Tu crois pas si bien dire, répondit Samson, y a vingt minutes j’aurais pas été foutu de faire ça. Allez viens, tirons-nous avant qu’il ne revienne à lui.
Samson aida Billy à se remettre sur pied puis à sortir du fossé avant de regagner la route. Plus ils marchaient vers l’agence Crow et plus il faisait noir, à tel point que bientôt il n’y eut plus aucune source de lumière et Sam se retrouva dans sa chambre à fixer le dos de la chemise de cuir frangée de plumes rouges de pic-vert.
— C’était vraiment con ce qu’on a fait, dit Sam.
— Oui, mais courageux, ajouta Coyote, ç’aurait été vraiment con si vous aviez échoué.
— Tu sais que bien plus tard on a appris que Custer n’était même pas enterré là. Paraît que son corps a été transféré à West Point, à l’académie militaire. On a fait ça pour que dalle.
— Et ce qui s’est passé cette fameuse nuit sur le barrage ? Ça aussi c’était pour que dalle ?
— Mais comment tu sais ça, toi ?
Coyote pivota sur lui-même et apparut face à Sam, les bras croisés, ses yeux mordorés brillants de plaisir.
— Ç’a été rien qu’une montagne d’emmerdements cette affaire, ajouta Sam.
— Ce serait à refaire, tu le referais ?
— Oui, répondit Sam sans hésiter.
— Et la fille alors ? poursuivit Coyote. Ça n’est donc rien d’autre qu’une montagne d’emmerdements ?
Les paroles de Coyote résonnèrent comme l’écho dans l’esprit de Sam. Chercher la fille, il n’y avait plus que ça à faire. Après toutes ces années passées à rechercher sans cesse la sécurité, il devenait urgent de passer aux choses vraies. Il dit :
— Tu sais qu’il y a des jours où j’en ai vraiment plein le cul de t’avoir sur le dos ? Tu sais ça ?
La colère est le seul moyen qu’ont trouvé les dieux pour vous faire prendre conscience que vous êtes en vie.
Sam se leva. Il se posta face à Coyote. Ah ! s’il avait pu lire dans ses yeux ! Il s’avança. Leurs nez allaient se toucher.
— Dis-moi, fit Sam, tout ce que tu sais c’est qu’elle est en route pour Vegas, t’as pas d’adresse, rien d’autre ?
— Jusqu’à présent, non, j’ai rien d’autre. Mais si elle manque le motard à Las Vegas, elle y apprendra tout de même qu’il se dirige vers le Dakota du Sud. Elle le suivra. Quant au reste, je te le raconterai en route, d’accord ?
— Je suppose que t’es totalement infoutu de te transformer en avion supersonique ?
— Je peux seulement me changer en êtres vivants… comme des animaux, des insectes, des cailloux…
Sam mit la main à sa poche de poitrine. Il en sortit sa boîte de pastilles de menthe et la donna à Coyote. Coyote leva les sourcils d’incrédulité.
— Ben oui, expliqua Sam, on va devoir se cogner huit heures de bagnole, tu t’imagines tout de même pas que je vais supporter ton haleine de merde, non