Chapitre 34

Débarrassons-nous des chiens de l’ironie

La chouette campait toujours sur son poteau électrique.

Dans son rocking-chair, Adeline Mangetou lisait le Livre de Job. Elle espérait que cette lecture accélérerait sa digestion. Sur le chemin du retour de l’hôpital ses gamins avaient décidé de manger des crêpes pour le dîner. Et Adeline avait englouti une montagne de crêpes à elle toute seule. Alors forcément, au sein de son estomac, le couple infernal, Madame Marmelade et Monsieur Matièregrasse, se livrait une tumultueuse scène de ménage tandis que les gosses, au fond de leurs lits, tremblaient toujours de fièvre et que Job, de son côté, souffrait aussi le martyr.

Adeline admirait Job qui n’avait jamais renié sa foi. Elle, tout ce qu’elle avait, c’était cette maison remplie de gosses malades, un mari sujet aux gueules de bois, une chouette juchée sur le poteau électrique et une petite difficulté à déchiffrer les petites lettres à travers ses lunettes de soleil. Et Adeline en avait sa dose de tout ce merdier. Elle se sentait prête à en faire un lot et à l’expédier franco de port dans ce coin d’enfer qui lui était réservé. Job, ça c’était un type bien ! Surtout quand on voyait tous les bâtons que Dieu lui avait mis dans les roues. Quand ses sœurs lui parlaient de la Bible, il était toujours question du Sermon sur la Montagne, du Chant à Salomon, des Psaumes, mais jamais, au grand jamais ! des tourments et des fléaux de toute sorte. De plus, ses sœurs ne lui avaient jamais dit que Dieu était raciste. Parce qu’il ne pouvait pas encadrer les Philistins, ça non ! alors qu’Adeline avait une cousine, à Philadelphie justement, une cousine qui, certes, se mettait sans doute trop de fard à paupières, mais cela ne méritait quand même pas d’être maudite jusqu’à la septième génération.

Les pensées religieuses d’Adeline furent brusquement interrompues par une montée de bile. Elle posa sa Bible et alla jusqu’à la cuisine chercher le flacon de Pepto-Bismuth. Elle lutta un bon moment avec le goulot de la bouteille doté d’une sécurité enfant digne de Fort Knox. De guerre lasse avec le goulot, elle alla chercher la hachette qu’utilisait son mari pour désosser les daims. Elle tenait l’instrument à bout de bras quand on sonna à la porte.

Elle se traîna juqu’à l’entrée et ouvrit. Sur le seuil, Adeline découvrit un type énorme, blanc, vêtu d’un costume bleu pâle, le chapeau dans une main, la serviette d’échantillons dans l’autre, un large sourire béat accroché aux lèvres.

— Je suis désolé de vous déranger, Madame. Je cherchais madame Adeline Mangetou mais apparemment j’ai fait erreur puisque je suis tombé chez une actrice de cinéma.

Adeline se rappela qu’elle avait ses lunettes de soleil sur le nez et les cheveux choucroutés. Elle baissa ses lunettes.

— Adeline Mangetou, c’est moi.

Elle en profita pour jeter un œil par-dessus l’épaule du bonhomme pour vérifier si la chouette était toujours là. Et elle y était ! Adeline en frémit.

— Mais suis-je bête, reprit le gros, bien sûr que vous êtes madame Mangetou. Je m’appelle Lloyd Négoce. Je vends les Remèdes Miracle. Puis-je entrer ?

Adeline le dévisagea.

— Ce serait pas vous qui m’auriez vendu un aspirateur il y a bien longtemps ?

— Vous avez une sacrée mémoire, madame Mangetou. C’est vrai, j’ai longtemps eu l’insigne honneur d’apporter dans les foyers ce rayon de pureté qu’était l’aspirateur Miracle. Au fait, en êtes-vous satisfaite ?

— J’en sais rien, j’ai pas de carpette.

— Bien répliqué, madame Mangetou ! Quelle est la meilleure façon de ne pas avoir de carpettes sales, sinon que de ne pas en avoir du tout ? C’est un peu ce qui m’a poussé à me tourner vers le produit qui combat le problème numéro un de chaque foyer.

— C’est quoi ?

Llyod se couvrit le cœur de son chapeau.

— Si vous m’accordez une petite minute de votre précieux temps, vous pourrez cueillir le fruit d’années de recherches.

— Bon, allez-y. Mais ne faites pas de bruit. Mes gosses sont malades et mon mari se repose.

Adeline s’écarta pour laisser passer le gros qui alla prendre place sur le sofa. Elle s’assit face à lui. Son estomac lui donnait bien du fil à retordre. Elle ne put réprimer un rot.

— ’scusez-moi.

— Une petite indigestion, c’est ça, hein ? s’exclama Lloyd comme s’il venait de trouver le remède contre le cancer.

— Vous ne vous doutez pas de la chance que vous avez, continua-t-il, car j’ai là le nec plus ultra des potions qui guérissent l’indigestion la plus tenace.

Il sortit une fiole brune de sa sacoche.

— Madame Mangetou, permettez-moi de vous présenter le Remède Miracle.

Adeline hésita et dit :

— Mais je sais pas si je peux me permettre de vous l’acheter. Ça fait deux jours que je travaille pas à cause de mes gosses malades.

— Mais alors, vous ne pouvez pas faire l’économie de ce produit !

— Et ça guérit la grippe ?

— La grippe ? Mais quelle grippe ? (Llyod agita le flacon sous le nez d’Adeline.) La grippe n’existe plus quand on a le Remède Miracle. C’est tout, sauf un remède de bonne femme, vous savez. Je tiens là, devant vous, le fin du fin de la recherche scientifique. Le Remède Miracle éradique le croup, les crampes, les ulcères, le chancre et toute les saloperies les plus inimaginables.

— J’hésite encore… dit Adeline.

— Essayez-le et vous n’aurez plus d’hésitation. Le Remède Miracle vous débarrasse de la mauvaise haleine, des gaz intestinaux, des pellicules, du psoriasis, il soigne les maladies mentales et même les gueules de bois consécutives à la prise de peyotl.

— Je ne sais pas si je dois… répondit Adeline.

— Vous ne savez pas quoi ? Madame Mangetou, m’autoriseriez-vous à jeter un œil à votre armoire à pharmacie ?

Sur ces mots Lloyd sortit un sac-poubelle de sa sacoche.

— Mais pourquoi pas ? fit Adeline. Suivez-moi. La salle de bains est par ici.

— Allons-y alors, proposa Lloyd.

Il se leva et accompagna Adeline jusqu’à la salle de bains. Là, il ouvrit l’armoire à pharmacie, prit un flacon de comprimés d’aspirine qu’il mit sous le nez de sa probable future acheteuse.

— Pouvez-vous me dire à quoi cela vous sert, madame Mangetou ?

— A combattre les migraines.

— Terminé ! fit Lloyd en jetant le flacon dans le sac-poubelle.

— Mais…

— Mais quoi ? Grâce au Remède Miracle vos migraines ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir.

Il prit ensuite un tube de Préparation H qu’il expédia également dans le sac-poubelle.

— Idem pour les hémorroïdes, madame Mangetou.

Puis ce fut le tour du sirop contre la toux, des bandes Velpeau, des onguents divers et d’une préparation contre les infections de la vésicule.

— Attendez ! Ça, j’en ai besoin.

— Mais non ! Avec le Remède Miracle, vous n’en aurez plus besoin.

Adeline prit la mouche.

— Remettez tout en place. Immédiatement !

Lloyd se permit de relever les lunettes de soleil d’Adeline pour la regarder droit dans les yeux.

— Madame Mangetou, vous me dites que vos gosses ont tous la grippe. Mais qu’avez-vous réellement fait pour qu’ils aillent mieux ?

— J’les ai emmenés à la clinique mais on a pas voulu d’eux. Alors j’ai prié.

Lloyd hocha gravement la tête.

— Mais savez-vous que de cela aussi vous n’aurez plus besoin ?

Il repartit à grands pas vers le salon, prit la Bible et la jeta dans le sac-poubelle.

— A quoi bon prier quand on a, à domicile, le Remède Miracle qui soigne les enflures, accroît les capacités sexuelles et réduit le trou de la Sécu ?

— Non, insista Adeline, j’en veux pas de vot’truc.

Lloyd décrocha le crucifix du mur et le tordit avant de le balancer dans le sac-poubelle.

— Ce remède calme la toux, développe la croissance, redonne de l’énergie.

— J’ai dit non, répéta Adeline.

Lloyd prit le portrait de Jésus en trois D qui trônait sur le poste de télé et l’enfourna dans son sac.

— Et il calme les nerfs.

— Je vous dis que non. J’en veux pas.

— Et il soigne l’acné juvénile.

— Non !

— Il éradique les morpions, guérit des errances spirituelles, des empoisonnements au sumac, de la rage et de…

— Non et non !

— Le Remède Miracle, madame Mangetou, débarrasse des chouettes maléfiques.

— Combien ça coûte ?

— Liquide ou chèque ? demanda Lloyd en retombant sur le sofa.

La porte de la chambre s’ouvrit. Adeline vit arriver Milo, son mari, des lunettes de soleil sur le nez. Après chaque cérémonie où il forçait sur le peyotl, il devait porter des lunettes de soleil pendant un jour ou deux, incapable de supporter la lumière.

— C’est quoi ce bordel, ici ?

— C’est rien. Je parlais avec ce monsieur qui est représentant.

— Quel représentant ? Où tu vois un représentant, toi ?

Adeline se retourna. Il n’y avait plus trace du bonhomme, de sa sacoche à échantillons et du sac-poubelle plein à ras bord. Il ne restait qu’un flacon de Remède Miracle sur la table basse.

— Tiens, chéri, dit-elle, prends un peu de ça. Ça va te faire du bien.

Adeline se sentait déjà mieux.

*

Sam faillit s’évanouir, pris d’un curieux vertige. Autour de lui les bruits s’estompaient, la voix de Pokey lui parut soudain lointaine avant de n’être plus du tout audible. Son estomac se creusa, Sam eut le sentiment d’être dans la plus folle des boucles du grand huit avant d’être totalement écrasé par une incroyable charge. Il chercha les autres du regard. Mais la hutte baignait dans l’obscurité la plus complète. Sam était seul, seul avec le bruit de sa propre respiration.

Des milliers de questions l’assaillirent. Il comprit le lien qui les reliait entre elles. Pour résister il se dit qu’il lui fallait se maintenir dans l’action, sans jamais perdre de vue pourquoi il en était arrivé là. Sam se mit debout et scruta l’obscurité. Une paire d’yeux dorés flottait dans le néant face à lui. Il perçut le souffle d’un animal.

Une plateforme faite de pierre rougeoya dans le lointain. Un curieux personnage apparut en son centre : un corps humain surmonté d’une tête de chien et vêtu d’une sorte de pagne égyptien. A l’exception de ses yeux mordorés, l’homme à tête de chien était tout noir, si noir qu’il semblait capter toute la lumière environnante. Le personnage portait un bâton surmonté de l’effigie d’un faucon. Sam comprit de quelle créature il venait de sentir la respiration : il s’agissait d’une bête de la taille d’un hippopotame dotée de mâchoires de crocodile et d’un corps de lion. La bête reniflait de grands coups et battait l’air, rejetant de petits nuages de buée. Derrière l’homme à tête de chien et cette bête sans nom se dressait une balance géante.

Malgré tous les tourments qu’il venait de vivre Sam sentit une vague de peur lui vriller l’intérieur. Il pensa fuir, mais ne pouvait plus bouger d’un pouce. La lumière provenant du piédestal de pierre éclairait le plus éparpillé des ossuaires humains. Sam réalisa qu’il se tenait sur la pointe des pieds, chaque muscle de son corps bandé.

De son bâton, l’homme à tête de chien frappa le sol de pierre.

— Grimpe dans la balance, ordonna-t-il.

Puis il plissa les yeux et descendit de son piédestal.

— Attends un peu, ajouta-t-il. Tu es encore vivant, toi. Alors va-t’en ! Ici nous ne recevons que les morts. Va-t’en ! Va-t’en !

De tout ce qu’il avait pu voir et vivre d’étrange depuis une semaine, cette créature à tête de chien s’exprimant comme un être humain lui apparut le plus extraordinaire des phénomènes. Et soudain la peur quitta Sam. Toute cette mise en scène était vraiment trop loufoque. On aurait dit une mauvaise pub à petit budget pour des excursions en enfer.

— C’est à vous que je dois demander de l’aide concernant mon problème ? interrogea Sam.

— ’Coute-moi bien. Je t’avais prévenu que de côtoyer mon frère ne t’attirerait que des emmerdements. J’ai dû expédier un agent spécial pour t’aider.

— Quel frère ?

— Coyote. Coyote, c’est mon frère. Il ne te l’avait pas dit ?

— Non. Il n’a jamais fait allusion à son frère. Il m’a dit que je devais trouver le peseur d’âmes.

L’homme à tête de chien ricana.

— Tiens ! V’là la balance. Et moi je suis là. Devine c’qu’y t’reste à faire ? Allez, vas-y, même Einstein y arriverait. J’arrive pas à croire que Coyote ne t’a jamais parlé de moi. Quel ingrat, dit-il en se grattant derrière les oreilles.

Le monstre grogna et Sam recula.

— Ça, c’est Ammut. Il voudrait bien te bouffer.

Sam en frissonna d’horreur.

— Ça peut sans doute attendre. Moi j’étais là pour demander une faveur.

— Mais tu sais même pas qui je suis ! Ce qui me fait le plus mal, c’est que tu ne te doutes pas que je suis capable de sentiments.

— Désolé, répondit Sam. J’ai été un peu bousculé ces derniers temps. Loin de moi l’idée de vous froisser.

Bousculé ? Tu parles ! Je me retrouve à poil, dans un monde surnaturel, en train de parler au dieu de la bouffe pour clébards alors que j’étais venu pour récupérer la femme que j’aime. Excusez-moi si mes manières vous déplaisent, pensa Sam.

— Je m’appelle Sam Hunter. Et vous ? C’est comment votre nom ?

— Anubis, fils d’Osiris et dieu du monde souterrain.

Il se gratta à nouveau derrière l’oreille, encore plus fort qu’avant.

— Osiris ? C’est égyptien, ça ?

— Oui. Mon peuple vivait dans la vallée du Nil.

— Attends, je comprends pas. Tu viens de me dire que tu es le frère de Coyote ?

— Il a aussi oublié de te raconter ça ? fit Anubis visiblement mécontent.

— Je suis vraiment désolé.

Comment le destin de Calliope pouvait-il tenir dans les mains de ce demeuré canin ? Sam décida de la jouer fine et de ne rien faire ou dire qui puisse irriter le dieu.

— J’aimerais vraiment que vous me racontiez tout depuis le début.

Anubis releva ses longues oreilles.

— C’était il y très longtemps de cela. Le dieu Osiris apprit à son peuple à cultiver la terre et provoqua les inondations nécessaires aux récoltes. Avec son épouse Isis, il régissait le fonctionnement global de la civilisation jusqu’à ce que son frère, Set, d’un naturel méchant, devenu jaloux, ne le tue. Set dépeça le corps en quatorze morceaux qu’il éparpilla dans la vallée du Nil.

— Mais Osiris avait couché avec la femme de Set, tout de même ? Il lui avait donné deux fils à tête de chien, Anubis et Aputet qui, lorsque Set les trouva, furent mis dans des paniers et jetés dans le fleuve. Quand Isis trouva Anubis, elle décida de l’adopter. Quant à Aputet il a dérivé longtemps vers l’ouest jusqu’à débarquer sur cette terre.

L’homme à tête de chien se rengorgea, fier comme un coq.

— Anubis demeura le gentil, le fidèle, celui sur lequel on pouvait compter. Il recolla les morceaux de notre père afin que celui-ci ressuscite. Pour le remercier on lui offrit le boulot de peser les âmes des humains contre la Vérité, et de guider ces gens vers le royaume souterrain. Quant à mon frère, poursuivit Anubis, il a grandi sur une terre sauvage. Il était investi de pouvoirs divins mais n’avait aucun sens de la justice ou du devoir. Tout ce qui lui importe, ce sont les histoires que les gens racontent sur lui. Le reste, il s’en fout. Pas la moindre reconnaissance pour son frère qui lui a sauvé la vie tant et tant de fois. Rien ! Pas une visite ! Que dalle ! Et t’es bien sûr que Coyote ne t’a jamais raconté tout ça ?

Sam ne savait plus quoi dire. Il repensa aux histoires concernant Coyote qu’on lui avait racontées dans son enfance et combien elles collaient avec ce qu’il venait d’entendre.

— Non. Tout ce qu’on m’a dit c’est qu’il donna le bison à mon peuple et lui enseigna à vivre sur cette terre.

— Il a fait tout ça pour en être payé en retour. S’il ne vous avait pas donné les moyens de survivre, comment auriez-vous pu continuer à colporter des histoires le concernant ? Il m’a bassiné pendant des années pour que je lui invente des histoires. Maintenant il est de retour sur terre dans le seul but de vous utiliser.

Décidément, tout concordait.

— Il m’a pourri l’existence et a tué Calliope pour enrichir ses frasques.

Sam ne parvenait plus à contenir sa colère.

— Tu veux dire qu’il s’est arrangé pour me faire arriver jusqu’ici dans le seul but de colporter de nouvelles histoires ?

— C’est ça ou disparaître comme moi, répondit Anubis en baissant le ton. Il n’y a pas de mots dans la langue de ton peuple pour « ordinateur », « magnétoscope » ou « télévision ». Les mômes ne croient plus aux légendes du passé, aux chasses aux bisons, aux comptages de coups et à toutes ces vieilleries. Tout cela n’appartient plus à leur univers. Coyote a eu peur de disparaître. En créant de nouveaux récits, il se donnait les moyens de faire à nouveau partie du monde des humains. Tu as été l’objet de ces nouvelles histoires qui feront de lui un personnage de premier plan. Il n’en a rien à foutre de ton peuple. Tout ce qu’il veut c’est que vous continuiez à parler de lui. C’est pour cela que j’ai expédié un agent pour qu’il te vienne en aide.

Sam regarda Anubis.

— Le géant noir ? Menthol ? C’est vous qui l’avez envoyé ?

— Il m’appartient. C’est un fils dévoué, mais il ne le sait pas. Je ne peux plus aller dans ton monde parce que je suis mort. Alors j’ai envoyé le Noir pour t’aider. Il m’appartient comme tu appartiens à Aputet.

— J’appartiens à Aputet ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Tu es né de ses histoires et pour continuer à les répandre.

— Il veut que les petits enfants colportent des massacres de femmes innocentes ? Tu dis qu’il pense que c’est bon pour un peuple ?

— Bien sûr. Il se fout du reste. Tant que les légendes seront racontées le peuple restera uni. Il dit souvent qu’un peuple a besoin de temps en temps d’un exemple sordide, que ça lui ravive l’honneur et donne un coup de neuf à sa fierté. Moi, vois-tu, j’ai toujours essayé de faire le bien mais mon peuple a disparu à cause de ça, englouti par le christianisme.

— Sais-tu comment l’histoire va se terminer ? demanda Sam. Est-il possible que je ramène Calliope avec moi ? Elle n’a strictement rien fait de mal.

— Je jauge l’âme des morts, je la mets dans la balance avec la Vérité dans l’autre plateau. S’il y a équilibre, alors l’âme peut continuer sa route. Sinon, c’est Ammut qui la bouffe.

En entendant son nom le monstre se manifesta.

— Je suis coincé là à faire ce boulot de merde pendant que mon frère se balade à travers le monde et prend du bon temps. C’est pas juste.

Sam insista.

— Autorise-moi à ramener la fille. Elle n’y est pour rien si Coyote est un sale con.

— Non, dit Anubis. Il faut que la leçon porte, que Coyote comprenne sa douleur. Il n’a jamais appris à sacrifier quoi que ce soit.

— Laisse-la vivre et j’irai de par le monde parler de toi. Partout on se souviendra de toi. Les gens me croiront.

— J’ai trop souvent entendu ce discours, répondit le dieu d’un ton moqueur. « Alors réapparut le frère de Coyote qui terrassa ce dernier à quatre reprises, etc. », mais on ne cite même pas mon nom. Alors, à quoi bon ?

— Je t’en supplie, dit Sam.

Anubis secoua doucement la tête.

— Non, c’est impossible. Retourne dire à mon frère qu’il doit apprendre à se sacrifier pour son peuple. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir.

Le dieu à tête de chacal se leva et quitta le piédestal pour l’obscurité, le monstre sur ses talons.

— Attends ! cria Sam tentant de le rattraper. Le piédestal disparut dans le noir. Sam comprit l’immensité de son chagrin comme le sol se dérobait sous lui.

*

Un peu avant l’aube Coyote rampa à l’intérieur de la hutte et prit place à côté de Pokey. Le corps de Sam était secoué de tremblements et ses yeux toujours révulsés. Il fut pris de convulsions comme si on lui avait branché des électrodes. Ses yeux revinrent à la normale. Quelqu’un ouvrit la porte de la hutte, ce qui permit à la lumière naissante du jour d’y pénétrer.

— Comment va mon frère ? interrogea Coyote.

Sam prit Coyote à la gorge.

— Salaud ! Fumier ! Tu l’as tuée pour tes légendes de merde !

Pokey enserra Sam par-derrière.

— Non, Samson ! lâcha Pokey qui avait un mal de chien à maintenir son neveu. Tu sais que ton voyage a duré toute la nuit ? Harlan et les garçons sont partis. Il y a un type qui dit s’appeler Fresher Menthol qui a appelé pour toi. Il a dit qu’on te prévienne que des motards allaient débarquer pour reprendre l’enfant et qu’ils seraient là au lever du soleil.