La pathologie de la médecine
Santa Barbara
— ’Coûte moi bien, Sam, fit Aaron. Je vois bien que l’idée de me céder tes parts ne t’emballe pas vraiment. O. K. Je sais tout le boulot que tu as fourni pour l’Agence. Alors je suis prêt à aller jusqu’à quarante pour cent dans le rachat de tes parts, mais faudra te contenter d’un chèque. Je suis à court de liquidités depuis que Katie a décidé que c’était à l’Agence de casquer pour cette salle des trophées.
Sam cessa de fixer la tête de daim :
— Aaron, fit-il, faut me croire. J’ai pas recruté d’Indien pour attaquer Jim Cable. J’avais réussi la moitié de l’opération en embobinant Cochran, ce qui d’une certaine manière me rapprochait de Cable qui aurait bien fini par céder. Jamais je n’aurais monté une combine si risquée.
Aaron sortit deux face-à-main de son bureau de façon à pouvoir s’observer la partie postérieure du crâne. Sam l’avait vu très souvent faire ça. C’était l’heure du contrôle quotidien de calvitie.
— L’ennui, dit Aaron, c’est que la secrétaire de Cochran a vu l’Indien sortir de ta voiture.
Puis, se regardant à nouveau dans ses miroirs, il fit :
— J’me suis fait une mixture avec un peu de Retin A et un peu de ce machin que le type qui jouait dans Des agents très spéciaux vante à la télé. Tu crois que ça va marcher ?
Sam revoyait la petite plume trouvée sur le siège de sa Mercedes. Il était certain d’avoir fermé la voiture à clé. L’Indien n’avait aucune possibilité d’y pénétrer sans déclencher l’alarme.
— Je me fous complètement de ce que cette bonne femme a pu voir ou ne pas voir. J’ai pas payé c’t’enculé d’Indien pour attaquer Cable, un point, c’est tout ! Et je comprends pas pourquoi tu as gobé cette histoire sans m’en parler avant.
La colère soulageait Sam. Elle lui vidait la tête.
Aaron reposa ses miroirs et sourit :
— J’ai rien gobé du tout, Sam. Et tu peux surtout pas me jeter la pierre pour vouloir te racheter tes parts.
— T’es qu’un gros enculé cupide !
— Sam, répondit Aaron, optant pour un ton paternaliste. Mon petit Samuel, continua-t-il après un clignement d’yeux, ma cupidité comme tu dis, t’aurait-elle parfois oublié en route ? Je suis en train d’essayer de te sortir du pétrin, alors j’aimerais que tu m’accordes un certain respect. C’est une des premières choses que je t’ai apprises.
— Aaron, je ne connais aucun Indien. J’ai rien magouillé.
— Si tu le dis… Faut reconnaître que t’as toujours été honnête avec moi. J’ai même fini par oublier cette fois où tu avais retiré les fils électriques des détecteurs de fumée qu’on vendait à l’époque parce que la cliente voulait un modèle sans fil. Même ça, je l’ai oublié.
— Mais c’est toi qui m’avais demandé de le faire ! J’avais même pas dix-sept ans !
— Ça va ! Ça va ! Mais comment aurais-je pu deviner que cette salope fumait au lit ?
— Aaron, fais-moi confiance. Dès demain à la première heure, je vais me démerder pour savoir ce qui s’est réellement passé chez Motion Marine. S’ils appellent et que je ne suis pas là, ne signe rien en mon nom, O. K. ? Depuis ce matin, c’est galère sur galère et là, maintenant, j’ai un rencard avec quelqu’un rue Upper. Si t’as plus rien à me dire…
— T’aimes ?… Ma nouvelle tête ?
En temps ordinaire, Sam aurait menti. Mais tant de questions jouaient aux autos tamponneuses dans son cerveau que même le compartiment réservé au mensonge semblait hors d’usage.
— C’est nul, Aaron. C’est tellement nul que je serais toi je porterais plainte contre le mec qui joue dans Les agents très spéciaux ; t’as qu’à voir…
Il sortit comme Aaron reprenait la pose avec ses miroirs.
Gabrielle raccrochait le téléphone :
— C’était le chef de la sécurité de votre résidence, monsieur Hunter. Il veut absolument vous voir. L’association de copropriétaires organise une réunion ce soir au pied levé pour décider du sort de votre chien.
— Ça m’étonnerait, j’ai pas de chien.
— Le monsieur avait l’air très embarrassé. Il a vraiment insisté pour vous voir en personne le plus rapidement possible avant que… (elle jeta un œil à son bloc-notes) que vous soyez lynché par la foule en colère.
— Rappelez-le. Dites-lui que j’ai pas de chien parce que les clébards ne sont pas autorisés dans la résidence.
— Ça semble bien être là le problème, répondit Gabrielle. Il a dit que votre chien était sur la terrasse de derrière, qu’il n’arrêtait pas de hurler et qu’il menaçait de mordre quand on s’en approchait. Et que si vous n’y allez pas immédiatement il va être obligé d’appeler la police.
Tout ce que Sam pouvait penser se résumait à « C’est vraiment pas mon jour ».
— Bon, O. K., dites-lui que j’arrive. Appelez aussi le garage en bas de la rue. Qu’ils envoient quelqu’un réparer le pneu crevé de la Datsun orange qui est devant notre porte. Mettez la note sur ma carte bleue.
— Monsieur, vous avez aussi un rendez-vous à trois heures avec Mme Wittingham.
— Annulez-le, répondit Sam en quittant le bureau.
— Mais monsieur Hunter, c’est pour une demande d’indemnité de décès. M. Wittingham est mort la semaine dernière et sa veuve a besoin de vous pour remplir ses papiers.
— Gabrielle, permettez-moi de vous dire une chose : quand le client est mort, on peut se permettre d’être un peu plus laxiste sur nos prestations de service. Vu ? Parce que ce client, on est sûr de jamais le revoir. Alors, soit vous me reprenez un autre rendez-vous, soit vous y allez vous-même !
— Mais Monsieur, j’ai jamais traité ce genre d’affaire.
— C’est vraiment pas compliqué. Vous tâtez le pouls du client. Si vous sentez rien, on paye !
— Ça ne m’amuse pas du tout, monsieur Hunter. J’essaie de me montrer la plus professionnelle possible et vous n’arrêtez pas de vous moquer de moi…
— Prenez-le comme vous voudrez, Gabrielle, mais n’oubliez surtout pas d’appeler le garage, j’dois filer maintenant.
Sam habitait à cinq minutes du bureau, une résidence de trois cents appartements, pompeusement appelée Les Falaises et située sur les hauteurs de Santa Barbara. Par ses fenêtres de derrière, Sam apercevait au loin les montagnes de Santa Lucia et sa chambre donnait sur l’océan. Sam avait un temps envisagé de louer l’appartement, mais quand il y a dix ans la résidence tout entière avait été offerte à la vente, il s’était décidé à acheter. Depuis, la valeur de l’appartement avait augmenté de six cents pour cent. Les Falaises se trouvaient dotées de trois piscines, de saunas, de salles de musculation et de nombreux courts de tennis. La résidence était exclusivement réservée aux couples sans enfants et sans animaux. Seuls les chats étaient autorisés. Quand Sam avait aménagé, Les Falaises colportaient la réputation d’être un sacré endroit pour partouzeurs invétérés. Aujourd’hui, après le boom sur l’immobilier et le passage à la trappe de la classe moyenne, la plupart des résidents se composait de retraités ou de couples aisés. Des documents signés par tous les copropriétaires stipulaient noir sur blanc les limites à respecter en matière de nuisance sonore et de nombre autorisé d’invités. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une escouade d’agents de sécurité placée sous l’autorité de Josh Spagnola, une tête brûlée de cambrioleur repenti, patrouillait dans des voitures électriques du type de celles que l’on rencontre sur les terrains de golf.
Sam gara sa Mercedes à l’arrière de la résidence, près du bureau de Spagnola et du club-house qui, avec ses arches de stuc et ses cours intérieures, ressemblait davantage à la casa grande d’une hacienda espagnole qu’à une salle de réunion pour copropriétaires. Spagnola hurlait dans le téléphone quand Sam passa la porte ouverte du bureau. Sam n’avait jamais entendu Spagnola gueuler à ce point. C’était mauvais signe.
— Non ! Sûrement pas ! Je refuse de descendre ce foutu clébard. Le propriétaire va arriver d’une minute à l’autre et je ne vais pas pénétrer dans sa villa-appartement et flinguer le chien, règlement ou pas règlement !
Sam remarqua que même en colère Spagnola n’oubliait pas d’utiliser le terme villa-appartement. À l’évidence, personne n’aurait mis un demi-million de dollars sur la table pour acheter un appartement ; par contre, pour une villa-appartement, les données n’étaient plus les mêmes. Marrant tout de même comment les gens aimaient entendre parler de leur habitation. Quand Sam était en affaires avec des gens vivant en caravane, il utilisait toujours le terme de pavillon ambulant. Cette appellation redorait le blason des intéressés car avait-on jamais entendu, à la radio, dire qu’une tornade eût balayé une résidence de pavillons ambulants ? Jamais. On entendait surtout parler de la destruction d’un terrain de camping et du merdier qu’on ne manque jamais d’y trouver.
— Mais je vous écoute, Docteur Epstein, poursuivait Spagnola, je vous écoute, je suis parfaitement conscient du fait que vous n’avez pas pu faire votre sieste et je le déplore, contrairement à ce que vous semblez imaginer. Non, je ne m’en fous pas. Je ne m’en fous pas du tout. Je m’en fous encore moins que tout à l’heure mais davantage que dans pas longtemps. N’empêche que je vous répète qu’il est hors de question que j’entre chez M. Hunter avant qu’il n’arrive.
Spagnola invita du geste Sam à s’asseoir. Puis il se mit à singer le vieux qu’il avait au bout du fil, feignant l’ennui et l’endormissement avant d’avoir recours au langage international des signes pour montrer son ras le bol.
— Quoi ? Vous souhaitez le prendre sur ce ton ? Alors sachez, Docteur, qu’en ce qui me concerne, mon dernier supérieur hiérarchique a fini cloué sur sa croix. Transmettez-lui mes amitiés si vous le voyez.
Puis Spagnola raccrocha violemment le combiné.
Sam lui demanda :
— Pour lui causer de la sorte, t’as quelque chose ? Un dossier sur le docteur Epstein ?
Spagnola ricana :
— Ouais. Il se tape la kiné tous les lundis, mercredis et vendredis.
— Mais tout le monde se la tape.
— Non, non, tu confonds. Tout le monde se tape la kiné des mardis, jeudis, samedis. L’autre est très… particulière.
— Plus… professionnelle ?
— C’est ce qu’on peut lire dans le dépliant.
Sur son bureau Spagnola prit un bout de papier à en-tête de la Résidence des Falaises :
— Mon vieux Sam, ton clébard m’a tenu sur la brèche avec des connards dans le genre d’Epstein depuis ce matin. Tu veux que j’te lise le détail des plaintes ?
— Josh, j’ai pas de chien. J’comprends rien à c’que tu racontes.
— Va quand même falloir que tu informes officiellement la Sécurité de l’existence de ce gros clébard qui empêche le docteur Epstein de pousser son roupillon.
— Mais je déconne pas, Josh. Y a peut-être un chien sur ma terrasse, mais j’y suis pour rien.
Soudain, Sam se souvint avoir laisser ouverte la porte coulissante donnant sur la terrasse.
— Oh ! Merde ! fit-il.
— Je ne te le fais pas dire, répliqua l’ancien cambrioleur, la porte est restée ouverte. Une véritable invite pour les malfrats.
— Mais cette terrasse se trouve à plus de deux mètres du sol. Comment veux-tu qu’un chien y grimpe ? Et comment a-t-il pu rentrer sans déclencher l’alarme ? Tu peux m’dire ?
— C’est à ça que je pensais justement. Si le chien ne t’appartient pas, comment est-il entré ? Oh ! Ça s’annonce mal cette affaire… Déjà que les autres membres de l’association se réunissent ce soir pour parler du problème…
— Y a pas de problème ! On va choper le clébard et l’expédier à la fourrière.
— O. K. ; allons-y. Je te lirai le papier en chemin.
Spagnola ferma la porte de son bureau à clé et brancha le système d’alarme.
— On peut avoir confiance en personne, dit-il.
Ils suivirent des allées dallées de briques qu’ombrageaient des bougainvillées rouge et rose.
— Neuf heures, reprit Spagnola, Mme Feldstein appelle pour signaler qu’un loup a pissé sur sa glycine. Tiens ! je l’avais pas remarquée celle-là. Neuf heures cinq : Mme Feldstein signale que le même loup est en train de violer son chat persan. C’est moi qui ai pris son appel. Neuf heures dix : Mme Feldstein signale que le loup a bouffé son persan après lui avoir fait son affaire. Quand j’y suis allé y avait encore du sang et des poils dans l’allée. Mais pas de loup.
— Tu crois qu’il s’agit d’un vrai loup ?
— J’en sais rien. Je l’ai seulement aperçu sur ta terrasse, mais d’en bas. Ça a plutôt la couleur d’un coyote. Mais alors d’un gros coyote ! Non, ça peut pas être un loup. Hé dis donc ! T’aurais pas ramené une gonzesse hier soir qu’aurait oublié une bestiole enragée dans sa bagnole ?
— Arrête, tu veux ?
— Bon. Où en étions-nous ? Dix heures quatorze : Mme Narada signale qu’un gros chien a attaqué son chat. Là, j’ai expédié tous mes gars sur le coup. Jusqu’à onze heures ils n’ont rien trouvé. Puis y en a un qu’a appelé pour signaler qu’un gros chien lui avait bouffé les pneus de sa voiturette avant de prendre le large. Onze heures treize : le docteur Epstein appelle pour la première fois au tout début de son roupillon raté pour signaler des hurlements de chien. Onze heures trente-cinq : Mme Norcross expédie ses mômes sur la terrasse manger leurs hamburgers quand un gros chien saute par-dessus la rambarde, bouffe tous les hamburgers, menace les mômes et disparaît. Première menace de plainte officielle.
— Quels mômes ? questionna Sam, les mômes sont interdits dans la résidence.
— C’est ses petits-enfants du Michigan qui sont venus lui rendre visite. Elle avait rempli tous les formulaires de demande de permission nécessaires.
Spagnola reprit son souffle et continua :
— Onze heures quarante et une : de grosses merdes de chien sont signalées dans l’Aston Martin du Docteur Yamata. Midi trois : le chien bouffe deux, j’ai moi-même compté les restes, des chats siamois de Mme Wittingham. La pauvre venait juste d’enterrer son mari la semaine dernière. Ça été la goutte qui a fait déborder le vase. On a été obligé d’appeler le docteur Yamata qui était sur le green pour qu’il lui donne un sédatif. L’avocat spécialisé dans les cas de dommages aux personnes physiques qui habite juste à côté de chez elle était rentré déjeuner. Il lui a proposé ses services bien qu’à ce moment-là on ignorait encore à qui appartenait le chien.
— Pourquoi encore ? T’en sais toujours rien à qui il appartient.
Spagnola fit mine de ne rien avoir entendu avant de poursuivre :
— De midi et demi à une heure on nous l’a signalé partout. Ainsi que de nombreuses traces d’urine. Je vais pas te donner le détail de la liste. Un de mes gars a repéré le chien et l’a suivi jusqu’à ton bloc. Il a disparu une minute et on l’a revu sur ta terrasse.
— Comment ça « disparu » ? Il n’aurait pas un peu trop tendance à tirer sur le bambou, ton gars ?
— Il doit vouloir dire qu’il l’a perdu de vue pendant une minute. Maintenant, ça fait deux bonnes heures qu’il est sur ta terrasse et que tous les résidents sont persuadés qu’il t’appartient. Ils sont décidés à exiger ton expulsion pure et simple.
— Ils peuvent pas. Je suis propriétaire.
— Si Sam, ils en ont la possibilité. Tu ne possèdes que des parts de la résidence. Dans le cas de figure où les deux tiers des résidents l’exigent, t’es obligé de vendre tes parts au prix auquel tu les as achetées. C’est dans le contrat que t’as signé. J’ai vérifié.
Ils étaient à une centaine de mètres de l’appartement de Sam quand ils perçurent les hurlements.
— C’t’appart’vaut aujourd’hui au moins cinq fois le prix que je l’ai acheté, soupira Sam.
— Sur le marché public ! Pas dans le cas d’une négociation interne. Mais te fais pas de mouron. Tu m’as bien dit que ce chien ne t’appartenait pas ?
— Comment faut-il que j’te le dise ?
Une trentaine de ses voisins, apparemment fort remontés, attendaient Sam devant sa porte d’entrée.
— Le voilà ! cria l’un d’eux en montrant du doigt Sam et Spagnola.
Un court instant Sam remercia le ciel de la présence de Spagnola à ses côtés. Et à propos de côté, Spagnola portait un. 38 spécial sur le sien.
L’ex-cambrioleur se pencha à l’oreille de Sam :
— Tu ne dis rien, compris ? Pas un mot. Sinon ça va tourner vinaigre… sans compter que dans le lot j’ai déjà repéré deux avocats.
Spagnola, tel le Sauveur, leva les bras au ciel et s’avança vers la foule.
— Mesdames et Messieurs ! Je sais que vous êtes en colère mais si l’on veut régler ce petit différend à l’amiable, il importe que M. Hunter reste en vie, d’accord ?
— T’es vraiment trop bon, lui souffla Sam.
— Y a pas de quoi, répondit Josh, ils n’ont jamais vraiment eu l’idée de te lyncher. Je vais m’arranger
pour les culpabiliser et les faire rebrousser chemin. Ça se fait plus guère de lyncher les gens. Paraît que c’est politiquement incorrect, comme ils disent.
Spagnola se tut et demeura immobile, Sam à ses côtés. Comme si le chef de la Sécurité eût réglé cette chorégraphie, les gens commencèrent à regarder dans le vague, à éviter de croiser le regard des autres, à s’éloigner tout doucement, tête basse.
— C’est vraiment surprenant, fit Sam à Spagnola.
— Y a rien de surprenant dans tout cela. C’est tout simplement que pendant des années j’ai gagné ma croûte en étudiant le comportement de gens comme eux. Aujourd’hui je m’intéresse au comportement des voleurs, c’est tout. C’est exactement le même business. En moins dangereux. Bon ! Tu veux entrer le premier ?
— Euh… c’est toi qu’as le pétard.
— Tu m’attends ici, alors.
Spagnola ouvrit très lentement la porte. Quand elle fut suffisamment entrebâillée, il glissa sa grande carcasse d’échalas à l’intérieur. Puis il referma derrière lui.
Sam avait remarqué que les hurlements s’étaient lus. Il colla son oreille à la porte et attendit, oubliant qu’il disposait d’une porte d’entrée blindée anti-feu. Quelques minutes s’écoulèrent avant que la poignée ne tourne sur elle-même et que la tête de Spagnola apparaisse dans l’entrebâillement.
— Hey Sam ! Ton canapé en cuir… t’y tenais vraiment ?
— J’ai une bonne assurance, répondit Sam. Pourquoi ? Il en a fait une veste pour Davy Crockett ? Il est encore là ?
— Ouais, il est encore là. Mais je voulais juste savoir si t’étais… comment dire ? affectivement attaché à ce canapé.
— Non. Pas plus que ça. Mais qu’est-ce qui se passe ?
Spagnola ouvrit la porte en grand et s’en écarta. Sam put contempler son Beyrouth domestique. Un énorme chien brun, la mâchoire plantée dans un bras du canapé de cuir, sautait et retombait sur les coussins comme un marteau-pilon.
— Josh, flingue-le !
— Écoute. Je sais ce que tu ressens. T’es le genre de type qui avance dans la vie et qui pense que rien ne peut lui arriver. Forcément, le jour où il tombe sur un os comme celui-ci, son ego se les prend dans la chaîne du pédalier, c’est normal.
— Josh, pour la deuxième fois, je te demande de descendre ce clebs.
— J’ai pas le droit. La loi interdit l’utilisation d’armes à feu dans les limites intra-muros de la ville, sauf cas de vie ou de mort. Mais on déplore un grand vide juridique concernant les canapés.
Sam descendit les quelques marches conduisant au salon. Le chien lui fit face et se mit à grogner. Il rabattit ses oreilles le long de sa tête, plissa ses yeux dorés et tout en poursuivant ses grognements obligea Sam à reculer dans l’angle de la pièce.
— Josh ! Tu ne peux plus nier que je suis en danger.
— Ouais, ouais, ça vient, tu tiens le bon bout, répliqua Spagnola sans s’énerver. Le laisse pas s’apercevoir que t’as la frousse. Les chiens devinent ça du premier coup d’œil.
— Hey ! Mais c’est pas un chien c’truc-là. C’est un coyote ! Un animal sauvage !
Sam était aplati contre l’écran de sa télé géante. Il reculait peu à peu contre l’appareil qui menaçait de basculer. Sam sentait la fétide odeur de musc en provenance de la gueule de la bête.
— Mais qu’est-ce que t’attends pour tirer, merde ?
— Ça va. Pas de panique. Je vise. Faut surtout pas que j’lui tire dans la tête pour qu’on puisse vérifier s’il était pas atteint de la rage. J’ai vu l’autre jour un reportage à la télé où ils disaient que les coyotes n’étaient pas des animaux agressifs.
— Ouais, mais çui-là, de coyote, le reportage, il l’a pas vu.
Spagnola tira et la télé explosa littéralement. L’animal était indemne. Sam enjamba la dépouille fumante de ce qui avait été un poste de télévision panoramique. Spagnola tira à nouveau. Un vase posé sur la cheminée se volatilisa. L’animal narguait toujours le tireur. La troisième balle pulvérisa la baie vitrée donnant sur la terrasse. Les quatrième et cinquième projectiles percèrent les membranes d’une enceinte acoustique. La dernière enfin ricocha dans la cheminée et fila se perdre dans la ville.
Quand Spagnola perçut le cliquetis du percuteur sur une chambre vide, il sortit de l’appartement comme un ouragan. Sam se réfugia derrière les restes de son poste de télé, prêt à recevoir l’assaut du coyote. Ses oreilles résonnaient encore des déflagrations. Il entendit rire à l’autre bout de la pièce. Le coyote avait disparu, mais assis sur le canapé, toujours vêtu de cuir noir frangé de plumes rouges, l’Indien rigolait à s’en décrocher la mâchoire.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? lui cria Sam.
D’un bond, l’Indien fut debout. Il passa au travers de la baie éclatée et se retrouva sur la terrasse. Juste avant de disparaître par-dessus le garde-corps, il jeta un dernier regard rempli d’ironie au pauvre Sam.
Sam courut jusqu’à la rambarde. L’Indien n’était plus dans l’allée mais son rire sarcastique rebondissait d’écho en écho contre les murs de la résidence.
Sam s’appuya au garde-corps et rentra dans l’appartement. Il se laissa choir dans son canapé et se prit la tête entre les mains. S’il y avait une explication à tout ceci, dans quelle direction fallait-il chercher ? Quelqu’un avait décidé de lui pourrir l’existence. Il remonta le ressort de sa mémoire. Évidemment, son passé s’ornait bien de quelques personnes qui ne le portaient guère dans leur cœur, comme des concurrents professionnels, des clients mécontents, des femmes insatisfaites, etc., mais aucun d’entre eux n’aurait pu lui en vouloir à ce point. Dans un sursaut d’honnêteté avec lui-même, il finit par conclure que, de toute sa vie, il ne s’était jamais pris de passion pour quelqu’un ou quelque chose ; aujourd’hui il était totalement incapable de faire la différence entre le bien et le mal. Depuis qu’il avait fui sa réserve du Montana, sa vie n’avait jamais été passionnante. Mais malgré ce constat, il devait bien y avoir une explication logique quelque part.
Sam ressentit presque l’envie de prier, de renouer avec une certaine spiritualité, et se rappela ce qu’il y avait de caché derrière le fond du tiroir où il rangeait ses chaussettes. Il monta à sa chambre, quatre à quatre, et retira le tiroir derrière lequel il trouva un sac en peau ligoté d’un lien de cuir. Il le dénoua et en étala le contenu sur la commode : ces dents, ces griffes, ce morceau de fourrure et cette tresse faite d’herbe à bison. Parmi eux, il vit une plume qu’il n’avait jamais remarquée auparavant.
Sam fut pris de tremblements inexplicables.
Vieux Bonhomme Coyote décide de façonner le monde.
Au tout début, l’univers était noyé sous les eaux. Vieux Bonhomme Coyote considéra le paysage et dit : « Ça manque de terre. » Il avait reçu du Grand Esprit le don de commander aux animaux qu’on appelait alors les Tribus Sans Feu. Alors il appela quatre canards afin qu’ils l’aident à trouver de la terre. Les canards plongèrent sous l’eau à la recherche de boue. Les trois premiers remontèrent à la surface aussi bredouilles qu’on peut l’être. Mais le quatrième – quatre étant le chiffre sacré et attendu que c’est comme cela que ça se passe dans ce genre d’histoire – refit surface avec de la boue.
Vieux Bonhomme Coyote dit alors : « Maintenant, je vais pouvoir mettre de la terre ici et là. » Il fit les montagnes et dessina les rivières, créa les plaines et les déserts, les plantes et les animaux. Puis il conclut : « Je vais aussi y mettre des êtres humains. Comme ça, il y aura des gens pour colporter des histoires sur mon compte. »
Avec la boue, il modela des hommes et des femmes aux corps élancés. Vieux Bonhomme Coyote fut satisfait de son travail. « Je les appellerai les Absarokees, dit-il, ce qui veut dire, les Enfants de l’Oiseau au Gros Bec. Un jour, des Blancs qui n’y connaissent rien viendront et les appelleront les Crows. »
— Mais que vont-ils manger ? demanda l’un des canards.
— Ils sont nus comme des vers, reprit un autre. Avec quoi comptes-tu les vêtir ?
— C’est vrai, ajouta un troisième, ils sont beaux mais crèveront de froid pendant l’hiver.
Vieux Bonhomme Coyote mesura à nouveau combien il ne pouvait pas encadrer les canards. Alors il reprit de la boue et confectionna un curieux animal à grosse fourrure doté d’une paire de cornes.
— Voilà, dit-il, ils trouveront tout ce dont ils ont besoin chez cet animal. Je vais l’appeler Bison.
Le quatrième canard avait assisté à tout cela en fumant une cigarette.
— C’est un bien gros animal que tu as créé là. Avec quoi veux-tu qu’ils le capturent ? demanda-t-il en expulsant la fumée de sa cigarette dans le visage de Vieux Bonhomme Coyote.
— Eh bien, je vais créer un autre animal sur lequel ils pourront monter et qui les aidera à attraper le bison.
— Et ce nouvel animal, avec quoi le captureront-ils ? questionna à nouveau le quatrième canard.
— Écoute-moi bien, mon canard, pourquoi faudrait-il que je m’occupe de tout en ce bas monde ? J’ai déjà créé l’univers, j’y ai mis ces gens et tout ce dont ils avaient besoin, ça suffit maintenant !
— Ben… s’ils ont tout ce qu’il leur faut, à quoi vont-ils occuper leurs journées ? À parler de toi ?
— Ce serait déjà pas si mal.
— Oui, mais très vite emmerdant, commenta le canard.
— Je vais leur faire plein d’ennemis, dix fois plus nombreux qu’eux. Ils seront obligés de se battre et d’inventer toutes sortes de rituels guerriers. Que penses-tu de ça ?
— Ils seront exterminés.
— Sûrement pas ! Parce que je ne les abandonnerai jamais. Les Enfants de l’Oiseau au Gros Bec resteront mes préférés… même si leurs ennemis racontent aussi des histoires sur mon compte.
— Et qu’adviendrait-il si le bison disparaissait ?
— Ça n’arrivera jamais. Il y en a bien de trop.
— Mais imagine que ça se produise quand même.
— Alors c’est que les êtres humains se seront fait entuber. Je me sens sale et fatigué. En plus je suis frigorifié à force de patauger dans cette flotte. Je crois que je vais inventer un système à vapeur pour réchauffer les corps.
Vieux Bonhomme Coyote construisit la première hutte à sudation à l’aide de branches de saules et de peaux de bison. Il chauffa des pierres dans un grand feu et les plaça dans une sorte de puits au centre de la hutte. Enfin, lui et les canards y pénétrèrent avant d’en refermer toutes les issues et d’y faire l’obscurité.
— Ça t’embêterait d’éteindre ta cigarette ? demanda Vieux Bonhomme Coyote au quatrième canard.
Le canard obéit et jeta sa cigarette sur les pierres chauffées à blanc. La fumée envahit la hutte.
— Ça sent bon, dit Vieux Bonhomme Coyote. On devrait essayer de balancer d’autres trucs sur les pierres histoire de voir ce que ça donne.
Il jeta des épines de cèdre qui se mirent aussi à embaumer la cabane.
— Je garde l’idée des épines de cèdre pour les cérémonies qui se dérouleront dans le sauna. Et l’eau aussi. Faut beaucoup d’eau pour que l’atmosphère devienne presque insupportable.
— Et tu crois qu’on en ressortira totalement purifiés ? demanda le troisième canard.
— Bien sûr, répondit Vieux Bonhomme Coyote. D’abord faudra verser quatre louches de flotte en hommage aux quatre directions.
— Et aussi en hommage aux quatre canards…
— Si tu veux, ajouta Vieux Bonhomme Coyote. Puis on versera sept louches de flotte pour la Grande Ourse. Et dix de plus. Parce que dix, quoi qu’on en dise, ça reste quand même un chouette nombre.
Il tendit à chacun des canards une brindille de saule afin qu’ils se grattent le dos.
— Allez-y. Frottez-vous le dos avec ça.
— À quoi ça sert ? demanda le deuxième canard.
— Ça ramollit… Je veux dire que ça aide à faire sortir la sueur et que ça vous purifie.
Puis, pendant que les canards s’exécutaient, Vieux Bonhomme Coyote dit :
— Maintenant, je vais verser beaucoup d’eau sur les pierres. Sans compter le nombre de louchées. On va avoir extrêmement chaud et se retrouver purifiés comme jamais.
C’est ce qu’il fit. L’atmosphère devint irrespirable. Il sortit de la hutte en laissant les canards à l’intérieur.
Bien plus tard, après qu’il eut pris un bon bain pour se rafraîchir, qu’il eut festoyé et goûté quelque repos, il dit :
— Super ! Je crois que je vais refiler la combine du sauna à ce nouveau peuple que je viens de créer. Ça leur servira de lieu de recueillement et de saint sacrement en même temps. Ils penseront à moi chaque fois qu’ils y mettront les pieds. C’est un bien beau cadeau que je leur fais là. Quant aux canards, c’est aussi bien que personne ne sache ce qui a pu leur arriver.
Puis Vieux Bonhomme Coyote se tailla un cure-dent dans une brindille de saule pour extirper un bout de viande qu’il avait de coincé entre deux molaires.
— Le canard parfumé à la sauge, j’connais rien de meilleur…