Un destin à carcasse radiale
Pays des Crows – 1973
Pendant les six années qui suivirent sa cérémonie initiatique, il n’y eut de jour où Pokey ne cassa pas les pieds à Samson avec une nouvelle interprétation de sa vision. Samson l’envoyait balader mais Pokey revenait sans cesse à la charge, forçant le garçon à se souvenir dans les moindres détails de ce qu’il avait pu voir dans la montagne. Pokey répétait qu’il était de sa responsabilité d’expliquer la symbolique d’une telle expérience. Au fur et à mesure de ses explications, Pokey finit par vouloir faire coïncider son mode de vie et celui du garçon avec le sens qui se cachait dans la vision de Samson.
« Peut-être que Vieux Bonhomme Coyote, dit Pokey, a voulu dire que nous étions faits, toi et moi, pour nous lancer dans les affaires et faire du pognon. »
Alors commença une série d’aventures commerciales qui ne prouva rien d’autre à la communauté Crow tout entière que Pokey était vraiment le plus timbré d’entre tous.
Sa première incursion dans le monde du business fut la création d’une ferme d’élevage de vers de terre. Pokey s’ouvrit de son projet à Samson avec la même foi aveugle qu’il mettait à déblatérer ses histoires sur Vieux Bonhomme Coyote. Et Samson, comme tant d’autres avant lui, était captivé par l’idée de faire de l’argent à partir de croyances religieuses.
Ce jour-là, Pokey en avait encore un coup dans les carreaux.
— Tu sais qu’ils sont en train de construire un barrage sur la rivière Big Horn ? Ils essaient de nous faire croire qu’on va se faire du blé avec tous ces touristes qui viendront pêcher et faire du ski nautique sur le nouveau lac. Ils nous avaient déjà dit la même chose quand ils ont construit le mémorial Custer, mais on n’a jamais vu la couleur de l’oseille. C’est des Blancs qui ont ouvert des magasins et raflé la monnaie. Ce coup-là, on va pas rater le coche, moi je te le dis ! on va élever des vers de terre et les vendre aux pêcheurs.
Ils manquaient de planches pour clôturer les parterres où ils élèveraient les bestioles. Alors ils prirent la camionnette et allèrent abattre des sapins dans le massif de la Rosebud. Pendant tout un été, ils s’activèrent à couvrir d’enclos à vers les cinq arpents de terre du clan des Chasseurs Solitaires. Afin de brouiller les pistes et de ne pas donner à d’autres concurrents potentiels la même idée, Pokey confia à Samson :
— Tu vas dire à tout le monde qu’on a bâti de minuscules corrals pour élever des chevaux microscopiques afin de les vendre aux Lilliputiens qui habitent là-haut dans la montagne. C’est vachement plus facile de garder un secret si tout le monde te croit complètement barjo.
Quand tout fut prêt pour accueillir les pensionnaires, se posa alors la question de leur procurer un habitat approprié. « Les vers, ça adore la merde de vache », dit Pokey. « Et la merde de vache, on peut l’avoir pour pas un rond. » Si Pokey avait demandé aux ranchers de la région la permission de ramasser les bouses de leur bétail, il est évident qu’ils auraient tous accepté. Mais comme ce n’étaient que des Blancs, dont Pokey se méfiait, il décida que Samson et lui iraient, la nuit, voler les merdes de vaches.
À la nuit tombée, Pokey et le garçon partaient avec la camionnette dans les pâturages. L’oncle conduisait au pas tandis que, derrière, le neveu pelletait les bouses dans la benne. Puis ils déchargeaient leur cargaison dans les emplacements prévus à cet effet. « Tu sais, gamin, les Crows ont toujours été de sacrés voleurs de chevaux. Vieux Bonhomme Coyote sera vachement fier du tour qu’on est en train de jouer aux ranchers. »
Samson était subjugué par l’enthousiasme de Pokey bien qu’il ne s’expliquât pas une telle excitation à voler quelque chose dont personne n’aurait voulu. N’empêche qu’après un mois de raids nocturnes dans tous les pâturages de la région, les enclos étaient fin prêts. Pokey et Samson se rendirent à Hardin, au magasin d’articles et d’appâts de pêche, pour acheter leur stock de reproducteurs : un millier de vers rouges et de lombrics nocturnes.
Pokey fit brûler beaucoup de sauge et d’herbe sacrée au-dessus des enclos. Puis, ils répandirent les vers sur le fumier. Et l’attente commença.
« Faut pas les déranger avant le printemps », assura Pokey. Mais Samson l’avait aperçu, la nuit, qui farfouillait les enclos à l’aide d’un déplantoir. Une de ces nuits, Samson surprit son oncle à quatre pattes, le déplantoir à la main, le nez au ras du fumier.
— Tu sais ce que j’étais en train de faire ? dit Pokey quand il sentit la présence du garçon derrière lui.
— Non, répondit Samson qui cachait son déplantoir personnel derrière son dos.
— J’écoutais le bruit que fait l’argent qui dort.
— Ah c’est pour ça alors que t’as de la merde sur l’oreille ?
A compter de cet instant, ils furent plus discrets quant à leurs explorations nocturnes. Aucun d’eux ne trouvait trace du moindre ver. Ils attendirent le retour du printemps, persuadés qu’ils allaient bientôt nager dans les vers et les dollars… même s’il restait encore deux années de travaux avant que le barrage de Yellowtail ne soit mis en eau.
Quand le sol fut dégelé, ils allèrent aux enclos armés de pelles et bien décidés à retourner leur corne d’abondance. Ils eurent beau pelleter et pelleter encore, ils ne trouvèrent aucun ver. Ce n’est qu’au troisième corral qu’ils commencèrent sérieusement à paniquer. Ils étaient à balancer de la merde à tort et à travers quand Harlan déboula :
— Vous cherchez vos chevaux miniatures ? demanda-t-il.
— Non. On cherche des vers, répondit Pokey, levant, en quatre mots, le voile d’un lourd secret.
— Où est-ce que vous avez trouvé tout ce fumier ?
— Par là.
— Comment ça ? Par là ?
— Dans les ranches qui sont sur la réserve.
Harlan commença à rigoler. Un instant, Samson
craignit que Pokey ne lui fende le crâne d’un coup de pelle.
— Vous vouliez élever des vers ?
— C’est Vieux Bonhomme Coyote qui nous l’avait demandé, expliqua Samson. On a lâché un millier de reproducteurs là-dedans. C’est pour les vendre aux pêcheurs.
— Marrant tout de même que Vieux Bonhomme Coyote vous ait pas dit que les éleveurs de bétail filaient du vermifuge à bouffer à leurs vaches.
— Du vermifuge ?… reprit Pokey.
— En fait c’est rien que du poison que vous avez donné. Z’ont pas dû résister plus de cinq minutes dans votre mixture.
Samson et Pokey se regardèrent : anéantis. Et tristes. La lèvre inférieure du garçon se gonfla de toute la détresse de son corps. Pokey eut soudain les tempes qui se mirent à le brûler.
Il y a ceux qui pensent qu’un travail difficile trouve sa récompense dans sa pénibilité. Il y a ceux qui affirment qu’un travail bien fait constitue la plus belle des gratifications pour un homme digne de ce nom. Fort heureusement aucun de tous ces penseurs ne se trouvait dans les parages, car il eût certainement reçu un coup de pelle derrière les oreilles. Pokey décida d’emmener son neveu se soûler la gueule. Harlan les accompagna pour venir en aide au garçon au cas où sa gueule de bois tournerait vinaigre. Et il fallait bien un volontaire pour arrondir les angles avec Grand-Mère qui ne manquerait pas de s’indigner que des adultes aient pu donner de l’alcool à un gamin de douze ans.
L’été fut bien maussade à tous points de vue. Ils le passèrent à spéculer sur l’avenir jusqu’à ce que Pokey ramène deux chèvres à la maison. Il les avait obtenues dans d’obscures circonstances, une sombre histoire de pari gagné où se mêlaient un ananas, un poignard à lancer et une serveuse de bar du nom de Debbie. Pokey était tellement soûl que Samson avait eu un mal de chien à reconstituer le puzzle de l’histoire. Apparemment, si l’ananas avait mal fini, Debbie s’en était sortie sans une égratignure et Pokey avait gagné ces deux chèvres.
« On aurait pu les engraisser et les refourguer pour la viande, dit Pokey, mais j’ai une bien meilleure idée que ça. Y a plein de ces beaux messieurs qui viennent de loin pour chasser le mouflon dans nos montagnes. Moi je dis, on va aller en attendre un à sa descente de l’avion à l’aéroport de Billings. On va lui dire que pour deux ou trois cents dollars il peut venir tirer un mouflon sur la réserve. Moi je jouerai le rôle du gentil guide de chasse indien qui va le balader un peu partout, et toi tu iras attacher les chèvres dans un endroit où le gars pourra les descendre. »
Malgré mes objections, à savoir que même un avocat serait capable de faire la différence entre une vulgaire chèvre et un mouflon, Pokey assura que dès le lendemain matin nous roulerions sur la route de la fortune. Mais le lendemain matin, quand Samson sortit pour voir les chèvres il les trouva pattes en l’air et raides comme la justice. La veille au soir, dans sa précipitation, Pokey les avait attachées près d’un carré de ciguë et les chèvres, sentant le sort qu’on leur réservait, avaient pris leur ultime repas avant d’aller grossir les rangs de tous les Socrate qui les avaient précédées au royaume des morts.
Heureusement, certaines des tentatives de Pokey pour faire fortune se virent couronnées de succès. Lui et Samson se firent quelque argent en vendant des « véritables » tacos indiens près du mémorial souvenir au Général Custer jusqu’à ce que les inspecteurs des prix et de la consommation trouvent de la viande de marmotte et de raton-laveur dans ce qui était étiqueté pure viande de bison. Ils se firent encore quarante dollars en vendant des plumes d’aigle aux touristes (en fait des plumes de vautours morts d’avoir bouffé les cadavres des chèvres). Ils investirent leur bénéfice dans des soi-disant graines de marijuana qui donnèrent d’excellents melons de la taille de grains de raisin. Puis, pendant que Samson était occupé à l’école par le basket et les petites culottes des filles, Pokey tomba dans la prostitution en acceptant de devenir homme-sandwich pour le propriétaire du snack de la route départementale 711.
Samson avait quinze ans quand Pokey décida d’abandonner l’idée de faire fortune. Il obligea le garçon à s’asseoir dans la cuisine et à lui raconter à nouveau sa vision.
« Mais Pokey, je me rappelle plus de grand-chose. Et en quoi tout cela est-il si important ? J’avais neuf ans. » Dehors, Deux Fers à Repasser, le copain de Samson, s’impatientait. Les deux garçons devaient aller à une soirée au barrage de Yellowtail. Samson ne se sentait guère d’humeur à se laisser à nouveau psychanalyser par son oncle pour des événements remontant aux calandes grecques, événements qu’il s’efforçait par ailleurs d’oublier.
— Sais-tu pourquoi les Crows n’ont jamais combattu les Blancs ? demanda Pokey d’un ton empreint de gravité.
— Oh ! Tu fais chier avec tes conneries. On m’attend, j’ai des trucs à faire, moi.
— Tu sais pourquoi ?
— Non. Pourquoi ?
— À cause de la vision d’un garçon de neuf ans. Voilà pourquoi.
Samson avait très envie de partir mais il avait également trop souvent entendu les Sioux et les Cheyennes traiter son peuple de trouillards pour ne pas écouter la réponse.
— Quel garçon ? demanda-t-il.
— Notre dernier grand chef, celui qu’on appelait Qui A Su Compter Des Coups {1}. Quand il avait neuf ans, tout comme toi, il est parti jeûner pour avoir sa première vision. Il s’est entaillé les chairs et a beaucoup souffert. Puis il a eu sa vision. Il a vu le bison disparaître et être remplacé par le bétail de l’homme blanc. Il a vu des hommes blancs partout dans un monde où les nôtres n’existaient plus. Les hommes-médecine ont tiré la leçon de son message. Les Sioux et les Cheyennes ont combattu les Blancs et perdu leurs terres. Le message signifiait que si nous combattions l’homme blanc, nous perdrions aussi nos terres et serions rayés de la carte. Nos chefs ont décidé de ne pas combattre et les Crows ont survécu. Nous existons encore à cause de la vision d’un garçon de neuf ans.
— C’est bien, Pokey, dit Samson.
Que pouvait-il tirer de cette histoire ? Il n’irait certainement pas se vanter d’une telle idiotie auprès d’étrangers qui ne croiraient jamais que les Crows avaient survécu grâce aux prédictions d’un gamin mystique. D’être le neveu de Pokey lui rendait la vie bien assez difficile comme ça.
— Faut que je m’en aille, ajouta-t-il.
Il attrapa le tambour de guerre que Pokey lui avait fabriqué et traversa le salon en enjambant ses huit cousins vautrés devant la télé à regarder des dessins animés. « B’soir Grand-Mère », dit-il en se penchant pour embrasser son aïeule qui, assise dans un fauteuil-relax rapiécé au beau milieu des enfants, mettait la touche finale à la ceinture de perles qu’elle destinait à Samson.
Devant la cabane des Chasseurs Solitaires, ce grand échalas boutonneux de Billy Deux Fers remplissait d’eau le radiateur d’une Ford Fairlane qui affichait bien ses vingt-deux ans. La plus grande partie du liquide allait se perdre sous le moteur.
— Tu crois qu’elle va tenir le coup jusqu’à Yellowtail ? demanda Samson.
— Pas de problème, mon pote, répondit Billy sans lever les yeux de son ouvrage. J’ai une vingtaine de bidons de lait remplis de flotte dans le coffre. Ça, c’est rien que pour y aller. Pour revenir ça descend tout le temps.
— T’as pu réparer la fuite au pot d’échappement ?
— Ouais, avec une boîte de conserve que j’ai aplatie et un collier de tuyau d’arrosage. Tant que tu roules vitres baissées, pas de problème.
— Et les freins ? demanda Samson en se penchant vers le moteur par-dessus l’épaule de Billy.
Billy referma le radiateur puis laissa retomber le capot avant de répondre :
— Tu fais frein moteur jusqu’à dix-quinze kilomètres heure et tu passes en marche arrière. Elle s’arrête au quart de poil.
— En route alors ! fit Samson en sautant dans la guimbarde.
Billy jeta le bidon vide sur la banquette arrière et lança le moteur. Samson regarda vers la maison et vit Pokey venir à eux en agitant les bras.
— Magne-toi, merde ! cria Samson.
La voiture démarra à l’instant même où Pokey arrivait à sa hauteur. Pokey leur gueula pour couvrir le bruit assourdissant de l’échappement crevé :
— Faites gaffe à Enos !
— T’inquiète ! répondit Samson avant de se tourner vers son copain.
— Tu savais, toi, qu’Anus rebossait de nuit ?
Anus était le surnom d’Enos Windtree, un demi-sang plein de graisse qui faisait office de flic dans la milice du BIA et n’aimait rien davantage que de terroriser les mômes partant faire la fête dans des coins isolés de la réserve. Une fois, lors d’une réunion clandestine du côté de Lodge Grass, Samson, Billy et une vingtaine d’autres étaient à se soûler et à chanter au son du tambour de guerre quand ils avaient distinctement perçu près de leurs oreilles le bruit de cartouches de 12 que l’on engage dans le magasin d’un fusil anti-émeute. Quand Samson avait tourné la tête vers l’arme, Enos l’avait jeté à terre d’un coup de crosse en pleine poitrine. Puis Enos avait fait un carton sur des phares et quelques pare-brise de voitures avant de réexpédier chacun chez soi. Quand Samson avait raconté cette histoire, nombreux étaient ceux qui lui avaient dit qu’il avait eu beaucoup de chance qu’Enos ne le frappe pas en pleine figure ou bute quelqu’un pour de bon. Des rumeurs selon lesquelles il avait tué des gens couraient sur son compte. Et en ce moment même, au cours de ce qui pouvait passer pour une véritable guerre civile, des gens mouraient sur la réserve sioux de Pine Ridge, tués par la police tribale.
— Enos est toujours là quand il sait qu’il peut baiser quelqu’un, dit Billy. Moi j’aimerais bien pendre son scalp d’enculé à l’entrée de mon tipi.
— Oh ! Oh ! Toi grand guerrier, plaisanta Sam en petit-nègre.
— T’aimerais pas voir la tronche d’Anus dans la lunette d’un fusil ?
— Si, bien sûr. Mais ce serait un moyen bien trop expéditif.
Pendant une heure et demie entrecoupée d’arrêts pour verser de l’eau dans le radiateur, les deux garçons délirèrent sur la meilleure façon de se débarrasser d’Enos Windtree. Quand ils atteignirent le lieu du rassemblement où devait se tenir la fête, ils penchaient pour que le corps d’Enos soit écorché vif à la ponceuse à bande et qu’un puits de cinq bons centimètres de diamètre lui soit foré dans la boîte crânienne à l’aide d’une perceuse à colonne. (Samson et Billy venaient juste de terminer leur première année de classe pratique. Ils subissaient encore le charme macabre des multiples outils qu’ils avaient utilisés. Cette fascination avait été renforcée par leur prof d’atelier, un type auquel il ne restait plus que sept doigts et qui leur avait conté par le menu tous les accidents, mutilations et meurtres divers survenus dans des ateliers depuis la fin de l’autre siècle. Ce prof avait tellement su développer chez les deux adolescents le sens du respect de l’outil que Billy Deux Fers à Repasser avait dû manquer deux stages en entreprise pour se calmer l’esprit. Et c’est Samson qui avait dû finir de lui bricoler sa cage à oiseau pour lui éviter la dépression nerveuse.)
Arrivé tout près d’une douzaine d’autres voitures garées à la va-comme-je-te-pousse au sommet du barrage haut d’une centaine de mètres, Billy ralentit la Fairlane. Il engagea la marche arrière, fit vrombir le moteur jusqu’à ce que la transmission rugisse de douleur. La Ford finit par s’arrêter dans un sursaut mécanique annonciateur de crise cardiaque.
Samson s’extirpa de la voiture. Une bonne odeur de sauge lui ravit les narines, portée par le vent du soir qui glissait sur la surface de ce lac tout neuf. Une vingtaine de personnes, appuyées le long de la rambarde métallique, tapaient sur des tambours et chantaient en langue traditionnelle une mélopée qui parlait d’amours brisées et de trahisons. La lune éclairait les visages. Samson les passa en revue un à un jusqu’à ce qu’il reconnaisse celui d’Ellen Plume Noire. Il lui sourit. Ellen était en jeans et en tee-shirt. Emportés par le vent ses longs cheveux de jais lui dessinaient comme une comète derrière la tête et son tee-shirt se trouvait plaqué contre sa poitrine. Samson, à sa grande joie, remarqua que la fille ne portait pas de soutien-gorge. Ellen aperçut Samson et lui retourna son sourire.
L’affaire se présentait au mieux ; tout comme Samson avait pu en rêver les moindres détails au cours de toutes ces dernières nuits au milieu de ses nombreux cousins endormis. Pendant un bon moment, tous chanteraient, boiraient et fumeraient peut-être un joint si l’un d’entre eux avait de l’herbe, puis Samson et Ellen iraient terminer la soirée sur la banquette arrière de la Fairlane. Le garçon alla prendre place aux côtés d’Ellen contre la barrière métallique, oubliant le précipice dans son dos. Tout en tapant sur son tambour, il jeta un coup d’œil vers les voitures et aperçut Billy qui remplissait à nouveau le radiateur de la Fairlane. Il lui vint alors à l’esprit que s’il souhaitait jouir des faveurs d’Ellen Plume Noire sur la banquette de la Ford, ce ne serait pas une mauvaise idée de la libérer de la vingtaine de jerrycans qui l’encombraient. Il s’excusa auprès de la fille d’une tape sur le genou et retourna à la voiture.
— Billy, file-moi un coup de main pour virer les bidons dans le coffre.
— Mais y sont vides, les bidons. T’en fais pas pour eux.
— Je vais avoir besoin de place. Alors, ouvre-moi ce coffre, O. K. ?
Billy lui tendit les clés.
— Chasseur Solitaire n’est qu’un fieffé baiseur…
Samson sourit, prit les clés et contourna la voiture jusqu’au coffre. Il déchargeait sa première brassée de bidons quand il perçut le bruit d’une voiture, celle de la police tribale, qui vint s’arrêter au beau milieu des fêtards.
— Merde, c’est l’Anus, fit Billy, barrons-nous d’ici !
— Attends ! répondit Samson qui referma délicatement le coffre de la Fairlane. Il rejoignit son ami à l’avant de la voiture. Les jeunes semblaient paralysés, comme si un serpent à sonnette avait atterri à leurs pieds. Des yeux, ils cherchaient tous de quel côté ils pourraient fuir. Tous sauf Ernest Queue de Taureau, le plus gros et le plus méchant d’entre eux, qui planta son regard dans celui d’Enos.
— Ceci est une réunion illégale ! dit Enos à Ernest d’un ton méchant. Vous connaissez tous le prix de l’infraction ? Deux cents dollars à payer sur-le-champ ! Aboulez la monnaie !
Enos ponctua sa tirade en enfonçant le bout de sa matraque dans le plexus solaire d’Ernest qui, de douleur, se plia en deux. Ernest fit un effort pour se relever mais Enos lui balança un coup de matraque en plein visage. L’un des jeunes gars présents fit un pas en avant mais Enos le stoppa net dans son élan en portant la main à son Magnum.
— Bon, pour l’amende… commença Enos.
— Va te faire foutre, Anus ! gueula une voix dans le groupe de jeunes.
Samson se figea quand il reconnut la voix d’Ellen. Enos quitta Ernest des yeux et regarda la jeune fille.
— Ah ! Mais je sais, ma belle, comment tu vas me régler la note, dit Enos en lui jetant un regard concupiscent.
Samson sut qu’il devait intervenir mais ignorait quoi faire. Billy le tirait par la manche, essayant de lui faire comprendre que fuir serait encore la meilleure solution, mais Samson continuait à fixer Enos et Ellen. Il retourna au coffre de leur voiture.
— Qu’est-ce tu fais ? demanda Billy.
— J’cherche un truc qui pourrait m’servir d’arme.
— Mais je trimballe jamais de flingue dans la bagnole.
— Tiens ! R’garde ! Ça fera l’affaire, répondit Samson en lui montrant un démonte-pneu.
— Un démonte-pneu contre un .357 ? T’es pas un peu louf comme mec ?
Billy prit l’outil des mains de son ami. Samson faillit en pleurer de rage. Maintenant Enos avait pointé son revolver sur la tempe d’Ellen alors que de sa main libre il la pelotait sous son tee-shirt.
Samson repoussa Billy, s’empara de la roue de secours dans le coffre de la Ford puis rampa vers le barrage. Ses amis, les yeux écarquillés comme des soucoupes par la trouille, le virent se rapprocher d’Enos. Quand Samson ne fut plus qu’à une dizaine de mètres du policier il commença à courir tenant la roue de secours devant lui comme un bouclier.
— Enoooos ! hurla Samson de toutes ses forces.
Le gros flic repoussa Ellen. Il s’apprêtait à tirer quand le pneu l’atteignit en pleine poitrine. Le choc fut terrible. Enos bascula dans le vide par-dessus la rambarde métallique. Samson, emporté par l’élan, faillit emprunter le même chemin, mais quelqu’un le rattrapa par la chemise. Samson ne chercha même pas à savoir qui c’était : il fixait l’eau noire, au fond du barrage, soixante mètres plus bas.
Il fallut attendre plusieurs minutes avant que quelqu’un ne se décide à rompre le silence. Ce fut Billy qui s’en chargea :
— J’ai vraiment pas de bol… un pneu que j’venais juste de faire réparer.