Chapitre un
À chacun son destin
Samuel Hunter s’affairait comme un beau diable dans son bureau, expédiait les appels téléphoniques, vérifiait les documents que vomissaient les imprimantes, tout en vociférant des instructions à sa secrétaire.
Pendant ce temps, dehors, de la poudre magique farinait le trottoir.
Sam débutait chaque jour par cette sarabande survoltée : il fonctionnait telle une machine, jusqu’à ce qu’il parte à son premier rendez-vous ou lance le démarcheur le plus approprié sur telle ou telle affaire.
Les gens qui connaissaient Sam le jugeaient travailleur, intelligent, et même sympathique ; soit exactement l’image qu’il souhaitait offrir de lui-même. Sur le plan professionnel, il croyait en lui et ses efforts s’avéraient payants. Il savait faire preuve de suffisamment d’humilité pour ne pas décontenancer ses vis-à-vis. Grand, mince, le sourire lui sautant sans cesse aux lèvres, on le disait aussi à l’aise en costume de coupe anglaise qu’en jeans, à discuter le bout de gras avec les pêcheurs des pontons de Santa Barbara. En fait, cette aisance avec laquelle Sam fascinait son entourage constituait, pour ceux qui le pratiquaient, sa seule et unique qualité dérangeante. Comment un type de cette trempe pouvait-il jouer tant de rôles à la perfection et toujours se sentir à sa place ? Quelque chose clochait. Était-il infréquentable ? Sûrement pas ! En fait, personne ne savait véritablement l’appréhender. Et c’est cela que Sam souhaitait ; persuadé qu’un débordement passionnel, d’envie ou même de colère le conduirait à sa perte. Alors, il avait gommé toutes ces sortes d’émotions de son registre personnel pour se bâtir une existence équilibrée, étale, empreinte de certitudes.
L’événement se produisit par une de ces douces journées d’automne, deux semaines après que Sam eut fêté son trente-cinquième anniversaire, soit exactement vingt ans après qu’il eut salué sa famille d’un adieu définitif.
Samuel Hunter sortait de son bureau quand, à peine sur le trottoir, il fut cloué sur place par un violent désir. Au coin de la rue, une fille, penchée en avant, chargeait ses emplettes dans le coffre d’une Datsun Z d’un autre âge. Jusqu’au trognon de la plus cachée de ses cellules, Sam ressentit une attraction à nulle autre pareille.
Plus tard il devait se rappeler tous les détails de cette apparition : le galbe des cuisses bronzées prolongeant le short de jeans coupés, une chemise si courte qu’elle dévoilait la partie inférieure des seins, une tignasse blonde attachée à la va comme je te pousse dont quelques boucles rebelles balayaient les pommettes saillantes, sans oublier d’immenses yeux noisette. Cette fille lui fit sur la libido, qui chez lui se nichait dans une partie en sommeil du cerveau, l’effet d’un interminable et jouissif solo de saxe. Puis ce solo partit, d’écho en écho, explorer les parois nasales et le fond de l’estomac où il finit par se lover comme un énorme serpent.
— Tu te la ferais bien, hein ?
La question lui arriva de par-derrière ; une voix d’homme qui intrigua Sam, mais pas au point de détourner son regard de la fille.
— Je disais comme ça : tu la niquerais bien, pas vrai ? répéta la voix.
Choqué, Sam pivota enfin sur lui-même pour chercher l’auteur de ces paroles. La surprise lui fit effectuer un pas en arrière. Un jeune Indien, vêtu de cuir noir frangé de plumes rouges, se trouvait assis sur le trottoir près de la porte du bureau. Pendant que Sam tentait de réaliser ce qui lui arrivait, l’Indien se fendit d’un rictus, puis dégaina un long couteau de sa ceinture.
— Si t’en as envie, vas-y, fonce ! ajouta l’Indien.
Puis il lança son poignard dans le pneu avant de la Datsun. Il y eut un plonk ! immédiatement suivi d’un long pshiii ! comme l’air s’échappait du pneu.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? s’étonna la fille.
Elle referma le hayon et se déplaça vers l’avant de la voiture.
Paniqué, Sam chercha l’Indien, mais ce dernier avait disparu. Ainsi que le couteau d’ailleurs. Sam jeta un œil à travers la vitre de son propre bureau mais l’Indien ne s’y trouvait pas davantage.
— Mais c’est pas possible ! dit la fille, fixant son pneu crevé. Y a qu’à moi que ça arrive. Décidément, j’attire les emmerdements.
— De quoi parlez-vous ? demanda Sam dont la confusion atteignait son comble.
La fille se retourna et le regarda pour la première fois. Elle s’attarda sur lui avant de poursuivre :
— À chaque fois que je décroche un nouveau boulot, faut que ce genre de truc me tombe dessus… c’qui fait que je perds ma place.
— N’exagérons rien. C’est juste un pneu crevé. J’ai vu le gars qui a fait ça. C’était un…
Sam s’arrêta de parler. L’Indien en cuir noir avait réveillé ses vieilles trouilles d’être pris la main dans le sac, voire d’être mis au trou. Sam ne voulait à aucun prix aller au-devant des ennuis. Il se ravisa :
— Ça doit être un bout de verre ou un truc comme ça. On peut pas éviter ce genre de chose, vous savez.
— Mais pourquoi voulez-vous que je roule sur un morceau de verre ?
La fille chercha Sam du regard pour qu’il lui apporte une réponse. S’il en avait eu une en magasin, de réponse, elle se serait de toute façon noyée dans les yeux de la demoiselle. Il se trouvait bien coincé. Il fit :
— Cet Indien…
— Z’avez un téléphone ? le coupa-t-elle, faudrait que j’appelle mon boulot pour les prévenir de mon retard. Parce que en plus, j’ai pas de roue de secours.
— Je peux vous déposer si vous voulez, proposa Sam, se trouvant stupidement très fier de pouvoir aligner trois mots. Je partais à un rendez-vous. Ma voiture est garée un peu plus loin.
— Vous feriez ça ? Je vais jusqu’au bout de State Street.
Sam regarda sa montre, machinalement. Cette fille, il l’aurait conduite jusqu’en Alaska si elle le lui avait demandé.
— Pas de problème, répondit-il, suivez-moi.
La fille attrapa un paquet de vêtements dans la Datsun. Sam guida sa nouvelle compagne jusqu’à sa Mercedes. Après lui avoir ouvert la porte il fit l’impossible pour ne pas regarder la fille s’asseoir dans l’habitacle. Chaque fois qu’il la fixait son cerveau ne répondait plus. Il devait faire les pires efforts pour s’activer à nouveau les neurones. Alors qu’il prenait place derrière le volant, il jeta un rapide coup d’œil aux jambes bronzées qui tranchaient sur le cuir noir du siège. Il en oublia où se trouvait le contact. Il se concentra sur le tableau de bord pour se calmer. Il ne put s’empêcher de penser qu’un accident allait forcément arriver.
— Vous croyez que les Allemands font d’aussi belles bagnoles pour se racheter de l’Holocauste ? lui demanda la fille.
— Hein ? Comment ?
Il tenta de lui jeter un œil mais préféra se concentrer sur la route.
— Non, je crois pas. Mais pourquoi demandez-vous ça ?
— J’en sais rien. Je pensais que l’Holocauste pouvait peut-être encore les emmerder. Voyez, moi, par exemple, j’ai un blouson de cuir que je ne peux plus porter parce que, quand je l’ai sur le dos, je me sens obligée de faire des kilomètres et des kilomètres pour éviter les pâturages. C’est pas que les vaches voudraient le récupérer, ce blouson, non, c’est pas ça du tout, d’ailleurs elles auraient quelques problèmes avec les fermetures éclair, non, c’est seulement que je trouve qu’elles ont de si beaux yeux. Ça me rend malade… Vos sièges, c’est du cuir ou j’me trompe ?
— C’est du synthétique. Une nouvelle matière.
Il s’imprégnait du parfum de sa passagère, un doux mélange de jasmin et de citrus, ce qui rendait la conduite au moins aussi délicate que la poursuite de la conversation. Sam poussa la climatisation à fond.
— Ah ! fit la fille, si je pouvais avoir des yeux de génisse… avec de longs cils.
Elle rabattit le pare-soleil et se regarda dans le miroir. Puis elle se pencha en avant, quasiment sous le volant, et regarda Sam. Il lui jeta un rapide coup d’œil. La fille lui sourit. Et alors l’air refusa de circuler dans la gorge de Sam.
— Vous avez des yeux dorés. C’est pas commun chez quelqu’un à la peau mate. Vous êtes arabe ?
— Non. Je suis le résultat du mélange d’un tas de races,’savez, comme une espèce de Mongolien de synthèse.
— Vous êtes le premier que je rencontre. J’ai lu que c’était de sacrés cavaliers, les Mongoliens. Quand j’étais petite, ma mère me récitait souvent ce poème : « À Xanadu, le Grand Kubilaï Khan décida de la construction du dôme des plaisirs… » j’me souviens plus du reste. Ces types-là, c’était comme les Anges de l’Enfer aujourd’hui.
— Qui c’est qui a bien pu vous raconter ça ?
— Un copain motard.
— Un copain ?
Sam était bien conscient qu’il devait coûte que coûte mettre le grappin sur une once de chose sensée à partir de laquelle il pourrait faire un rétablissement. Une misérable idée de rien du tout aurait fait l’affaire.
— Vous savez à quel endroit de la rue Upper se trouve le Mandarine Café ?… C’est là que j’travaille.
— Prévenez-moi un ou deux blocs avant qu’on y soit.
Même après plus de vingt ans Sam n’était pas foutu de faire la différence entre tel ou tel quartier de Santa Barbara. Ils se ressemblaient tous : des toits de tuiles rouges et des murs blancs. La ville avait terriblement souffert du tremblement de terre de 1925. Tout avait été reconstruit dans un style mi-mauresque, mi-espagnol. Les architectes étaient allés jusqu’à décider de la teinte de blanc des façades. Aujourd’hui, la ville offrait une rare unité sans la moindre once d’originalité. Généralement, lorsque Sam reconnaissait son lieu de rendez-vous, il l’avait déjà dépassé de quelques encablures.
— C’était juste là ! fit la fille.
Sam se gara le long du trottoir.
— J’vais faire le tour du pâté de maisons, précisa-t-il.
Mais la fille ouvrit la portière de la voiture :
— Non, non, c’est bon, dit-elle, je descends ici.
— Sûrement pas ! répondit Sam qui ne voulait pas la laisser filer.
Mais la fille était déjà dehors. Elle se pencha vers lui et lui offrit sa main à serrer :
— Merci beaucoup. Je bosse jusqu’à quatre heures. J’aurai peut-être besoin d’un taxi pour retourner récupérer ma bagnole. Salut !
Sam, la main toujours tendue, la regarda s’éloigner, l’image de la naissance des seins de la fille gravée dans les prunelles.
Ses repères n’existaient plus. Il eut quelque difficulté à reprendre ses esprits et ressentit le même soulagement que l’on éprouve, quand, après avoir écrasé la pédale de frein, on réalise que l’on vient de frôler la catastrophe. Il fit sauter une cigarette hors du paquet. C’est lorsqu’il se pencha pour atteindre l’allume-cigare qu’il aperçut le sac de vêtements oublié sur la banquette arrière. Il l’attrapa, sortit de sa voiture et gagna la rue du café.
Les lourdes portes du Mandarine Café, faites d’arabesques de style pseudo-espagnol en fer forgé, ressemblaient à toutes celles des établissements du coin. L’intérieur singeait l’atmosphère des restaus des années cinquante. Sam, qui ne voyait pas la fille qu’il cherchait, s’approcha de la caissière en uniforme, une femme d’un certain âge aux cheveux argentés.
–’Scusez-moi, je cherche la blonde qui vient juste d’arriver. Elle a oublié ça dans ma voiture, fit-il en montrant le paquet de vêtements.
La caissière le jaugea des pieds à la tête avant qu’une expression de surprise n’éclaire son visage.
— Vous ne parlez pas de Calliope tout de même ? demanda-t-elle.
Sam, soudain mal à l’aise, vérifia qu’il n’y avait pas de chiures de mouche sur sa cravate.
— Je sais pas comment elle s’appelle. Elle avait crevé. Un pneu. J’l’ai amenée ici en voiture, c’est tout.
— Ah ? répondit la caissière, comme soulagée. Vous n’êtes pas du tout son type, savez ? Elle a dû aller se changer. Mais j’crois que, sans ce que vous tenez, elle n’ira pas loin, fit la vieille femme en prenant le paquet de vêtements des mains de Sam.
— Vous voulez lui parlez ? ajouta-t-elle.
— Non ! non ! Vaut mieux la laisser travailler.
— Ça, c’est pas un problème, savez ? Y a déjà un type qui l’attend, répondit la vieille caissière en tournant le regard vers l’extrémité du comptoir.
Sam tourna aussi le regard. Un Indien, assis, tirait sur sa cigarette. Entre deux bouffées, il soufflait la fumée vers chacun des quatre points cardinaux. Il leva les yeux vers Sam et lui sourit largement. Sam rebroussa chemin vers la sortie, manqua une marche et se rattrapa de justesse à la barrière métallique qui bordait le trottoir.
Il s’y appuya avec la sensation d’avoir pris un direct en pleine figure. Il se secoua la tête, essaya de rassembler ses idées et de comprendre ce qui se passait autour de lui. L’Indien. La fille. Faisaient-ils partie du même complot ? Comment l’un et l’autre pouvaient-ils savoir qui il était réellement ? Comment l’Indien avait-il pu arriver si vite au café ? S’ils savaient au sujet du meurtre, s’ils s’apprêtaient à le faire chanter, pourquoi s’y prenaient-ils de façon si sournoise ?
Comme il remontait dans sa Mercedes, il tenta de chasser les mauvais pressentiments qui l’envahissaient. Concrètement, ne venait-il pas, en la dépannant, de faire la connaissance de la plus belle fille de la planète ? Ne devait-il pas la revoir très bientôt ? De quelle meilleure première impression aurait-il pu rêver ? Quant à l’Indien, oh ! ce ne devait être qu’une bizarre coïncidence. Allez ! La vie était belle, pas vrai ?
Il mit le contact. Ce n’est qu’en engageant la première qu’il réalisa qu’il ignorait où il devait aller. En quittant son bureau il devait bien se rendre à un rendez-vous, non ? Il fit le tour du quartier. La mémoire ne lui revenait toujours pas. Il se décida à appeler le bureau sur son téléphone cellulaire. Pendant que le numéro se composait automatiquement Sam comprit la raison de son émoi : l’Indien avait aussi les yeux dorés !
Sa secrétaire lui rafraîchit la mémoire. Il ne l’entendit qu’à demi car en même temps, tel un vaisseau fantôme, vingt années de sa vie, faites de reniements et de renoncements divers, lui traversaient l’esprit. Il eut peur et se sentit abandonné.