Chapitre 28

L’espoir a son gilet pare-balle, et la vérité est dure à venir

Sur le chemin du retour vers Las Vegas, Fresher Menthol repensa à la phrase de Sam : Vous avez une mère, non ? Il ne put s’empêcher de se remémorer le coup de fil de sa mère qui avait radicalement changé sa vie.

« Tu es le seul mon chéri qui deviendra quelqu’un. Les autres, ça ne les intéresse pas. Reviens à la maison, mon petit, reviens, j’ai besoin de toi. » (Il faut préciser que même depuis qu’il se baissait pour passer sous les portes, sa mère continuait à l’appeler « mon petit ».) Ces intonations si particulières, il les avait déjà perçues quand elle se battait avec son mari pour empêcher ce dernier de le rouer de coups de ceinturon. Mais il n’était jamais retourné à la maison. Il céda à un appel empli de fierté. Il rentra à cause de Nathan.

Nathan Fresher n’avait jamais été présent à la maison pour la naissance de ses neuf enfants. Il était marin au long cours. Il avait fini par croire qu’à chacun de ses retours à la maison un nouveau rejeton l’attendrait. Les mômes avaient grandi de six, huit centimètres entre deux visites. Les chaussures des aînés passaient aux cadets. Il aimait ses enfants, les considérait comme des espèces d’étrangers. Il faisait toute confiance à son épouse qui savait les élever en son absence et les préparer à la revue de paquetage de chacun de ses retours. Bien qu’il ne fût jamais là, toujours à courir les sept mers pour défendre la démocratie en danger, son ombre planait dans la maison. Sur les murs il apparaissait en uniforme impeccable, blanc et bleu. On y trouvait aussi ses médailles et citations et il expédiait une lettre par semaine qui était lue à voix haute au moment du souper. Il ne manquait jamais dans ces lettres de les menacer de ce qui les attendait s’ils désobéissaient en son absence. Pour les enfants Fresher, Papa existait un tout petit peu plus que le père Noël.

A bord du navire, on ne connaissait le quartier-maître de première classe Nathan que sous le diminutif de Chef. Il était craint et respecté, dur et juste ce qu’il fallait, un peu sectaire parfois, voire affûté comme un rasoir, mais toujours affable et très intolérant avec ceux qui ne l’étaient pas. Le Chef : vous avez remarqué que c’est un Noir ? Un tout petit Noir ? Qui pèse quoi ? Allez ! Soixante kilos tout mouillé. Non, on ne remarquait rien de tout cela. On ne voyait que ses yeux en forme de sourire, surtout lorsqu’il montrait les photos de ses rejetons auxquels il racontait par le menu comment il balançait des obus gros comme des frigos sur les collines de Corée. La retraite ? Non, il n’en était pas question ; le mot lui-même lui donnait le frisson.

Menthol, le plus jeune de ses neuf enfants, celui aux yeux mordorés, connaissait aussi le frisson. « Il est pas de moi », avait dit Papa. Rien qu’une fois. Alors Menthol évitait son père au maximum et portait des lunettes de soleil quand cela lui était impossible de faire autrement. À l’âge de dix ans il mesurait déjà un mètre quatre-vingts mais les sentiments de son père à son égard n’avaient toujours pas varié d’un iota. Sa place dans la famille se résumait au post-scriptum des lettres qu’écrivait Maman. On pouvait lire « Le bébé va bien » très en dessous de la formule de politesse et de la signature, histoire de matérialiser la permanence du rejet. Une nuit, Menthol se décida à prendre la plume : « Mon équipe a été sélectionnée pour le championnat fédéral. Je vais participer à tous les matches. Les journalistes m’appellent M. F. le Décontracté parce que sur le terrain je porte toujours des lunettes teintées et que pendant les interviews je garde mes lunettes de soleil. Les universités me contactent déjà et se proposent d’envoyer des sélectionneurs au championnat. Tu seras fier de moi bien que Maman jure du contraire. » Menthol avait regardé les morceaux de la lettre qu’il venait de déchirer partir dans la cuvette des toilettes pour rejoindre enfin la mer.

La semaine qui avait suivi son succès au bac, Menthol s’était envolé pour l’université du Nevada à Las Vegas. Cette même semaine, son père avait reçu sa feuille de mise à la retraite. Il rentra donc chez lui, à San Diego, pour de bon. L’entraîneur de l’université souhaitait vivement que Menthol étoffe sa musculature de manière à pouvoir contrer les costauds des équipes adverses. Sympa, l’entraîneur avait même offert une nouvelle machine à laver et un sèche-linge à madame Fresher. Nathan les avaient aussitôt remisés sous la véranda.

La veille du premier match, celui où l’équipe de l’université du Nevada allait enfin dévoiler sa botte secrète et ridiculiser l’équipe universitaire de Caroline du Nord, grâce à cet incroyable géant capable de soulever deux fois son poids, de sauter un mètre en hauteur sans élan et réussir quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses lancers francs, la veille de ce jour, M. F. reçut le fameux appel de sa mère.

« J’arrive Maman », avait-il simplement répondu.

— Mon père a besoin de moi, avait-il tenté d’expliquer à l’entraîneur.

— Maintenant qu’on a fait de toi un vrai joueur, qu’on t’a filé une bourse d’études, acheté des verres teintés et des lunettes de soleil, qu’on t’a affublé de ce surnom ridicule, qu’on a offert à ta mère un lave-linge et un sèche-linge, tu veux manquer le match d’ouverture de la saison ? Eh bien c’est non ! Tu es à moi, t’entends ?

— Comme c’est touchant, avait répondu Menthol. Personne ne m’avait jamais dit ça avant.

Plus tard, il se dit qu’il y était peut-être allé un peu fort, qu’enfermer l’entraîneur dans son placard ne s’imposait pas, bien qu’à la réflexion quelques heures au milieu des chaussettes et des slips sales ne puissent pas lui faire de mal. Puis Menthol avait délibérément cassé la clé dans le cadenas, arraché l’étiquette portant son nom avant de rentrer chez lui.

— Ça fait quatre jours qu’on l’a plus revu, avait dit Maman Fresher. Avant, quand ça lui prenait d’aller boire et jouer dans les cercles de billard, il rentrait toujours au petit matin, mais depuis qu’il est en retraite il est plus le même. Je ne le reconnais plus.

— Ben moi non plus.

— Je t’en prie mon petit, ramène-le à la maison.

Menthol avait pris un taxi. Il avait visité les uns après les autres tous les bars du port avant de réaliser que son père serait partout sauf là. Il y avait trop de vieilles connaissances. Après deux jours de recherche, Menthol avait fini par retrouver un Nathan titubant en train de jouer au billard dans un clandé mexicain de la banlieue de Tijuana.

— Allez Chef, on rentre. Maman s’impatiente.

— Je suis le chef de personne. Casse-toi. Tu vois pas que j’suis en train de jouer, non ?

Menthol avait posé la main sur l’épaule de son père. Il avait eu un bref moment de recul lorsqu’il avait pris l’odeur de tequila et de vomi dans les narines.

— Papa, j’t’en prie, elle s’inquiète vraiment…

Un gros Mexicain avait fait le tour de la table près de laquelle se tenait Menthol et avait repoussé celui-ci à l’aide de sa queue de billard.

— Hé l’ami ! ce type ne partira pas tant qu’il n’aura pas terminé la partie.

Deux autres Mexicains étaient descendus de leur tabouret et s’étaient approchés tranquillement.

— Allez, tire-toi, avait dit le gros avant de lui enfoncer à nouveau la queue dans la poitrine.

Nathan Fresher avait alors foncé sur le tas de suif en gueulant comme au bon vieux temps où il était quartier-maître première classe :

— Tu touches pas à mon fils, espèce d’enculé de tas de graisse !

La queue de billard du Mexicain avait cueilli Nathan en plein sur l’os du nez. Nathan s’était écroulé. Out. Menthol avait chopé la tête du gros et l’avait écrabouillée contre la table de billard. Il avait neutralisé les deux autres d’un coup de poing bien placé dans la gorge. Un quatrième armé d’un couteau avait goûté aux joies du vol plané avant d’atterrir dans un miroir vantant la Corona. La glace avait fait plus de bruit en se brisant que le cou du type. Il en avait encore expédié deux autres au tapis, le premier avec une boule de billard en pleine tête, ce qui avait occasionné une fracture du crâne, et le second en lui déboîtant l’épaule. En tout il avait dû s’en coltiner sept avant que le vide ne se fasse dans la cantina. Malgré une sale coupure au bras. Menthol avait réussi à traîner son père à l’extérieur.

La mère les avait rejoints à l’hôpital. Elle se tenait aux côtés de Menthol lorsque Nathan avait refait surface.

— Qu’est-ce tu fais là, toi, le dingue aux yeux jaunes ?

Menthol avait quitté la chambre. Sa mère l’avait rattrapé.

— Il pense pas ce qu’il dit, mon petit. J’en suis sûre.

— Je sais bien Maman.

— Où tu vas ?

— Je retourne à Vegas.

— Appelle quand il sera dessoûlé. Il voudra sûrement te parler.

— Non Maman, c’est toi qui appelleras si t’as besoin.

Puis il l’embrassa sur le front et disparut.

Elle l’appela chaque semaine qui suivit l’incident. Rien qu’à la façon dont elle respirait au bout du fil Menthol savait que Nathan était à la maison et qu’il allait bien. Ça mettait du baume au cœur, et pas seulement à celui de M. F. le Décontracté, non, plutôt à celui de M. F. tout court, celui des deux qui réglait les affaires. Tout ce qui lui manquait résidait dans ce sentiment d’inutilité.

Et Sam lui avait demandé s’il avait une mère.

Menthol engagea la limousine sur la bretelle de l’autoroute, emprunta le passage aérien et reprit la route en direction du lac King.

*

Une bonne demi-heure avait été nécessaire à Steve, le moine bouddhiste, pour terminer de remettre la Datsun en état. Quand Sam s’était proposé de régler la réparation, Steve avait répondu : « Les misères de ce monde sont essentiellement dues à l’appétence de biens matériels. Partez ! » Sam avait répondu merci.

Il conduisait la Datsun à travers l’Utah. Derrière, Coyote ronflait, Calliope endormie sur ses genoux. Sam tenta de calculer combien de temps il faudrait pour arriver à Surgis, dans le Dakota du Sud, lieu de la concentration de motards. Sans doute une vingtaine d’heures, estima-t-il, à condition que le moteur tienne bon. De temps à autre il jetait un œil sur Calliope, ce qui ne manquait jamais de le rendre un peu plus jaloux de Coyote. La jeune femme ressemblait tellement à un enfant quand elle dormait. Il aurait voulu la protéger, la tenir serrée contre lui. Ce caractère enfantin, cette capacité qu’avait Calliope de nier le côté négatif des choses, de les voir si clairement, si clairement fausses, n’était pas pour le rassurer. C’était comme si elle rejetait en bloc tout ce qu’un adulte normal acceptait sans sourciller, à savoir que le monde n’était en fait qu’hostile et dangereux.

Sam repoussa une mèche rebelle de Calliope. Puis son regard se rebrancha sur le ruban d’asphalte. Calliope murmura et s’éveilla en bâillant.

— J’ai rêvé des tortues de mer… qu’elles étaient les anges des dinosaures.

— Ah bon ? Et alors ?

— Alors, rien. C’était qu’un rêve.

Sam portait cela en lui depuis trop longtemps maintenant. Alors sa voix se teinta de colère quand il demanda :

— Pourquoi ne m’as-tu pas appelé quand tu t’es mise en chasse de Lonnie ?

— J’en sais rien.

— Je me suis fait un sang d’encre. Si Coyote n’avait pas été là, je ne t’aurais jamais retrouvée.

— Vous êtes parents, lui et toi ? (Calliope n’avait pas remarqué la colère dans le ton employé par Sam.) Vous avez quelque chose de similaire dans le regard. Un peu la même couleur de peau aussi.

— Non, on est pas parents. Je le connais comme ça, sans plus.

Sam n’avait pas envie de prendre le temps de tout expliquer, il attendait toujours sa réponse.

— Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

Calliope eut un mouvement de recul.

— Fallait que je retrouve Tortor.

— Qu’est-ce qui faisait que je ne pouvais pas t’accompagner ?

— T’aurais fait ça ? Vraiment ?

— Je suis là, non ? C’aurait été un peu plus facile si j’avais pas dû te chercher dans deux Etats.

— Mais peut-être que si c’avait été si facile tu ne l’aurais pas fait. J’ai pas raison ?

La question et le ton employé le surprirent. Il fixa longuement la route avant de dire :

— Je sais pas.

— Moi je sais, reprit-elle. Je sais pas grand-chose, mais ça j’le sais. T’es pas le premier mec qui rêve de me sauter et de me sauver. Ils le veulent tous. On dirait que tous les mecs se sont donné le mot. C’est quand même bien ça qui t’a attiré chez moi quand on s’est rencontrés, non ?

— C’est pas vrai.

— Si c’est vrai ! Et c’est pour ça que j’ai accepté de coucher avec toi si rapidement.

— Je comprends plus rien.

Sam n’avait pas envisagé qu’elle réagisse de cette façon. Il avait voulu se montrer directif et voilà qu’elle mettait le doute dans son esprit.

— J’ai accepté de coucher pour savoir si c’était ton unique but avec moi, pour savoir si tu pouvais dépasser ça et voir la réalité en face, c’est-à-dire moi et mon enfant, moi et mon manque d’éducation, moi et mon boulot de merde, moi qui ne sais jamais de quoi demain sera fait. J’en ai marre qu’on ait toujours envie de moi comme ça. Alors je déblaye ce terrain-là tout de suite comme j’ai fait avec toi.

— Tu m’as testé en quelque sorte ? C’est aussi pour ça que t’es partie sans m’avertir ?

— Non, ça n’avait rien d’un test. Je t’aime beaucoup, mais fallait que je retrouve Tortor. Et je ne peux pas m’offrir le luxe d’un espoir qui ne viendrait pas.

Calliope allait fondre en larmes. Ça se sentait. Au moins autant qu’une litière de chat qui n’aurait pas été changée depuis huit jours. La jeune femme s’essuya les yeux avec la couverture de Tortor.

— Ça va ? lui demanda Sam.

Elle hocha la tête.

— Tu sais, y a des fois où je voudrais être amoureuse. Alors je me dis que je le suis et qu’il y a un type qui m’aime pour de vrai. Je prends comme ça vient. Je n’espère plus rien. Tu as failli être l’un de ces moments-là. Mais voilà que je me suis prise à rêver d’autre chose. Si je t’avais appelé et si tu avais dit non, je me serais encore retrouvée au trente-sixième dessous.

— Mais je suis pas comme ça, moi.

— T’es comment alors ?

Sam conduisit tout un moment sans répondre. Qu’aurait-il pu répondre de judicieux ? De toute façon, la réponse idéale n’existait pas. Il avait toujours trouvé la réponse appropriée à toutes les situations… jusqu’à l’arrivée de Coyote. Maintenant il ne savait plus du tout ce qu’il voulait vraiment. Désirer physiquement Calliope semblait être un péché mortel. Pour lui, parler à une femme, ou à n’importe qui d’ailleurs, sans son agenda sous le nez, lui apparaissait impossible. Au nom de qui aurait-il pu répondre ? Quel point de vue aurait-il pu défendre ? Qui était-il supposé être à présent ?

Il se retint de la regarder, par peur. Il sentit le rouge lui envahir les joues quand il réalisa qu’elle était là, sur la banquette arrière, à espérer une vraie réponse. Mais où se cachait la vérité ? Calliope avait trouvé sa propre vérité et elle la lui avait confiée. Elle lui avait déposé le maigre espoir qui lui restait au creux des mains, et attendait de voir ce qu’il allait en faire.

Il se décida enfin à parler vrai :

— Je suis un Indien crow. Pur sang. J’ai grandi dans une réserve du Montana. À l’âge de quinze ans j’ai tué un mec et je me suis barré. Depuis, je fais semblant d’être un autre. J’ai jamais été marié, jamais été amoureux de qui que ce soit. L’amour, c’est un truc qui m’est totalement étranger. Je sais même pas très bien pourquoi je suis là avec toi. Ce dont je suis certain, c’est que tu as éveillé quelque chose en moi. Il me paraît plus intéresssant de courir après quelque chose à tes côtés qu’essayer de donner le change et faire encore semblant. Ce qui me mène, c’est peut-être cet horrible sentiment de vouloir te posséder, que tu sois à moi. Voilà, je l’ai dit. Ah ! au fait, je te précise que tu es assise sur les genoux d’un ancien dieu indien.

Ils se dévisagèrent. Sam était un peu essoufflé et dans sa tête ses pensées cavalaient comme des dératées. Il se sentit soulagé. Il eut envie d’une cigarette, et d’une serviette, et peut-être aussi d’une bonne douche et d’un copieux petit déjeuner.

Le regard de Calliope quitta Sam pour Coyote, puis revint à nouveau sur Sam. Ses yeux s’écarquillaient de plus en plus. Coyote interrompit son ronflement et ouvrit péniblement un œil.

— Salut, vous, dit-il, avant de refermer son œil et de repartir à ronfler.

Calliope se pencha vers l’avant et embrassa Sam sur la joue.

— Tu vois, c’était pas si difficile que ça.

Sam rigola un bon coup et lui prit le genou.

— On a un peu plus de vingt heures de route à se taper. Il va falloir que tu conduises un peu. J’ai pas confiance quand c’est Coyote qui pilote. Alors, il faut que tu te reposes, d’accord ?

— Un dieu qui conduit mal, c’est bizarre, fit Calliope.

— Que sommes-nous de plus pour les dieux que des mouches importunes et lubriques qu’ils écrasent pour le plaisir ?

— C’est dégueulasse de dire ça.

— Je suis désolé, mais c’est du Shakespeare. Et ça fait un sacré bout de temps que cette phrase me trotte dans la tête. Tu sais, comme une chanson dont on ne peut plus se débarrasser.

— Ça m’est arrivé une fois avec Rocky Raccoon des Beatles.

— Ah, oui ?