Chapitre 5

Un rêve en cadeau

Pays des Indiens Crow – 1967

 

Sam, qui s’appelait alors Samson Chasseur Solitaire, se tenait, debout, sur le cadavre encore fumant d’une daine, sa lourde Winchester. 30-30 au creux du bras.

Pokey lui demanda :

— As-tu remercié l’animal de t’avoir donné sa vie ?

Il incombait à Pokey, en tant qu’oncle du clan Samson, d’apprendre au garçon les coutumes ancestrales.

— Je l’ai remercié, Pokey.

— Tu sais, la coutume veut que tu fasses cadeau de ton premier daim. Sais-tu à qui tu vas le donner ?

Pokey, la Salem coincée entre les lèvres, souriait autant que possible.

— Non, j’en sais rien. À qui devrais-je en faire cadeau ?

— Ben… ce serait un cadeau digne de l’oncle de ton clan qui a dit beaucoup de prières pour que tu rencontres le succès et que tu puisses trouver de l’aide auprès d’un esprit dans ta quête d’une vision.

— Je pourrais t’en faire cadeau, alors ?

— C’est toi qui vois. Si t’as un peu d’argent, une cartouche de cigarettes, ça peut aussi faire un beau cadeau.

— J’ai pas d’argent. J’vais te donner le daim.

Samson Chasseur Solitaire s’assit par terre aux côtés de la dépouille. Il se prit la tête dans les mains et renifla pour retenir ses larmes. Pokey s’agenouilla à ses côtés :

— T’es triste d’avoir tué le daim ?

— Non. C’est seulement que je ne comprends pas pourquoi je dois en faire cadeau. Pourquoi ne puis-je pas le rapporter à la maison et demander à Grand-Mère de le cuisiner pour nous tous ?

Pokey prit le fusil des mains du garçon, engagea une cartouche dans le magasin, puis laissa échapper un long cri de guerre avant de tirer en l’air. Samson le regarda comme s’il avait affaire à un dément.

— T’es devenu un grand chasseur maintenant ! hurla Pokey. Samson Chasseur Solitaire a tué son premier daim ! lança-t-il vers les nuages. Bientôt, il deviendra un homme !

Pokey empoigna à nouveau le garçon.

— Tu devrais être content d’offrir ce daim. T’es un vrai Crow à présent et c’est la coutume des Crows d’offrir son premier daim.

Sam leva ses yeux rougis bordés de larmes :

— À l’école un gars arrête pas de raconter que les Crows ne sont que des voleurs tout juste bons à piller les poubelles. Il dit que les Crows sont des trouillards qu’ont jamais été foutus de combattre les Blancs.

— Il serait pas Cheyenne çui qui raconte ça ?

— Si.

— Alors c’est rien qu’un jaloux. Il est jaloux de ne pas être Crow. Faut que tu saches que les Crows ont toujours empêché les Cheyennes, les Pieds-Noirs et les Sioux de dormir sur leurs deux oreilles. Nous avons toujours été dix fois moins nombreux qu’eux tous réunis, mais malgré leur nombre, pendant plus de deux cents ans, avant l’arrivée des Blancs, ils n’ont jamais été foutus de nous prendre nos terres. Dis à ce garçon que son peuple devrait remercier les Crows d’avoir été ses ennemis. Et après, botte-lui le cul.

— Mais c’est qu’il est bien plus grand que moi.

— Si ta médecine est bonne, tu le vaincras. Quand tu débuteras ton jeûne la semaine prochaine, faudra prier pour obtenir une bonne médecine de guerrier.

Samson ne savait plus quoi répondre. Il irait donc dans les montagnes du Loup la semaine prochaine chercher sa première vision. Il jeûnerait et prierait pour entrer en contact avec l’esprit qui lui donnerait une bonne médecine. Il doutait que tout cela puisse marcher mais ne voyait pas comment s’en ouvrir à Pokey.

— Pokey, finit-il par dire de sa voix si douce qu’elle en était à peine audible dans le vent qui balayait la prairie, y a plein de gens qui disent que t’as jamais eu de pouvoirs et que t’es qu’un sale poivrot.

Pokey approcha si près son visage de celui de Sam que le garçon se prit une bouffée d’alcool parfumée à la cigarette. Puis, très gentiment, presque mélodieusement, il lui dit :

— Ils ont pas tort. J’suis qu’un sale poivrot. Y en a qu’ont peur de moi parce que j’suis plutôt du genre imprévisible. Et tu sais pourquoi tout ça ?

— Ben… non…

Pokey mit la main à sa poche et en retira une petite bourse en peau de daim fermée par un lacet. Il en délia le nœud et vida le contenu de la bourse aux pieds du garçon. Il y avait un collier de dents acérées, des griffes, un morceau de peau tannée, quelques brins de tabac, de l’herbe de la prairie et de l’armoise. L’objet le plus remarquable était une statuette en bois de cinq centimètres de hauteur représentant un coyote.

— T’sais ce que c’est, mon garçon ? demanda Pokey.

— Ça ressemble à un sac d’amulettes magiques. T’es pas supposé chanter en l’ouvrant ?

— Pas avec celles-là. Personne n’a jamais possédé des trucs comme ça. Et personne ne les a jamais vus.

— C’est des dents de quoi ?

— De coyote. Ça, c’est des griffes de coyote et ça, un morceau de peau de coyote. J’ai parlé à personne de ces choses-là parce que tout le monde me croit barjo. Mais sache que mon guide spirituel s’appelle Vieux Bonhomme Coyote.

— C’est des conneries tes histoires. Il existe pas ton Vieux Bonhomme Coyote.

— Ah ? C’est ce que tu crois ? dit Pokey. J’avais à peu près ton âge quand il m’est apparu pendant mon premier jeûne. Je savais pas qui il était. J’croyais que c’était un ours ou une loutre parce que j’avais prié pour obtenir un pouvoir de guerrier. Mais, le quatrième jour, j’ai vu apparaître un jeune brave habillé de cuir noir avec des plumes rouges de pic-vert le long des manches et des jambières. Sur la tête il portait une peau de coyote.

— Comment peux-tu être sûr que c’était pas quelqu’un de la réserve ?

— J’en sais rien. Je lui ai demandé de foutre le camp. Il m’a dit qu’il errait depuis déjà si longtemps. Il m’a dit qu’il avait offert de si nombreux ennemis aux Crows pour pouvoir être à leurs côtés, pour leur donner un coup de main à voler des chevaux et devenir de terribles guerriers. Il a dit que le temps était venu de combattre à nouveau.

— Mais où il est ? demanda Samson. C’était y a longtemps ton truc et personne l’a jamais vu ton bonhomme. Si on l’avait vu, alors là oui, les gens ne te traiteraient pas de dingue.

— Mais Vieux Bonhomme Coyote est un grand magicien. C’est lui qui a fait de moi un barjo et un alcoolo. Un jour. Aigle Majestueux, qui était un grand homme-médecine, m’a dit comment confectionner cette bourse. Puis il a ajouté que, si j’étais malin, je devrais la donner à quelqu’un ou la balancer dans la rivière. Mais j’ai rien fait de tout ça.

— Imagine que ce soient des pouvoirs maléfiques. Imagine que ton guide spirituel refuse de t’aider…

— Samson Chasseur Solitaire, le soleil ne se lève-t-il que pour toi tout seul ?

— Non, il se lève pour la terre entière.

— Mais il te contourne et t’inclut dans son cercle de lumière, t’es d’accord avec moi ?

— Forcément que j’suis d’accord.

— Alors c’est peut-être un pouvoir supérieur au mien. P’t’êt’que moi aussi je fais partie du grand cercle de lumière. Je sais pourquoi je suis malheureux. Tu sais, toi, pourquoi je suis malheureux ?

— Et pour mon daim…

— Mais y en aura d’autres des daims ! Arrête de gémir ! T’as une famille qui te nourrit et t’envoie à l’école, et en plus, tu parles même le crow. Moi, de mon temps, on allait à l’école du Bureau des Affaires Indiennes et à chaque fois qu’on parlait notre langue on se prenait une rouste. La semaine prochaine, si ton cœur est pur, tu recevras un guide spirituel et de grands pouvoirs. Tu deviendras un grand guerrier, un grand chef.

— Mais y a plus de chefs depuis belle lurette…

— Il s’écoulera beaucoup de temps avant que tu atteignes l’âge de faire un chef. T’es beaucoup trop jeune pour te préoccuper de l’avenir.

— Je suis comme je suis ! J’ai aucune envie de devenir un Crow. J’ai pas envie d’être comme toi.

— Alors, sois toi-même.

Pokey se détourna du garçon pour allumer une autre cigarette :

— Ah ! T’as le chic pour m’foutre en rogne, toi. Tiens ! Passe-moi ton couteau que je te montre comment dépecer un daim. On jettera les entrailles à la flotte en offrande aux monstres de la rivière.

Puis Pokey regarda le garçon qui allait peut-être encore le contredire.

— J’suis vraiment désolé, Pokey.

Le garçon libéra la fermeture de son étui et en sortit un méchant couteau à dépecer à la lame recourbée. Il le tendit à Pokey qui commença à éventrer l’animal.

— J’vais te faire cadeau d’un rêve, Samson.

Les yeux du garçon quittèrent l’animal pour se planter dans ceux de Pokey. Chez les Crows on se faisait beaucoup de cadeaux, des cadeaux pour le baptême, pour la danse du Soleil, pour la Grande Fête annuelle, pour la remise des pouvoirs magiques, pour le clan de son oncle et celui de sa tante, etc. On offrait du tabac, des chemises, des couvertures, des chevaux ou des camionnettes, des cadeaux échangés en telle quantité que personne n’était jamais pauvre ni jamais riche. Offrir un rêve constituait une démarche d’une pureté extraordinaire. On ne pouvait jamais rendre la pareille. Quant à Samson, il n’avait jamais entendu parler du don d’un rêve.

— J’ai rêvé que Vieux Bonhomme Coyote me disait : « Pokey, quand tu seras en paix avec toi-même, quand ta seule crainte viendra du fait qu’une petite chose de rien du tout pourrait tout foutre en l’air, alors tu seras devenu Coyote Bleu. J’interviendrai et te remettrai dans le droit chemin. » Ce rêve que j’ai fait, je te l’offre.

— Mais qu’est-ce que tout ça veut dire, Oncle Pokey ?

— J’en sais trop rien, mais ce que je sais, c’est que c’est un rêve très important, répondit Pokey en essuyant la lame sur son pantalon avant de rendre le couteau à Sam. Puis il hissa la dépouille du daim sur ses épaules avant de dire :

— As-tu décidé à qui t’allais en faire cadeau ?