Chapitre 14

Même les mensonges ont une vie qui leur est propre

Il ne fallut guère plus de six semaines pour que le jeune Crow, Samson Chasseur Solitaire, devienne Samuel Hunter. La transformation avait commencé dans le bus quand le cow-boy avait confondu le garçon avec un Mexicain. Une fois à Elko, Nevada, Samson monta à bord d’un semi-remorque conduit par un chauffeur raciste et devint blanc pour la première fois de sa vie. Comme Pokey le lui avait enseigné, il pensait qu’une fois devenu blanc, il n’aurait de cesse de trouver des Indiens pour leur voler leur terre. Mais cette envie ne venait pas. Alors, sagement assis aux côtés du chauffeur, il l’écouta parler. Quand ils se séparèrent à la sortie de Sacramento, Californie, Samson connaissait par cœur les litanies du chauffeur sur la suprématie de la race blanche. Il était à deux doigts d’en épouser la philosophie raciste quand il fut pris par un autre routier, de couleur cette fois-là, qui se shootait aux amphés et déblatérait des vers sur les thèmes de l’oppression, de l’injustice et de la mainmise sur le gouvernement des États-Unis d’Amérique par les Panthères Noires, le syndicat des camionneurs, sans oublier Diana Ross et les Temptations.

Samson fut jeté à bas du camion à Santa Barbara quand il proposa de retarder l’élimination de la race blanche jusqu’à ce que ceux qui la composent aient rendu tout l’argent volé aux autres ethnies. En fait, de se faire jeter soulagea Samson. Il n’était blanc que depuis quelques heures et se tâtait de savoir s’il aurait pu mourir pour sa nouvelle couleur. Avant toute chose, il avait soif. Il alla s’acheter un Coca dans une boutique et traversa la rue jusqu’à un parc. Là, abrités sous un énorme figuier, une douzaine de clochards dormaient à poings fermés. Samson s’assit sur un banc et envisagea son avenir immédiat. Le garçon croulait sous la charge d’émotivité et de tracas qui l’accablait quand un tas de haillons se mit à lui parler.

— T’resterait pas un coup de sec à boire ?

Samson considéra la masse oblongue de haillons. Il s’aperçut qu’une tête en dépassait à l’une des extrémités.

— Non, c’est rien que du Coca, répondit Samson à l’œil borgne qu’une lueur d’intérêt faisait briller.

Sa réponse éteignit la lueur et l’œil se trouva aussi vide que son jumeau immédiat.

— T’aurais pas une petite pièce ? demanda le clochard.

Samson fit non de la tête. Il ne lui restait que douze dollars et il n’avait aucune envie de les partager avec le tas de haillons.

— T’es nouveau dans le coin ?

Samson hocha la tête.

— T’es un de ces bronzés ?

— Pardon ? fit le garçon.

— Je te demande si t’es mexicain ?

Samson réfléchit un instant avant de dire oui.

— T’as du pot, mon gars, répondit le clochard. Parce que tu vas pouvoir facilement trouver du boulot. Y a un type avec un camion qui passe ici tous les matins ramasser des gars comme toi pour les embarquer bosser dans des jardins. Y prend que des Mexicains. Y dit que les Blancs, c’est fainéants et compagnie.

— Et c’est vrai ça ? demanda Samson qui pensa qu’après avoir persécuté les Noirs, volé de l’argent et des terres, dénoncé les traités de paix et pensé à la sauvegarde de la pureté de leur race, les Blancs avaient bien le droit, après tout, d’être fatigués. Alors, il fut content d’être mexicain.

— Tu parles sacrément bien l’anglais pour un bronzé ?

— Où dis-tu qu’il s’arrête le type avec son bahut ? Est-il passé ce matin ?

— Mais j’suis pas un bon à rien, répondit le clochard. J’ai une licence de philosophie.

— Tiens, j’vais te donner un dollar, lui dit Samson.

— Mon problème, c’est que j’arrive pas à trouver de boulot dans ma branche.

Samson prit un billet dans sa poche et le tendit au clodo qui s’en saisit et le cacha rapidement au milieu de ses hardes.

— Le type s’arrête à un bloc d’ici. J’l’ai pas vu ce matin. Mais p’t’êt’qu’il est passé quand je dormais.

— Merci, dit Samson.

Il se leva et partit. Le vagabond lui cria :

— Hé, gamin, reviens ici ce soir. Si tu m’ramènes une bouteille je monterai la garde pendant que tu dormiras !

Samson lui fit un signe de la main par-dessus l’épaule. S’il trouvait une autre solution, il ne remettrait plus les pieds dans ce parc. Un bloc plus loin, il se joignit à un groupe d’hommes. Ce qu’ils attendaient arriva sous la forme d’un camion équipé d’une longue porte latérale et déjà à moitié plein de Mexicains.

Le chauffeur descendit et s’approcha du groupe de types qui poireautaient et les jaugea du regard. C’était un petit bonhomme bronzé qui portait un Stetson en paille, des bottes de cow-boy. De grosses moustaches noires soulignaient un méchant rictus de voleur de poules. Les hommes l’appelaient « patron », mais bizarrement, le vocable communément employé pour le désigner se trouvait être « Coyote ».

Il inspecta les hommes et fit son choix d’un hochement de tête et d’un mouvement de l’index. Les heureux élus, tous d’origine hispanique, montèrent dans la benne du camion. Le Coyote s’approcha de Samson et l’empoigna par le haut du bras de manière à lui tâter le biceps. Il lui dit quelques mots en espagnol. Samson fut pris de panique et répondit en langage crow la première phrase qui lui passa par la tête, à savoir la réplique favorite de David Vincent, le héros d’un de ses feuilletons télé préférés : « Je suis en cavale. Je cherche un manchot qui a tué ma femme. » À la grande surprise du garçon le Coyote parut se satisfaire de sa réponse.

Pendant cinq ans, ce même particulier avait importé en fraude des travailleurs clandestins au sein desquels se glissaient parfois des Indiens du Honduras ou du Guatemala qui ne parlaient pas espagnol. Incapable de faire la différence entre tel ou tel dialecte indien, le Coyote imagina que Samson était de ceux-là. « C’est pas plus mal, pensa le patron, ça prendra un peu plus de temps avant qu’il comprenne ce qui lui arrive. »

Après avoir fait passer la frontière à ses hommes, le Coyote leur donnait un coin pour dormir (deux appartements où ils s’entassaient à dix par chambre), de la nourriture (haricots, omelettes et riz) et trois dollars de l’heure pour un boulot d’une rare pénibilité dont aucun gringo n’aurait voulu. Il facturait huit dollars de l’heure à ceux qui lui confiaient du travail et empochait la différence. À la fin de la semaine, il payait ses hommes en liquide sans omettre de les soulager d’une extravagante partie de leur argent pour le gîte et le couvert. Ensuite, il les descendait à la poste et leur donnait la main à remplir les mandats qu’ils expédiaient à leurs familles restées au pays. Après, généralement, il ne leur restait que de quoi crever de faim. De cette manière, le Coyote tenait sous sa coupe un groupe d’hommes pendant trois ou quatre mois jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils pouvaient gagner beaucoup plus en travaillant dans des hôtels ou des restaurants. Récemment, le Coyote avait grossi son effectif avec des Mexicains qui avaient trouvé la combine pour franchir la frontière, ce qui lui permettait de faire durer le plaisir entre deux missions de recrutement de chair fraîche.

Samson n’avait jamais marné si dur. Au soir de la première journée, il avait le dos en compote et les mains en sang d’avoir manié une barre à mine. Il s’endormit dans le camion pendant le trajet du retour. Le patron dut le gifler gentiment pour le réveiller et lui montrer la paillasse où il dormirait. Dormir au milieu de neuf autres personnes ne posait pas de problème particulier à Samson. La nourriture, bien que très épicée, était bonne et abondante. Après le repas, il rejoignit Morphée en écoutant les tristes mélopées d’amour espagnoles de ses compagnons. S’était-il jamais senti aussi seul de toute sa jeune vie ?

Soir après soir, il écoutait les autres murmurer dans le noir. Plus le temps passait et plus il versait dans la tristesse au beau milieu d’un monde dont il était le seul habitant. Il ne pouvait bien évidemment pas se douter qu’ils parlaient de lui et qu’ils ne l’avaient jamais vu expédier d’argent à sa famille. Puisque Samson ne parlait pas un traître mot d’espagnol, tous le considéraient comme un Indien muet. Samson écoutait et imaginait que tous parlaient de leur pays et de leurs familles. Il ignorait totalement les finesses du machisme latino qui interdit tacitement à tout homme d’être atteint de mélancolie ailleurs que dans les chansons.

Le plan des hommes consistait à attendre que Samson fût sous la douche pour lui piquer son argent dans ses poches de pantalon. Si Samson se rebiffait, ils étaient bien décidés à lui trancher la gorge et à l’enterrer dans l’une des immenses propriétés dont ils assuraient le terrassement. L’on pouvait tout de même douter de cette volonté, car dans le fond ils étaient tous de braves types que seule l’envie de passer pour des durs pouvait entraîner jusqu’au meurtre. Quand Samson était endormi, leurs conversations tournaient invariablement autour des femmes qu’ils auraient bientôt, des voitures qu’ils pourraient enfin se payer ou de la terre qu’ils achèteraient dès qu’ils retourneraient au pays.

C’est le propriétaire du domaine où travaillait Samson qui lui sauva la mise par un après-midi fort ensoleillé. Le type vint voir le Coyote alors que les ouvriers marquaient une pause en mangeant des burritos froids à l’ombre d’un eucalyptus.

— Les services de l’immigration ont embarqué un des gars qui bossaient dans mon restaurant, dit le gros richard, y en aurait pas un parmi ceux-là qui parlerait anglais par hasard ? J’vous l’achèterais un bon prix.

Le Coyote faisait non de la tête quand Samson intervint :

— Moi ! Moi je parle anglais.

Le méchant rictus de voleur de poules qui habitait le visage du Coyote dégringola d’un étage. Lui qui pensait garder ce jeune Indien un sacré bout de temps, voilà à présent que ce dernier allait lui filer entre les doigts : le petit salaud avait donc mis à profit tout son temps libre pour apprendre l’anglais ! Le garçon ne lui serait de toute façon plus d’aucune utilité à présent. Alors autant lui lâcher la bride et en tirer le maximum.

Pour mettre un terme à leur curiosité et modérer leurs ambitions, le Coyote dit aux anciens compagnons de Samson que le riche Américain avait acheté le gosse à des fins sexuellement inavouables. C’est donc le regard plein de compassion qu’ils regardèrent Samson monter dans la grosse Lincoln blanche.

Samson apprécia d’être à nouveau mexicain pour travailler dans le restaurant. Le boulot, quoique d’un rythme soutenu, n’était pas très pénible. On alloua à Samson un coin pour dormir dans une resserre jusqu’à ce qu’il se trouve quelque chose bien à lui. Rien ne plaisait davantage au propriétaire du restaurant que de pouvoir baragouiner un petit-nègre mâtiné d’espagnol auquel Samson répondait dans une version édulcorée de dialecte tonto. Le garçon apprit les quelques phrases essentielles de la langue de Don Quichotte comme « Où sont les cuillers ? », « On va manquer d’assiettes » ou bien « Ta connasse de frangine est tout juste bonne à se faire tringler par les ânes de Tijuana », qui lui permirent de devenir ami avec les cuisiniers et le plongeur mexicains.

Mais depuis son arrivée à Santa Barbara, la tristesse collait aux baskets de Samson. Le soir, allongé dans son débarras, avant que le sommeil ne l’emporte pour la nuit, elle enveloppait le garçon de son inquiétant voile noir. « Oublie tout ce que tu sais déjà », avait dit Pokey. Avec cette phrase qui lui martelait l’esprit, il devait sans cesse lutter contre la mélancolie. Il jetait hors de sa pensée sa famille et ce qu’il avait quitté et aimé. Il se concentrait sur les conversations qu’il surprenait ici et là dans le cadre de son travail, lorsqu’il servait le café et débarrassait les tables. Son statut de larbin mexicain faisait de lui un être invisible pour le gratin de Santa Barbara. Ces beaux messieurs et ces jolies dames parlaient haut et fort des moindres détails de leur existence et ne voyaient pas la petite mouche basanée adossée au mur.

« Tu sais qu’Ashley s’est fait tirer pendant six mois par son chirurgien esthétique et que… »

« Si je me démerde comme il faut, je vais foutre un sacré souk dans le conseil municipal avec mes potes de la convention… »

« Je voulais une salle de bains de chez Southwestern mais tu connais Bob, il n’aime que l’art nouveau. Alors j’ai appelé notre avocat et je lui ai dit… » « Je sais bien que les forages au large dénaturent la côte, mais mes actions Exxon ont fait un sacré paquet de petits en deux ans. Alors j’ai appelé mon psy et… »

« Suzanne avait emmené les mômes au lac Tahœ. Alors je m’étais dit que c’était le moment de faire visiter la maison à Marie. Cette conne a renversé la bouteille entière d’huile de massage dans la baignoire et… »

« Je m’en branle qu’ils en aient ou non besoin ! Si tu bosses correctement, tu dois être capable de fourguer des climatiseurs aux Esquimaux. C’est ça le boulot ! Oublie jamais la règle des trois M : tu magnétises le client, tu motives le client et tu manipules le client. Tu vends pas un bien de consommation, tu vends du…

— Du rêve ! s’exclama Samson brisant sa coquille d’anonymat et concluant ainsi la phrase d’un courtier en assurances qui avait invité ses placiers au restaurant pour mieux leur secouer le paletot.

Samson n’avait pas pu se retenir de parler. Le discours du courtier était en tous points semblable à celui du gros représentant en Miracles.

— Approche gamin, fit l’homme qui portait le même costume passe-partout que les cinq autres. Une demi-douzaine de lotions après-rasage entrèrent en collision.

— Comment tu t’appelles ?

Samson dévisagea les six hommes. Tous étaient blancs. Alors il décida de ne pas donner le nom mexicain qu’il s’était octroyé : José Cuervo, mais opta pour « Sam. Sam Hunter ».

— Moi, c’est Aaron Aaron, répondit le type. Je suis persuadé qu’avec un tout petit peu d’entraînement tu serais capable de faire mieux que tous ces connards autour de cette table.

Il mit la main sur l’épaule de Sam et s’adressa au groupe :

— Tiens ! Qu’est-ce que vous diriez de ça, les balèses ? Je vous parie cent papiers chacun qu’en un mois je suis capable de faire de ce môme un bien meilleur vendeur que chacun de vous.

— Arrête de déconner Aaron, le môme a même pas l’âge d’avoir une licence.

— Rien ne l’empêche de bosser sous la mienne. C’est moi qui signerai ses contrats. Allez les Rambo, on parie ?

Les types se contorsionnèrent sur leur chaise et commencèrent à rire jaune tout en évitant de croiser le regard d’Aaron. Chacun savait que le premier qui parlerait perdrait la partie. Finalement, l’un d’eux se lança :

— D’accord ! Cent dollars. Mais le môme devra bosser tout seul.

Aaron se tourna vers Samson :

— Alors gamin, es-tu prêt à changer de boulot ?

Samson essaya de s’imaginer en costume trois-pièces, parfumé à l’un de ces après-rasage. L’idée ne le rebutait pas.

— J’ai même pas de chez-moi, dit-il, mais j’ai économisé et je pourrais me dégoter un appart.

— Je prends ça à ma charge, répliqua Aaron. Bienvenue à bord gamin !

— Faut que je donne mon congé, avança Samson.

— T’casse pas le cul avec ça ! On donne son congé quand on pense qu’on reviendra peut-être. T’as quand même pas l’intention de remettre les pieds ici, non ?

— Je crois pas.

À vingt-cinq ans, Aaron Aaron avait déjà à son actif quinze années d’expérience dans le domaine de la magouille. Il avait débuté sa carrière comme limonadier. Déjà il radinait sur la dose de sirop qu’il aurait dû verser dans les verres. Il était ensuite devenu livreur de journaux. Naturellement il s’était arrangé pour d’un côté annuler les abonnements de ses clients, de l’autre voler des stocks de journaux dans les distributeurs automatiques, ce qui lui permettait d’étoffer artificiellement sa tournée. De tous temps, Aaron avait navigué dans ces zones aux contours mal définis, entre business et magouille. Seul un relent de conscience catholique l’avait empêché de réaliser le rêve de sa vie : devenir pirate. Alors Aaron Aaron s’était rabattu sur le métier de vendeur.

Au début, Aaron avait vu chez Samson un moyen simple d’humilier ses placiers, mais il s’était rapidement pris d’affection pour le garçon après lui avoir offert un costume et ses premiers cours de vendeur de gros calibre. La soif de connaissance du gamin semblait inextinguible. En voiture, entre deux rendez-vous, Aaron se soûlait au son de sa propre voix en expliquant au garçon les finesses de sa dernière présentation. Ce tutorat improvisé gommait la dureté de ses échecs, celui d’un claquement de porte claquée au nez ou celui d’un « non, merci ! » rédhibitoire. Apprendre le métier au garçon dopait Aaron. Il vendait encore davantage et partageait ses gains avec son élève, l’habillant de neuf, l’emmenant sans cesse au restaurant, lui dénichant un appartement et allant jusqu’à se porter caution pour l’achat d’une Volvo d’occasion.

Samson était aux anges. Travailler ainsi le ravissait.

Aaron partait du principe qu’à part lui, personne n’avait la moindre idée du fonctionnement de la société, ce qui permit à Samson de s’imprégner des théories rigoristes de son mentor. Petit à petit Samson prenait l’image qu’Aaron souhaitait avoir de lui. Aaron était tellement obnubilé par la construction de son propre personnage qu’il ne questionna jamais le garçon sur son passé. Le garçon, tellement prisonnier de son passé, s’était préparé aux questions les plus embarrassantes jusqu’à ce qu’il sorte de sa chrysalide en vendeur hors pair.

Les années passèrent et ses souvenirs d’enfance se trouvèrent relégués dans un coin perdu de sa mémoire dont il finit par oublier la clé. Vendre devint son unique centre d’intérêt. Aaron, tellement subjugué par sa propre image déballant ses propres boniments, ne remarqua que l’élève avait dépassé le maître que lorsque ses concurrents firent des offres mirobolantes à son jeune collaborateur. Non seulement la plus grosse partie de ce qu’Aaron gagnait provenait de ses commissions sur les contrats réalisés par Sam, mais qui plus est, ce dernier avait aussi depuis cinq ans formé toutes les nouvelles recrues de l’agence. Pour éviter de perdre sa poule aux œufs d’or, Aaron offrit à Sam de prendre cinquante pour cent des parts de l’affaire. Bardé de ce bouclier supplémentaire, l’agence devint pour Sam la plus sûre des couvertures.

*

Aujourd’hui, après vingt années avec le business des assurances comme seule couverture, Sam allait céder ses parts à Aaron. Il se sentit envahi de la même lassitude qu’il avait connue au moment où il avait dû fuir la réserve.

« Aaron, je garde quarante pour cent des bénefs et l’usage de mon bureau. »

Aaron pivota dans son fauteuil de directeur et braqua ses yeux dans ceux de Sam :

— Sam, sache que j’apprécie ta proposition mais je ne m’en sortirais pas. Ceci serait contraire à nos accords car tu ne subirais même pas de réduction de salaire. Non, non, tu n’es plus en position de force pour négocier. Après le coup de fil de ce matin, il faudra te contenter de vingt pour cent… et tu t’en tires bien.

Sam résista difficilement à l’envie de sauter par-dessus le bureau et de labourer le crâne de son associé jusqu’au sang. Il allait devoir solliciter ses dernières cartes plus tôt que prévu :

— Tu crois que je suis obligé de vendre parce que Spagnola peut me mettre le coup de l’Indien sur le dos ?

Aaron acquiesça et Sam ajouta :

— Imagine que les choses aillent jusqu’à leur terme, Aaron. Imagine que je refuse de signer, que la commission de contrôle des assurances me suspende, que les accusations aillent jusqu’au bout de la procédure et que mon nom apparaisse dans le journal tous les matins. As-tu une petite idée du deuxième nom qui bientôt suivra le mien ? Et de ce qui se passera quand la commission de contrôle mettra le nez dans nos papiers si je refuse de mettre un terme à notre association ? Combien de signatures as-tu imitées, Aaron ? Combien de pigeons se sont fait plumer croyant signer tel contrat alors que dans la précipitation tu leur en faisais signer un autre plus juteux à ton profit ?

Le front d’Aaron se couvrit de gouttelettes de sueur.

— Mais tu l’as fait autant que moi ? En me balançant tu tresses la corde pour te pendre mon garçon.

— C’est bien à ça que je voulais en venir. Quand je suis entré dans ton bureau, t’étais persuadé que j’étais bon pour la potence. Mais tu vois, je suis en train de te faire une petite place sur l’échafaud.

— T’es qu’un sale ingrat d’enculé. Moi qui t’ai tout appris…

— Justement Aaron, je te laisse une petite chance de t’en tirer. Réfléchis. T’as bien plus que moi à perdre dans cette histoire. Dès qu’on va mettre le nez dans nos papiers, le montant de tes revenus fera la une des canards.

— Ho ! fit Aaron.

Il se leva et fit le tour de son bureau.

— Ho ! répéta-t-il levant un index sous le nez de Sam.

Puis il gagna la fontaine d’eau fraîche.

— Ho ! gémit-il à nouveau.

Il donna un coup de pied dans la fontaine, s’assit, puis se releva.

— Ho !

C’était comme si une seule syllabe pût désormais sortir de sa bouche. Il prit sa respiration comme pour se lancer dans une longue tirade. Son visage s’empourpra et les veines du front doublèrent de volume.

— Ho ! redit-il encore.

Il retomba dans son fauteuil, fixa le plafond. Il venait de tourner le bouton de la porte qui s’ouvrait sur la réalité des choses.

— Mais oui mon vieil Aaron, c’est comme ça, dit Sam. Tu vas te retrouver avec le fisc au cul.

Sam gagna la porte du bureau. Il dit :

— Prends ton temps. Réfléchis bien. Demande conseil à ton copain Spagnola. Il pourra sûrement te dire combien ça coûte en clopes pour éviter de se faire mettre dans les douches de la prison.

Aaron cessa de regarder le plafond. Sam quitta son bureau.

Dans l’antichambre Julia se vernissait les ongles.

— C’était quoi tous ces « Ho », Sam ? On aurait juré que vous étiez en train de vous baiser l’un l’autre.

— Y avait de ça, répondit Sam en souriant. Hé ! Julia, regardez bien ce que j’vais faire.

Il ouvrit la porte du bureau d’Aaron à toute vitesse et cria :

— ’ttention Aaron, v’là les gars des impôts !

Il referma la porte sur un nouveau cri de douleur d’Aaron Aaron.

— C’était quoi, ça ? demanda Julia.

— Ça ? C’était mon prof qui me donnait mon diplôme de fin d’études.

— Non ?

— Si, si, je vous assure. Dommage que je puisse pas rester vous expliquer parce que j’ai rendez-vous.

Sam quitta le bureau le cœur léger et le sourire aux lèvres. Il ressentit une curieuse sensation : les morceaux du puzzle de sa vie, au lieu de s’emboîter à nouveau les uns dans les autres, tintaient comme des clochettes de Noël.