Chapitre 3

La machine rigolote à rafraîchir la mémoire

Santa Barbara

Après que sa secrétaire lui eut rappelé l’adresse de son rendez-vous, Sam raccrocha son portable et entra les données dans son système de navigation électronique. Il avait fait installer ce dispositif sur la Mercedes de façon à toujours savoir où il se trouvait. Et où qu’il se trouvât, il demeurait joignable. En plus du téléphone cellulaire, il portait en permanence un beeper connecté à un satellite. Où qu’il fût dans le monde on pouvait le prévenir. À la maison et au bureau il disposait d’ordinateurs, y compris d’un portable de la taille d’une boîte d’allumettes qu’un modem connectait aux bases de données les plus improbables comme celles sur les statistiques démographiques ou les dernières coupures de presse concernant ses clients. Chez lui, nuit et jour, trois téléviseurs câblés le tenaient au fait de la météo, des derniers événements sportifs ou autres et déversaient leur lot d’émissions insipides, histoire de combler ses moments de loisir et de lui apprendre ce qui était à la mode, ce qui ne l’était déjà plus. Afin d’être en complète osmose relationnelle avec ses éventuels futurs clients, Sam utilisait toutes les informations qu’il pouvait glaner à leur sujet.

L’image d’Épinal du représentant d’autrefois, fondée sur la brillance de chaussures dans laquelle se reflétait le sourire commercial de celui qui les portait, avait fait place à celle, multiforme, du requin-tigre traquant sa proie. Sam, qui depuis fort longtemps avait su enterrer ce qu’il avait été, était devenu un excellent vendeur.

Si certains de ses gadgets le reliaient constamment au reste du monde, d’autres l’isolaient de l’appétit de son prochain. Pendant que de leur côté la climatisation maintenait une fraîcheur programmée et que la chaîne s’occupait d’adoucir l’ambiance, les systèmes d’alarmes de sa voiture et de son appartement tenaient les voleurs à l’écart. Dans la chambre d’amis, une monstrueuse machine noire simulait les mouvements de la course à pied, du ski de fond, de l’escalade et de la natation, tout en contrôlant la pression sanguine et les battements cardiaques ; toutes fonctions baignées par un fond sonore artificiel de vagues léchant le sable de la plage, chargé par ailleurs d’activer les ondes cérébrales. Du même coup, ce dispositif évitait à Sam d’avoir à se déplacer pour aller pratiquer une quelconque activité sportive, les jambes dans le plâtre et la noyade. Dès qu’il pénétrait dans sa voiture l’airbag lui offrait sa protection ; ce que s’échinait également à faire le préservatif lorsque Sam pénétrait une femme. (Il rencontrait des femmes malignes qui lui faisaient croire que pour le même prix elles s’offraient un businessman et un séducteur.) Mais Sam échouait lamentablement dans la fidélisation de ses conquêtes. Elles lui reconnaissaient un certain charme mais trouvaient qu’il lui manquait un petit quelque chose. Cependant, pour 4 $ 95 la minute, il lui restait la solution d’appeler une fille qui le comblait de mots gentils. Parfois, chez le coiffeur, engoncé dans le fauteuil, délaissant peu à peu sa panoplie de gadgets et retrouvant sa véritable personnalité, Sam ressentait un agréable et curieux frisson lorsque le figaro de service lui massait la base du cou.

— J’ai rendez-vous avec M. Cable, dit Sam en s’adressant à une pulpeuse secrétaire entre deux âges. Sam Hunter, ajouta-t-il, des assurances Aaron et Compagnie.

— Jim vous attend, répondit la femme.

Sam apprécia qu’elle appelât son patron par son prénom ; ce qui confortait ses informations sur l’homme qu’il allait rencontrer. À l’aide de ses moyens de renseignements informatiques Sam avait appris que James Cable était l’un des deux principaux actionnaires de Motion Marine, une énorme entreprise qui fabriquait des scaphandres. Cable lui-même était un ancien soudeur sous-marin de la région de Santa Barbara. Avec l’aide de son associé, un ingénieur du nom de Frank Cochran, il avait mis au point un masque de plongée révolutionnaire, en fibre de verre et doté d’un système de communication radio avec la surface qui prenait également en compte la régulation des gaz à haute pression expectorés par son utilisateur. Cable et Cochran, en moins d’un an, étaient devenus milliardaires. Aujourd’hui, dix ans plus tard, ils envisageaient d’ouvrir l’entreprise à la quotation boursière. Mais Cochran voulait s’assurer que, dans l’hypothèse où l’un des deux principaux actionnaires vînt à disparaître, le survivant pourrait garder le contrôle de l’entreprise. Sam souhaitait donc lui faire souscrire une police d’assurance garantissant le rachat des parts du défunt.

Ce type de contrat n’avait rien d’extraordinaire et Sam avait déjà traité des dizaines de dossiers similaires. Cochran, avec sa rigueur mathématique, son amour des choses ordonnées, n’avait posé aucune difficulté pour se laisser embobiner. Face à un ingénieur, Sam déballait des faits, des chiffres, des cas de figure. À la fin de la démonstration, l’interlocuteur ne trouvait plus qu’une seule chose à dire : « Je signe où ça ? » Si les mathématiciens, les chercheurs, étaient des gens prévisibles, intelligents, mais faciles à convaincre, Sam savait qu’avec l’ancien plongeur, ce serait une autre paire de manches.

Cable colportait une réputation de risque-tout. De plus, c’était un joueur invétéré. Tout individu qui a passé dix ans de sa vie à respirer de l’hélium et à travailler dangereusement à des centaines de mètres sous la surface de l’eau finit par entretenir de singulières relations avec le risque. Et c’était justement de risque que Sam venait l’entretenir.

Chez la plupart des individus, la peur est très facile à localiser. Ce n’est pas de mourir qui motive l’empressement des gens à contracter une police d’assurance ; c’est de mourir mal préparé. Si Sam faisait correctement son boulot, ses clients, après avoir apposé leur signature au bas du contrat, avaient alors le sentiment de pouvoir narguer le destin. Si Sam entendait parler de morts prématurées, il lui était aussi arrivé d’entendre parler de morts survenues « à terme ». On ne pouvait empêcher les gens de s’inventer de nouvelles superstitions, et comme toutes les croyances infondées, celles-ci reposaient sur les tours que pouvait leur jouer l’ironie du sort. Les gens citaient toujours en exemples le ticket de loterie qu’ils avaient égaré, et qui naturellement était gagnant, ou l’une des rares fois où ils étaient sortis sans leur permis et où, forcément, ils s’étaient fait arrêter pour excès de vitesse. En toute logique, quand Sam leur mettait sous le nez un ticket de loterie gagnant à tous les coups – dès qu’ils seraient morts ! – les clients trouvaient tout naturel de l’acheter. C’était le message tacite que Sam s’échinait à faire passer avec chacun de ses baratins.

Il franchit la porte du bureau de Cable avec l’impression peu commune de ne pas s’y être préparé. Était-ce la fille qui l’avait perturbé à ce point ? Ou bien l’Indien ?

Cable, grand type coiffé à la Yul Brynner et taillé comme un sprinter, se tenait debout derrière son bureau fait dans ce qui avait dû être un dinghy. Il tendit la main à Sam.

— Jim Cable. Frank m’a prévenu de votre visite. Franchement, entre nous, je n’ai pas une très bonne impression de tout ce bazar d’assurance.

— Sam Hunter. Puis-je m’asseoir ? Je serai bref, rassurez-vous.

Tout cela partait plutôt mal.

Cable fit signe à Sam de prendre place face à lui. Mais Sam demeura debout. Il ne voulait pas que le bureau constitue une barrière entre eux deux, voire une barricade derrière laquelle Cable aurait pu se réfugier.

— Ça vous gêne si je m’installe à vos côtés ? J’ai des documents à vous montrer. Ce sera plus pratique.

— Qu’est-ce qui vous empêche de les poser devant moi ?

— Ce ne sont pas des papiers, monsieur Cable. C’sont des documents que j’ai dans mon portable, et pour vous les montrer, cela nécessite ma présence à vos côtés. Vous me suivez ?

— O. K.

Cable déplaça son fauteuil sur le côté de son bureau de manière à faire de la place pour celui de son visiteur. Sam ouvrit son portable.

— Bon ! monsieur Cable, il ne manque que les conclusions d’un bilan de santé pour vous et Frank et le dossier sera ficelé.

— Comme vous y allez ! s’exclama Cable, en levant les poings. Faudrait d’abord que lui et moi tombions d’accord à ce sujet.

— Ah ? fit Sam, Frank m’avait laissé entendre que vous étiez d’accord… qu’aujourd’hui il ne s’agirait plus que d’une simple formalité afin que je vous instruise du montant des primes et des avantages de la police.

— Parce qu’il y a des avantages ?

— C’est pour cela que je suis venu, mentit Sam, pour vous en donner le détail.

— Le problème, cher monsieur Hunter, c’est que Frank et moi ne sommes jamais entrés dans les détails au sujet de ce contrat. C’est pour cela que je pense que l’enfant se présente plutôt mal. Vous me suivez ?

Il était temps pour Sam de faire diversion. Il se lança dans sa démonstration avec la voracité d’un pit-bull de concours. Chacune de ses phrases se trouvait immédiatement relayée par une projection, un graphique, une courbe, etc., qui défilaient à toute vitesse sur l’écran du portable. Chaque cinq secondes, un message quasi subliminal traversait l’écran. Le message disait : soyez malin, achetez ! C’est Sam lui-même qui en avait rédigé le texte. Suivant la personnalité de chaque client, il lui était possible de modifier le contenu du message : Soyez sexy ! Restez branché ! Devenez grand et mince ! Mais le message préféré de Sam demeurait sans aucun doute : Devenez Dieu lui-même ! L’idée avait germé dans son esprit après qu’il eut regardé une pub à la télé montrant six quintaux de muscles qui impressionnaient les filles allongées sur la plage grâce à la boîte de bière qu’ils tenaient à la main. Pour devenir un étalon, buvez léger !

Sam mit un terme à sa démonstration. Il s’arrêta de parler d’un coup, conscient d’avoir oublié quelque chose. Il attendit, laissant le silence agir jusqu’à en devenir insupportable, jusqu’à ce que la conversation vienne s’affaler sur le bureau comme un rat mort, jusqu’à ce que l’ancien plongeur tire lui-même les conclusions qui s’imposaient. Le premier des deux qui parlerait perdrait la partie. Sam sentit que Cable avait aussi compris la règle du jeu.

Finalement, ce fut Cable qui finit par dire :

— C’est un sacré foutu de portable que vous avez-là, m’sieur Hunter ! Y serait pas à vendre, des fois ?

Sam tomba des nues :

— Mais au sujet de la police… que comptez-vous faire ?

— C’est pas une bonne idée, cette police. Par contre, votre ordinateur m’intéresse. J’crois que j’ferais une sacrée affaire en vous l’achetant.

— Comment ça une sacrée affaire ? demanda Sam.

Il pensa qu’il lui faudrait modifier son message en : soyez malin, achetez cette police d’assurance !

Il poursuivit :

— Jim ! Vous pouvez trouvez des ordinateurs comme celui-là dans n’importe quel magasin. Mais pour en revenir à ce contrat d’assurance, jamais plus il ne sera aussi en adéquation avec l’instant présent. Vous ne serez plus jamais aussi jeune qu’aujourd’hui, en aussi bonne santé, la prime ne sera jamais aussi modique et les avantages fiscaux aussi conséquents.

— Mais j’en ai pas besoin de vot’truc ! Ma famille s’occupe de tout. Et je me fous comme de l’an quarante de ce qu’arrivera après ma mort. Si Frank souhaite contracter une police de son côté, qu’il le fasse. J’irai passer le bilan de santé. Mais je vais sûrement pas parier contre moi-même de cette façon !

Le sort en était jeté. Cable n’avait pas eu peur et Sam demeurait totalement impuissant. Il avait lu dans les journaux que Cable s’était tiré par miracle de plusieurs accidents de plongée. Même qu’une fois, au retour d’une mission sur une plate-forme de forage, il était sorti indemne d’un accident d’hélicoptère tombé en pleine mer. Si ce type avait su narguer la mort jusqu’à maintenant, Sam serait bien incapable de faire apparaître à Cable le spectre de la Faux dans le miroir de sa salle de bains. Il était temps de se retirer et de négocier la moitié du contrat avec Cochran.

Sam se leva et referma son portable :

— O. K. Jim. Je verrai Frank pour les modalités spécifiques de la police et vous prendrai le rendez-vous pour le bilan de santé.

Ils se serrèrent la main. Sam quitta le bureau en essayant d’analyser là où il s’était planté dans sa démonstration. Sans cesse, le facteur peur revenait sur le tapis. Pourquoi n’avait-il pu trouver la faille dans l’armure de Cable ? Fallait-il mettre cela sur le compte des événements de la matinée ? Il s’était pourtant entouré de toutes les précautions d’usage pour faire sa démonstration. Mais à bien y réfléchir, pour se protéger de quoi ou de qui ? Et dire que juste avant l’affaire se présentait au mieux, réglée comme du papier à musique !

En prenant place dans sa Mercedes, il remarqua une petite plume rouge posée sur le siège. Il la balaya du plat de la main et referma la porte. Sur le chemin du retour il poussa la climatisation à fond. Malgré cela, quand il arriva à son bureau sa chemise était bonne à essorer.